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Lire l'avenir, lier les signes. (I)

Mathieu Potte-Bonneville - Lagrasse, 12 août 2020.

Mathieu Potte-Bonneville - Lagrasse, 12 août 2020.

Lire l’avenir, lier les signes. Une conversation entre philosophie et psychanalyse.

Mathieu Potte-Bonneville (en conversation avec Stéphane Habib)

C’était le 12 août 2020. Au sortir d’un printemps impossible, au mitan d’un été incertain, le Banquet du livre de Lagrasse avait pris pour thème Lire, lier – misant (comme le fait depuis 25 ans ce lieu incomparable) sur la lecture pour résister à l’opacité de cette année pandémique et aux puissances de déliaison qu’elle avait déchaînées entre soi et les autres, entre soi et soi-même.
Mais dans l’opacité de ce qui nous attend, que déchiffrer au juste ? C’est la question qu’à deux (Stéphane Habib, psychanalyste et philosophe, et Mathieu Potte-Bonneville, philosophe attentif à la psychanalyse) nous tentâmes de parcourir ce soir-là, comptant sur l’écart entre nos voix mêmes pour à l’aveuglette se frayer un chemin. Ce n’était pas un dialogue – mais une tentative disjointe, discontinue, pour interroger quelles raisons nous rendent tour à tour si désinvoltes et si anxieux de lire l’avenir, et à quelles conditions indexer la psychanalyse à la possibilité d’un futur, d’une venue, plutôt qu’au passé et aux dogmes. Et comme il y eut ici et là des prophéties, des inquiétudes, malgré nos efforts conjugués ce fut un dialogue tout de même. — MPB, SH.

Lien vers l’intervention de Stéphane Habib.

Pour engager notre conversation, la convention voudrait que je commence par expliquer le titre que nous nous sommes donné, par en déployer les intentions et les attendus, par circonscrire à partir de lui le périmètre à l’intérieur duquel va se déployer notre échange. Lire, lier implique l’adoption d’un sens de lecture : par ordre de préséance, l’explication du titre vient toujours en premier.  C’est ainsi que l’on procède d’ordinaire, et c’est ainsi qu’ordinairement nous nous appliquons à faire oublier une contingence toute simple : dans ce type d’exercice, la plupart du temps, à l’approche de la date prévue pour la rencontre, luttant contre les circonstances qui s’acharnent à retarder le moment où l’on pourra se mettre vraiment au travail, on finit par répondre à la demande insistante des organisateurs en proposant un titre qui précède toute idée claire du contenu dont on pourra avoir l’envie ou la capacité de traiter, un titre anticipant à l’aveuglette ce que l’on pourrait bien avoir à dire là-dessus, ou plutôt là-dessous (car le titre est censé chapeauter et couronner le texte, là où en réalité il fonctionne plutôt comme contrainte, comme aiguillon et comme renfort, comme une façon de se mettre dos au mur lorsqu’on n’a que trop tardé, mais aussi bien de se donner un mur auquel s’adosser pour écrire). L’ironie est donc que le travail des exégètes, et le labeur des propos liminaires eux-mêmes, consiste à motiver rétrospectivement le choix du titre au regard d’un contenu qui secrètement en procède, contenu auquel le titre a donné son élan et dont on peut même espérer qu’il ait rendu entretemps partiellement illisible ou hors de saison l’intitulé initialement choisi, le propre du travail effectif étant de déplacer les enjeux initialement pressentis et de ne plus penser exactement ce que l’on pensait que l’on penserait : à ce jeu, un bon titre est voué à devenir un mauvais titre, comme le bourgeon s’abolit dans la fleur. En bref et pour revenir à notre affaire, ce titre, “lire l’avenir, lier les signes” n’est pas le chiffre d’une réflexion qui le précèderait, mais l’index d’une anticipation précaire, et il a de surcroît l’imprudence d’une réponse – car il a bien fallu répondre, sortir du bois, donner un titre. 

Je m’attarde sur ces contingences, me disant qu’en un sens, nous sommes déjà au coeur de notre affaire : cette préséance ou cette précipitation du titre — littéralement, rappelons que précipiter c’est aller tête la première, avancer imprudemment en plaçant à l’avant ce qui devrait venir ensuite ; et rappelons aussi car ce sera important tout à l’heure, que la précipitation, chez Descartes désigne l’une des modalités de l’erreur, une certaine façon d’émettre un jugement bille en tête —, cette précipitation du titre donc est peut-être la trace dans l’univers des rencontres ou des échanges académiques d’une expérience assez commune, que vous avez sans doute faite comme moi et qui consiste à parler au-delà de ce que l’on sait, à énoncer une vérité anticipant sur la conscience que l’on en a et sur les effets qui seront les siens dans le réel. Ce sont des prophéties de poche, de petits oracles pliants et portatifs, comme lorsqu’on dit par exemple : “j’en ai marre”, “je t’aime”, “tu vas finir par te casser la figure”, ou “vous pouvez compter sur moi”, vérités exposées la plupart du temps non comme un lourd secret trop longtemps retenu, gros de ses attendus et n’attendant que d’être dépliées, mais plutôt comme ce geste qu’on appelle au rugby un « en-avant » par quoi un ballon que sa forme ovoïde prédispose aux mouvements aberrants se trouve lâché dans ce qui est à la fois le mauvais sens et la vraie direction des poteaux adverses ; énoncés qu’il faut alors rattraper ou plutôt qui ne laissent de choix qu’entre deux manières de les rattraper : en tâchant de contenir la propagation de leur dégâts comme on rattrape une bourde, ou en tentant de leur emboîter le pas, comme une course poursuite. Taxi, suivez cette parole.

Cette manière d’avoir à indiquer un titre avant de savoir ce dont on va parler n’est pas malvenue, donc, pour ouvrir une soirée où il s’agirait de s’interroger sur ce que l’on peut dire, et lire, de ce qui va venir ensuite. Mais vous comprendrez que, plutôt que de m’astreindre à faire semblant d’en savoir long sur ce que ce titre imprudemment lancé pouvait bien recouvrir, je préfère recourir plutôt à la méthode des associations libres, adéquate à cet échange que nous voudrions mener entre philosophie et psychanalyse. 

Si j’essaie de me demander ce que m’évoque cette déclinaison curieuse du titre du Banquet 2020, titre lui-même curieux, Lire, lier, me reviennent deux scènes récentes, dont la seconde a fait d’autant plus de bruit qu’elle s’efforçait peut-être de couvrir la première. La seconde, chronologiquement, c’est bien entendu l’efflorescence de discours sur le “monde d’après” dont le confinement du printemps a été le théâtre, multiplication d’hypothèses où les grilles de lecture les plus diverses ont été convoquées pour élucider ce qui était en train de se passer et appréhender ce qui allait s’ensuivre. Tout se prêtait, de fait, à cet exercice prospectif ; dans une ère jusque là vouée à ce que François Hartog a nommé le présentisme, la distinction de “l’avant” et de “l’après” reprenait du poil de la bête : nous nous trouvions placés devant une réponse mondiale inédite, dans sa forme et son ampleur, à un événement lui-même inattendu ; de cette réponse, l’issue était incertaine par sa date et ses modalités (nous ne savions pas quand nous pourrions en sortir, et ressortir), avec des conséquences imprévisibles au plan social, économique, géopolitique, etc. A cela s’ajoutait notre impression que la pandémie elle-même, faisant écho à nos sourdes inquiétudes quant au devenir catastrophique de la globalisation, mais en les déplaçant sur un plan sanitaire qui, en première analyse tout au moins, semblait n’avoir pas de rapport direct avec les atteintes à l’environnement, que cette pandémie donc pouvait avoir la valeur d’un événement précurseur (on pourrait dire : d’un signe) vis-à-vis d’autres désastres liés au nouveau régime climatique, de sorte que nous étions commis à nous interroger sur ce qui viendrait après l’après, et sur la façon de s’en prémunir, alors même que le silence des villes et le retour des oiseaux écornaient pour un temps l’impression que le pire était inéluctable. Pour le dire autrement : nous attendions un drame, et un autre arrivait, où il était difficile alors de ne pas voir un événement avant-coureur, cependant que, secrètement la maladie elle-même nous entraînait sur cette pente : car le temps de la maladie est, en lui-même, celui d’un en-avant, ou chaque événement est lu et redouté comme l’anticipation de ce qui risque de le suivre, ce que notait Georges Canguilhem en faisant des “complications” le chiffre de l’expérience pathologique :

« au fond l’anxiété populaire devant les complications des maladies ne traduit que cette expérience. On soigne davantage la maladie dans laquelle une maladie donnée risque de nous précipiter que la maladie elle-même (…) La rougeole ce n’est rien, c’est la broncho-pneumonie que l’on redoute. La syphilis n’est si redoutée que depuis ses incidences d’ordre nerveux. Le diabète ce n’est pas grave si c’est glycosurie seulement. Mais le coma ? Mais la gangrène ? »

G.Canguilhem, Le Normal et le pathologique, p.133

Sur le fond de ces anticipations multiples – on pourrait dire, encore qu’il fit très beau en France de mars à mai : de ces précipitations diverses – Il s’est donc bien agi tout au long du printemps, collectivement, planétairement, de lire l’avenir, mais de le lire trois fois – une fois dans l’interprétation des événements en cours comme autant de confirmations, ou au contraire de démentis et de déplacement, à l’égard des schémas qui jusque là réglaient notre considération de ce qui devait arriver ; une deuxième fois dans la spéculation quant aux conséquences de la période que nous étions en train de vivre ; et une troisième fois encore comme anticipation des difficultés qui ne manqueraient pas de faire suite au calme qui, nous l’espérions, se préparait à revenir, difficultés auxquelles nous serions bien inspirés d’en profiter pour nous préparer une bonne fois. 

Voilà donc la seconde scène qui a occupé le débat public et qui, dans une certaine mesure, dure encore – nous aimerions même qu’elle ne s’efface pas trop vite, et qu’avec la rentrée chacun ne se contente pas de retourner tranquillement à ses affaires. Mais si je parle de seconde scène, c’est que l’intensité avec laquelle nous avons sollicité les augures, la ferveur mise dans nos promesses de faire désormais bon usage de notre vigilance, tout cela contrastait violemment avec l’impression pénible de n’avoir des mois durant et jusqu’à très tard, si tard, rien vu venir de la crise qui s’annonçait. De ce défaut d’anticipation, l’histoire précise reste à écrire pour ce qui concerne les autorités de santé, même si de premières balises ont été posées très tôt, par exemple dans le texte de Pascal Marichalar publié sur le site de la Vie des idées le 25 mars dernier et intitulé “Savoir et prévoir : première chronologie de l’émergence du COVID-19” ; pour “étudier ce que pouvaient en savoir les femmes et les hommes qui nous gouvernent, ce qu’elles et ils pouvaient prévoir, aussi” l’auteur s’appuie sur un corpus volontairement restreint, celui des articles publiés dans le magazine Science considérés comme l’indice d’un consensus suffisamment large pour dépasser le seul stade des “signaux faibles”. La sévérité de la conclusion de ce texte est frappante dans la mesure où elle permet de dater précisément le décalage entre les informations disponibles et les mesures adoptées : la chronologie est accablante. 

Pour autant, et sans témoigner de mansuétude particulière à l’égard du pilotage gouvernemental de cette crise, l’indignation face au défaut de vigilance dont ont fait preuve celles et ceux dont c’était la fonction ne me paraît pas effacer totalement cette autre énigme : de ce qui était en train de se produire, nous autres simples citoyens, normalement éclairés et informés, n’avons pendant de nombreuses semaines pris aucunement la mesure ; nous avons vu un pays en passe de devenir la première économie du monde, et confronté à un ralentissement de sa croissance depuis le début de l’année, mettre en panne sa machine économique – et nous avons considéré contre toute raison mondialisée que la Chine était loin, et qu’une décision aussi grave n’était pas l’indice d’un problème promis à devenir très important ; nous avons vu un pays frontalier se claquemurer, son système de santé s’effondrer partiellement – et nous nous sommes dits avec une forme de compassion arrogante que ce chaos était, somme toute, à mettre au compte des particularismes du voisin italien, etc. En d’autres termes, le mélange de frénésie anticipatrice et de sidération lyrique devant le surgissement de l’impensable, ce mélange qui a saisi le débat public à compter du mois de mars est directement proportionnel à la désinvolture avec laquelle, durant le trimestre précédent, les indices de ce qui ressemblait plutôt à une émergence, certes rapide mais non instantanée, ont été systématiquement négligés.

Nous n’avons pas lu, nous n’avons pas lié ; et remarquant cela mon but n’est pas de jeter un discrédit sceptique sur les efforts que nous faisons depuis pour tenter de considérer à nouveaux frais l’avenir. Il s’agit plutôt de souligner l’importance de comprendre à quelles conditions au juste cette lecture est possible, ou non ; à quelle condition cette liaison se fait, ou pas – ce qui impliquerait au passage de se demander lequel de ces deux mouvements est le plus spontané (s’il faut penser que l’aveuglement est dû à des obstacles circonstanciels, qui viennent interrompre l’exercice d’une faculté d’anticipation qui nous est donnée ; ou si au contraire, tout effort pour interpréter les signes du futur doit être arraché à un fond de cécité inscrit dans notre condition). Quel conflit de tendances nous rend, à si peu de jours d’écart, si désinvoltes et si anxieux ? Voilà une question à poser à la psychanalyse.

Pour autant, sous cette forme la question est évidemment trop générale ou indéterminée. Si on veut bien énoncer le problème comme je viens de le faire (“quelles conditions nous rendent alternativement si désinvoltes ou si soucieux de lire l’avenir, de lier les signes ?”), il me semble que l’on pourrait en dégager trois sillons d’analyse, qui seraient aussi comme trois raisons de sortir du champ clos de la philosophie et de s’adresser à la psychanalyse. 

Lire ? L’avenir ?

Un premier sillon concernerait le registre utilisé pour poser la question : celui de la lecture et celui des signes. Ce vocabulaire n’est pas étranger au registre de la décision publique (je mentionnais tout à l’heure la notion des “signaux faibles”) ; pour autant, on ne peut pas oublier que la modernité scientifique s’est en quelque sorte constituée par une série de partages qui plaçaient à bonne distance l’exercice de la lecture ou du décryptage des signes, et celui de l’anticipation ou de la considération du futur. D’un côté, les sciences de la nature se sont constituées en disciplines prédictives en substituant, justement, le prévoir au prédire, c’est-à-dire à la fois en renonçant à l’efficacité du dire (la prévision n’est pas une prophétie, et doit se garder d’influer sur le résultat qu’elle annonce), et en substituant dans l’examen du monde la recherche de relations de causalité à celle de chaînes signifiantes. De l’autre côté, l’extension du paradigme herméneutique et du registre de la compréhension aux sciences sociales s’est explicitement constitué comme une alternative à l’idée selon laquelle la validité d’une science se mesurerait à sa capacité à prévoir des événements ultérieurs. D’une certaine façon, parce qu’elle tombe entre les deux branches de cette bifurcation, l’idée même de “lire l’avenir” devient dans cette configuration un anachronisme, un mot d’ordre pour tireuses de cartes ou diseurs de bonne aventure, et l’on devrait préférer la sage rationalité de la prévision à l’obscurantisme des prédictions d’apocalypse qui, dans les phénomènes, prétendent lire une intention plutôt qu’une causalité. Toute la question est de savoir si ce partage suffit, autrement dit si l’on peut entièrement contourner l’assignation d’un sens à ce que l’on prévoit, pour que la prévision devienne active et agissante – pour qu’elle entraîne effectivement réactions, décisions et mobilisations. Peut-on prévoir sans comprendre, sans un peu de lecture ? 

Ces questions me semblent profondément contemporaines – je pense, en particulier, à la façon dont revient aujourd’hui en sciences humaines une réflexion sur les signes envisagés non au travers de la structure où ils s’inscrivent ensemble, mais dans la dynamique du vivant et de la façon dont il distribue son attention sur son environnement : lorsque Vinciane Desprets retrace un siècle d’interprétations éthologiques du chant des oiseaux, ou lorsque Baptiste Morizot engage son lecteur sur les traces d’une meute de loups dans Manières d’être vivant, c’est au nom de ce qu’il nomme des “arts de l’attention” (“ces arts de l’attention sont politiques car l’essence discrète et préinstitutionnelle du politique se joue dans les déplacements des seuils qui commandent ce qui mérite attention”), ce qui implique de faire revenir au coeur de la considération de la nature le registre des signes (“Car il y a des significations partout dans le vivant : elles ne sont pas à projeter, elles sont à retrouver, avec les moyens qui sont les nôtres, c’est-à-dire à traduire et à interpréter”). Questions contemporaines donc, et qui en même temps renouent ou rejouent une question ancienne, nous ramènent au moment précis où la bifurcation dont je parlais entre voir et lire, prévoir et prédire, s’est constituée. S’il fallait poser une balise, mettre un marque-page dans la bibliothèque philosophique, c’est sans doute entre deux pages de Spinoza que j’aurais envie de le glisser. Car Spinoza est le philosophe du grand partage, qui place à distance l’un de l’autre l’art de connaître selon la considération des causes et des effets, et l’art de lire selon la confrontation systématique des signes entre eux, proscrivant seulement le mélange de ces genres. La nature doit être comprise selon la nature, et toute tentative pour y lire des signes à notre attention ne peut qu’y mêler un système de projections superstitieuses qui nous met hors d’état de comprendre et le monde, et nous-mêmes : c’est la leçon de l’Ethique. L’Ecriture ne peut être comprise que d’après l’écriture, dans la comparaison des signes entre eux selon le principe de la Scriptura sola qui fonde l’herméneutique biblique dans le Traité théologico-politique – toute tentative pour trier entre les énoncés testamentaires au regard de leur crédibilité scientifique ne peut introduire qu’une parfaite confusion, et l’étude scientifique de la Bible doit commencer par en poser l’autonomie comme corpus scripturaire. D’un côté les causes, de l’autre les signes – et ce partage fonde à la fois le rationalisme des sciences modernes de la nature, et l’approche qui sera celle de l’herméneutique moderne. Mais au point de bifurcation de ces registres, il est frappant pour notre affaire que le problème rencontré par Spinoza soit celui des prophètes. Car la Bible, comme on sait, rassemble les dits des prophètes, qui tout à la fois distribuent les signes de la volonté divine et sont eux-mêmes des signes : aussi Spinoza doit-il, pour tenir à distance le plan de la compréhension naturelle des causes et le plan de la lecture des écrits religieux, faire du prophète un personnage dont la parole est hétérogène à celle de la connaissance rationnelle du monde, ce qu’il fait en affirmant à la fois que les prophètes sont des hommes dont la parole procède de l’imagination (plutôt que de la raison), et dont l’enseignement porte essentiellement sur l’obéissance et la charité, non sur l’ordre du monde (disons : sur le devoir-être plutôt que sur l’être). 

Le prophète n’est pas un docteur ; sa parole est mobilisatrice et agissante dans la mesure exacte où ne s’alimente pas aux mêmes sources, ni ne déploie les mêmes contenus que celle de celui qui connaît la nature par la raison. Mais si l’on demande alors ce qui permet de distinguer le prophète de l’illuminé ordinaire, ou du superstitieux qui prétend plier les autres à ses fantasmes et à ses passions; en bref si l’on demande (question traditionnelle) à quel signe on peut distinguer le prophète du faux prophète, quel signe permet de s’assurer que le prophète est bien ce signe qu’il prétend être, Spinoza répond de deux manières au chapitre III du TTP : d’un côté il écarte et récuse les miracles (parce qu’admettre ceux-ci équivaudrait à nier, depuis le plan de la foi et de la révélation, la continuité et l’homogénéité des lois de la nature) ; de l’autre, et du même coup, il leur reconnaît la capacité de connaître et prédire l’avenir : au contraire des miracles, cette capacité n’est pas incompatible avec l’ordre naturel puisque l’enchaînement des causes et des effets est en soi nécessaire, et la prédiction peut de ce fait être le signe par quoi les prophètes se font reconnaître. Pour le dire autrement, lire l’avenir est chez Spinoza ce geste ambigu par lequel l’ordre du lire et celui du connaître d’un même trait se rendent mutuellement compatibles et divergent l’un de l’autre ; lire l’avenir est ce qui vient valider mais aussi autonomiser la parole prophétique comme parole mobilisatrice et efficace, à distance de la vérité qu’enseigne la connaissance rationnelle du monde. C’est l’ensemble de ce dispositif qu’il s’agirait aujourd’hui, peut-être d’interroger à nouveaux frais, dès lors que dans l’ordre de la connaissance les signes font retour, et dès lors que dans l’ordre de l’action la question est posée de l’efficacité ou de l’inefficacité des paroles qui entendent nous prévenir de l’avenir, ou prévenir l’avenir, de manière mobilisatrice et efficace. Dès lors aussi, que reviennent et se multiplient prophètes et faux prophètes. Et j’ai le sentiment que, dans cette tâche, la psychanalyse pourrait nous aider  ´: parce que, d’une certaine façon elle s’est constituée à la charnière de ces deux registres de la modernité, entre symptomatologie et enquête sur le destin des pulsions, entre identification du sens et diagnostic sur la manière dont celui-ci pèse sur les actions et le destin du sujet. Entre Malaise dans la civilisation et Moïse et le monothéisme.

Du lien entre les signes

Un deuxième sillon toucherait, non plus à l’adoption du registre interprétatif pour sonder ce qui est à venir, mais à l’établissement du lien entre le signe et le sens, que mentionne la formule “lier les signes”. Non plus : est-il légitime d’appliquer à l’avenir les catégories de la lecture ? Mais : à quelles conditions comprend-on ce qu’on lit ? La question est au fond double : elle concerne d’une part le degré de nécessité ou de contrainte avec lequel les vérités relatives au futur se donnent à reconnaître ; et elle concerne d’autre part la dimension de responsabilité à l’oeuvre dans l’acte consistant à lire, dans un signe présent, l’indice d’un événement à venir. D’un côté : que pèse, face au présent, l’indication de ce qui est à venir – et quelle obstination faut-il déployer pour y demeurer sourd ? Mais aussi, de l’autre côté (comme l’autre versant de cette même question) : que faut-il ajouter de soi-même pour secouer l’atonie face à l’indication des catastrophes à venir, à toutes les “deuxièmes vagues” du monde, à la fonte des glaciers ou aux printemps sans hirondelles ?

S’il fallait trouver en philosophie un point d’inscription de cette question, et puisque nous avons commencé à piocher sur cette étagère de la bibliothèque, c’est encore du côté des post-cartésiens que j’irais glisser un marque-page : je songe ici, plus exactement, à la querelle qui oppose à quelques années de distance Descartes et Spinoza quant à la relation qu’entretiennent les idées dans l’acte du jugement. Pour rappeler très rapidement les contours de cette question : chez Descartes, le jugement implique le concours de deux facultés : l’entendement, qui fournit les représentations, les idées plus ou moins claires et distinctes, et la volonté considérée comme puissance d’affirmer ou de nier ; seule l’intervention de la volonté peut rendre compte de la liaison établie dans le jugement entre les idées, et de la relation entre celles-ci et la réalité objective (par exemple, si nous disposons de l’idée du feu, et de l’idée de la cire, juger que la chaleur du feu entraîne la fusion de la cire implique non seulement de disposer de la représentation des deux phénomènes, mais d’établir une relation entre ces représentations au travers d’un jugement qui, les rapportant l’une à l’autre, les rapporte ensemble à la fusion, en tant qu’elle s’établit à l’extérieur du sujet). Autrement dit : il faut vouloir lier les signes, ce qui n’implique pas que l’on puisse les lier “comme on veut” et en dépit de leurs caractéristiques propres, mais qu’au travers de l’intervention de la volonté le sujet a part à leur articulation, les vectorise l’un vers l’autre, et vers le monde ; c’est aussi ce concours des facultés qui rend compte de l’erreur (laquelle a pour cause, non la déficience native de notre entendement ou de notre volonté, mais leur disproportion qui conduit à être réticent à vouloir voir le vrai, ou au contraire à vouloir au-delà de ce que les idées nous indiquent : prévention, et précipitation). A cette doctrine, Spinoza oppose dans les deux dernières proposition d’Ethique II, et le long scolie qui leur fait suite, deux objections principales : d’un côté, la volonté entendue comme libre-arbitre est un concept inconsistant, dont on ne voit pas comment il viendrait s’ajouter ou non à nos jugements ; de l’autre et réciproquement, c’est se faire une piètre idée des idées que de les réduire “des peintures muettes sur un tableau” qui nécessiteraient pour devenir actives le concours d’un sujet voulant les rapporter les unes aux autres, et les rapporter ensemble au réel. Pour Spinoza, les idées ont une force intrinsèque, elles s’impliquent réciproquement, non marionnettes dans l’attente d’un marionnettiste mais réalités incorporelles s’enchaînant les unes aux autres par d’implacables déductions ; et s’il nous arrive alors de nous tromper, c’est tantôt que nous ne les saisissons qu’en partie et de manière tronquée, et tantôt que la force qu’elles exercent sur nous est contrebalancée par d’autres causes qui exercent une force plus grande : l’erreur n’est pas disproportion des facultés dans le sujet, mais rapport entre des forces qui, s’appliquant du dehors à nous, font de nos esprits des carrefours ou des champs de bataille.

Je mentionne cet affrontement doctrinal parce qu’il soulève, à mon sens, plusieurs questions contemporaines dans l’interprétation de cette énigme : que nous sachions ce qui va advenir, et que nous ne tirions de ce savoir aucune conséquence à la hauteur des enjeux. Aborder cette énigme à la façon de Spinoza, c’est dire : jugez des forces en présence ; regardez de quelles puissances se soutient ici les rapports du GIEC, là la consommation des énergies fossiles ; demandez-vous quel jeu de puissance insinue, entre la connaissance d’une prémisse et celle de sa conclusion, l’interférence d’un écart, d’un doute, d’un suspens : porter un masque, vraiment ? Mais considérer la chose à la façon de Descartes c’est dire : nous ne saurions être indéfiniment disculpés de toute responsabilité dans le renoncement à tirer, pour le présent, des conséquences de nos connaissances quant aux désastres à venir ; nous ne saurions nous réapproprier la capacité de juger droitement sans ressaisir ce pouvoir de suspendre, aussi bien, tout ce que nous avons jusqu’ici cru et admis, de mettre en question nos adhérences et nos adhésions. La question, on le voit, est celle de la part respective à donner à une analyse socio-politique des forces qui font et défont les croyances en l’avenir, et à une métaphysique créditant le sujet d’une capacité d’arrachement existentiel qui le rend lui-même capable d’avenir. Comment, à l’intersection de ces deux lignes d’interprétation, passer de ce lien subi où les signes s’enchaînent d’eux-mêmes, implacablement et sur le mode de la fatalité, à un lien voulu, affirmé de telle sorte que s’ouvre la possibilité d’une action possible ? Comment s’affronter à cette spaltung redoutable que Lacan résumait d’une formule : “je sais bien, mais quand même” ? C’est arrivé à cet endroit qu’une deuxième fois, je rencontre la psychanalyse – parce qu’en un sens, et de façon bien trop confuse, il me semble que passer d’un lien subi à un lien voulu entre des signes n’est pas étranger à ce qui se joue dans la trajectoire de la cure.

L’avenir, de soi-même

Admettons que l’avenir s’offre non seulement à la prévision, mais bien à la lecture ; supposons que cette lecture, d’autre part, parvienne à surmonter le clivage du moi et se fasse en nous efficiente, active, mobilisatrice. Resterait alors à se demander en quel sens cette lecture peut concilier la connaissance de l’avenir en soi et la détermination de soi-même comme avenir. J’emprunte cette dernière expression à Nietzsche qui, dans sa généalogie de la responsabilité définit le travail de la culture comme ce processus visant à dresser un être capable de promettre, c’est à dire “de répondre de lui-même comme avenir”. Pour le dire autrement, le problème n’est pas seulement d’inférer, de ce qui arrivera demain à ce que je dois faire aujourd’hui, avec ce que ce reflux de l’avenir sur le présent implique de contraintes et de sérieux ; il est tout autant d’imaginer, dans ce contexte, mes actions présentes comme autant de promesses ou d’indices d’un avenir possible, avec ce que cet autre mouvement, ou cette autre face du même mouvement, appelle d’ouverture et d’émancipation. S’il fallait traduire en images cette difficulté, on pourrait se contenter de noter qu’elle est tout entière contenue dans le fait qu’aujourd’hui c’est la jeunesse qui appelle et interpelle à propos de l’avenir. Dans cette forme d’inversion du magistère moral (pour la première fois sans doute depuis 1968, ce sont les jeunes qui engueulent leurs ainés, qui leur refusent le droit de détenir à la fois l’autorité de l’âge et la certitude d’être plus critiques que la génération montante), la leçon est double, nécessairement double : d’un côté, la jeunesse alerte sur la restriction que le futur fait peser pour le présent, pour autant que les actions présentes se paieront au futur – pour reprendre le mot de Greta Thundberg qui fascinait Bernard Stiegler, “je veux que vous ayez peur” – ; mais d’un autre côté, que la jeunesse se fasse le sujet de l’alerte rouvre dans le présent la possibilité d’un futur, et il faut beaucoup de mauvaise foi pour manquer ce second mouvement, pour ne lire dans cette interpellation qu’une injonction culpabilisante là où elle ressuscite cette conjonction du sérieux et de la promesse qui marque le sens fort de l’idée de responsabilité.

Reste que penser cette conjonction-là implique de se demander comment concilier le poids de certitudes dont le déchifffrement de l’avenir charge son lecteur, et la manière dont cette même lecture doit augmenter sa part de liberté, sous peine de n’être plus qu’une malédiction. Problème traditionnel du fatalisme – à quelles conditions la connaissance de la nécessité à venir peut-elle éviter d’être paralysante et d’induire ce que Leibniz nommait un fatum mahometanum ? Je suis pour ma part frappé de la façon dont l’horizon contemporain donne à cette question d’école, à ce dilemme mécanique entre déterminisme et liberté qui fait les beaux jours des dissertations, une allure bien différente et les transforment en inquiétude vive. Dans un article paru en 2019 dans la revue Critical Inquiry, l’historien indien Dipesh Chakrabarty qui fut l’un des défricheurs du champ de l’histoire globale analyse longuement la nouvelle mutation qui, selon lui, substitue dans l’horizon contemporain aux catégories du “globe” et du “global” le registre du “planétaire”, où il voit (c’est le titre de l’article) une “catégorie humaniste émergente”. Pour marquer le point de cette différence, il écrit notamment : 

Nous voyons le globe comme créé par les institutions humaines et la technologie. L’homme et la terre, comme Heidegger l’a vu, sont dans une relation de face-à-face. Mais la planète est différente. Nous ne pouvons pas la placer dans une relation communicative avec les humains. Elle ne s’adresse pas en tant que telle aux humains, contrairement, par exemple, à la manière dont le font la « terre » heideggérienne – ou peut-être même au Gaia de James Lovelock ou de Bruno Latour.

Pour faire face à la planète, nous devons donc reconnaître que le système de communication dans lequel les humains se voyaient naturellement situés par le biais de catégories telles que la terre, le monde et le globe, s’est maintenant effondré, au moins partiellement. De nombreuses traditions de pensée, dont certaines religieuses, ont pu considérer la relation terre-homme comme spéciale ; en ce qui concerne la planète, cependant, nous ne sommes pas plus spéciaux que d’autres formes de vie. La planète nous met dans la même position que n’importe quelle autre créature. 

D.Chakrabarty, « The Planet : An Emergent Humanist Category« 

En dialoguant, voici quelques semaines, avec D.Chakrabarty pour un entretien qui paraîtra cet automne, je suis revenu avec lui sur cette manière à priori étrange de mettre l’accent, non sur l’unité vivante de ce vivant qu’est l’homme avec son environnement, mais sur une forme d’asymétrie fondamentale entre l’humanité et la planète, et presque d’indifférence : à ce mot il m’a répondu que l’indifférence était pour lui le coeur de l’affaire et il a eu cette formule : “The planet doesn’t return our gaze”, la planète ne nous rend pas notre regard, ajoutant que cela lui faisait songer au stoïcisme antique. Autrement dit, tout se passe comme si deux voies se dessinaient aujourd’hui pour penser ensemble l’attention à l’avenir, en ce qu’il a d’imployable et de contraignant, et la capacité de nous donner un avenir : la première – qui est au coeur du concept de Gaïa tel que Latour l’entend -, consiste à lier notre destin à une totalité, mais à créditer cette totalité d’un dynamisme et d’une pulsation vivante par quoi elle communique avec nos aspirations mêmes, dans une forme d’intimité réciproque : pas d’avenir hors de Gaïa, mais Gaïa est notre avenir. La seconde voie au contraire, et je ne pense pas que Chakrabarty soit seul à la suivre, consiste à dépouiller le tableau de toute familiarité, de refuser que s’y réintroduise une forme quelconque de providentialisme, s’adosser la conscience de notre responsabilité présente à cette vérité sèche que nous ne sommes pas seuls à peupler un instant l’histoire de la planète, comme si de ce constat pouvait émerger, plutôt que l’atonie d’une attente morose, une vivacité nouvelle – comme si notre responsabilité envers l’avenir se trouvait rechargée de la conscience claire dont Guy Debord se revendique au début de son essai Cette mauvaise réputation

Un trait de caractère m’a, je crois, profondément distingué de presque tous mes contemporains, je ne l’aurai pas dissimulé : je n’ai jamais cru que rien dans le monde avait été fait dans l’intention précise de me faire plaisir”.

Ecoutant Dipesh Chakrabarty me tracer le tableau d’un avenir qui ne nous rend pas notre regard, ce n’est pas à Guy Debord que j’ai songé à vrai dire – c’est, une fois encore, à Spinoza, ou plus exactement au Spinoza réfracté par la pensée et l’écriture de Diderot dont Antoine Lilti restitue avec tant de précision et de sensibilité les méandres dans son dernier livre : à ce Spinoza lu par un certain capitaine qui le savait par coeur, et qui en fourra les opinions dans le crâne de Jacques, lequel pour cette raison est appelé fataliste dans le titre du roman. L’énigme, au fond, de Jacques le Fataliste, ce mystère parfaitement transparent qui m’a toujours captivé, c’est la démonstration en acte de ce qu’une philosophie parfaitement déterministe peut coïncider avec une invraisemblable liberté picaresque où les péripéties et les rebondissements ne cessent de faire dévier, bifurquer, gambader l’histoire des amours que Jacques s’évertue à tenter de raconter. Il y a là un peu plus qu’une blague, comme si le roman démentait les convictions de son personnage : il y a que tout est écrit là-haut, mais qu’il est écrit que nous devons aussitôt et perpétuellement l’oublier ; ou plutôt, qu’il est possible de le rappeler et de s’en souvenir à chaque fois que nous serions tentés d’attribuer à la réalité une intention, un ordre, un sens, de différer par là le constat nu des désordres et des lois qui la traversent de part en part ; de la sorte, tout est écrit, mais il n’y a là rien d’autre à lire ou à déchiffrer que les errements et les stratifications d’une liberté dont nous sommes seuls comptables (et encore : comptables devant aucun tribunal que celui du monde même, qui s’en fiche pas mal).

Mais ici je m’arrête : car s’il faut à Diderot passer par un roman pour penser l’advenue de l’avenir dans l’assomption du destin, c’est peut-être que cette double affirmation requiert d’excéder les ressources de la philosophie – d’aller chercher la littérature ou pourquoi pas, cette discipline qui fait advenir le moi là où était le ça, au même lieu, à la même place. Aussi, en indiquant au départ que mon propos serait hanté par la question de la préséance, aurais-je peut-être dû ajouter : une préséance de psychanalyse.

Mathieu Potte-Bonneville


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