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"Ne nous attendons pas à un après ressemblant à une aube radieuse".

Propos recueillis par Vincent Edin (2020).

Propos recueillis par Vincent Edin (2020).

Publication : Usbek & Rica, 14/04/2020
Propos recueillis par Vincent Edin.

Philosophe et directeur du département culture et création du Centre Pompidou, Mathieu Potte-Bonneville est spécialiste de Michel Foucault, l’un des penseurs les plus cités depuis de le début de la crise pour ses écrits sur le « biopouvoir » et la gestion politique des épidémies. Il est également l’auteur de Recommencer (Verdier, 2018) un stimulant essai sur ce verbe à mi-chemin entre la répétition et le renouveau. Deux bonnes raisons de discuter avec lui de la période trouble que nous traversons.

Usbek & Rica : Fut un temps où où la philosophie avait le dessus, où l’on se passionnait pour les querelles entre Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Aujourd’hui, on a parfois l’impression que les passes d’armes tournent essentiellement autour de la justesse des thèses du professeur Raoult. La philosophie serait-elle également malade du Covid-19 ?

Mathieu Potte-Bonneville : D’abord, cette crise donne lieu à beaucoup de prises de paroles intellectuelles. Évidemment, on écoute et s’instruit beaucoup auprès des infectiologues et épidémiologues, mais les contributions sont aussi nombreuses et intéressantes du côté des sciences sociales, des politistes, des sociologues, des juristes, qui adossent leur propos à un savoir positif. Par comparaison, la parole des philosophes est un peu à la peine, car elle a toujours tendance à éterniser le moment présent. Quand Slavoj Zizek écrit : « Il nous faudra désormais apprendre à mener une existence plus fragile, menacée », on sent bien qu’il mise toute son autorité sur ce « désormais », comme si la philosophie devait être péremptoire et définitive. Il faut toute l’habileté et la générosité d’un Bruno Latour pour retourner cette posture et écrire un questionnaire adressé à chacune et à chacun d’entre nous…

De ce point de vue, lire un peu Michel Foucault est une discipline intéressante, parce que Foucault comme d’autres philosophes, Machiavel par exemple, s’efforce de résister à cette tendance à voir plus haut, plus loin, au risque d’oublier parfois ce que les événements ont d’immédiatement intolérables. Foucault est d’un apport salutaire car il a toujours voulu événementialiser la pensée philosophique, pour la faire coller à l’actualité. Il s’est efforcé de résister à la pente intemporelle de la philosophie pour se coltiner le moment, la conjoncture.

N’y a-t-il pas aussi un problème avec les prises de paroles de personnes confinées, qui ne peuvent aller voir ce qu’elles décrivent ? Les philosophes politiques participent souvent aux manifestations, aux occupations, là il y a une mise à l’écart de facto…

Je ne suis pas sûr qu’en temps ordinaire, l’expérience de sortir dans la rue alimente la pensée avec précision : retrouver sous des plumes philosophiques le propos entendu dans le taxi ou l’observation participante dans les rues du VIe arrondissement à Paris ne me manque pas beaucoup. Plus sérieusement, je ne pense pas que cette crise fabrique une ignorance plus grande au monde : au contraire, elle visibilise certains espaces, certaines expériences qui ne sont pas visibles au monde, d’ordinaire… Cela vaut évidemment pour les avantages de la maison de campagne et autres résidences secondaires dans des stations balnéaires où se sont réfugiés les plus favorisés, mais aussi les conditions de travail dans les entrepôts. Le paradoxe est qu’en renvoyant chacun chez soi, ce virus est un révélateur d’invisibilités… pour qui veut bien les voir.

La limite, c’est en effet que la parole publique redevient périodiquement amnésique, et après avoir souligné les difficultés des soignants, des travailleurs du BTP, etc., recommence tranquillement à affirmer que « toute la société s’est arrêtée », sous l’effet d’une sorte d’entre-soi social. La limite, c’est aussi que toutes ces nouvelles inégalités que l’on voit, la priorité donnée à la lutte contre l’épidémie nous dispense d’avoir à nous en soucier longtemps : on voit la surmortalité de certaines professions, de certains territoires avec les chiffres effrayant parus sur la Seine Saint-Denis, mais l’urgence est de rester calfeutrés et pas d’agir là-dessus.

En parlant des invisibles, dans votre dernier livre, Voir venir, écrire l’hospitalité (Stock, 2019)vous dialoguez avec Marie Cosnay sur l’inaction européenne en matière d’accueil des migrants. Quel regard portez-vous sur leur situation actuellement ?

Pour comprendre ce qui se joue là, l’auteur le plus pertinent me semble l’anthropologue Didier Fassin : il montre comment le monde contemporain affirme d’un même souffle la valeur absolue de la vie et en même temps, l’inégale valeur de ces vies. Les sociétés accordent aujourd’hui à la vie une importance qui l’emporte sur toute autre considération : on remet en cause l’économie car la société ne supporterait pas les morts par millions. Mais, dans le même mouvement et de l’autre main, la modernité hiérarchise de façon précise la valeur des vies et pose la question des différences de valeur. On a bien vu comment la vie des ouvriers du BTP ne valait pas celle de ceux qui pouvaient télétravailler puisqu’eux, on les surexposait. Cette contradiction ne relève pas simplement de l’hypocrisie, c’est plutôt une sorte de clivage mental, d’ailleurs assez instable et qui peut être remis en cause : d’un côté, il est inacceptable que les personnes âgées soient massivement exposées au Covid-19, de l’autre l’émotion de leur décès n’est rien comparée à l’annonce que le virus a touché une personne de 25 ans ou de 16 ans…

Pour en venir à votre question, dans cette double pince là, les migrants sont enfermés dehors. Littéralement. Ils sont tout au bas de l’échelle de la valorisation des vies. Ça n’est pas qu’on ne s’en inquiète pas, mais on s’en inquiète après tous les autres, c’est une sorte d’inquiétude optionnelle. C’était déjà le cas avant le confinement : la crise d’Idlib était largement ignorée par l’Europe, qui s’en lavait les mains (si vous me passez l’expression). Or, ça n’est pas une fatalité, on peut agir, on peut affirmer que ces vies-là aussi importent infiniment. Le Land de Berlin va accueillir des réfugiés de Lesbos pour éviter la catastrophe sanitaire. Le Portugal procède à la régularisation provisoire de certains sans-papiers pour qu’ils accèdent aux droits sanitaires. Chez nous, le Conseil d’État a refusé la requête d’ouverture des centres de rétention pour motif sanitaire alors qu’on l’a accepté (dans des limites extrêmement étroites) pour les prisons. C’est inhumain.

Revenons à Foucault, en vogue actuellement à cause de son concept de « biopouvoir ». Pour les non-foucaldiens, pouvez-vous rappeler les grandes lignes de cette notion ?

« Biopouvoir » et « biopolitique » sont introduites assez tard dans l’œuvre de Foucault, en 1976, dans La Volonté de savoir (premier tome de son Histoire de la sexualité), dans un chapitre intitulé « droit de mort et pouvoir sur la vie ». Pour Foucault, il s’agit de nommer ce qu’il considère comme  la grande bascule de la politique moderne (on parle là du XVIIe siècle) : le passage d’une souveraineté s’exerçant sur un territoire et marquée par le glaive (droit de mort) à un art de gouverner qui se préoccupe des vivants et de leurs corps, pris individuellement comme collectivement : la population, sa santé, sa vigueur, deviennent des objets et des enjeux politiques nouveaux, et leur prise en compte implique une transformation des catégories et des pratiques d’exercice du pouvoir.

L’attention portée au vivant plutôt que la rationalité froide et chiffrée, c’est plutôt un progrès, non ?

Du point de vue foucaldien, l’idée que des décisions seraient moins humaines car plus chiffrées n’a guère de sens : depuis le XVIIIe siècle, l’art de gouverner implique des mesures et des arbitrages, on réfléchit sur le coût relatif des naissances, des décès… la démographie s’est inventée comme une science d’État ! En réalité, ce qu’il appelle « la biopolitique » n’est pas une tendance homogène, dont on pourrait dire qu’elle est un progrès ou au contraire qu’elle enrégimente les vivants que nous sommes dans un carcan insupportable : c’est, sur la longue durée, une redéfinition de la façon de se poser les questions politiques. Au XXe siècle, les positions les plus opposées prétendaient puiser leur légitimité dans le souci du vivant, de la doctrine nazie de « l’espace vital » au le plan Beveridge qui a fondé l’Etat-Providence… Du coup et sans comparaison aucune (évitons le point Godwin !), c’est aussi ce qui est intéressant pour penser l’actualité : dire qu’il faut suspendre tout débat politique parce que nous sommes face à une urgence médicale, parce qu’il en va de la vie et de la survie, c’est se tromper de trois ou quatre siècles. La santé publique est un enjeu politique, et les tensions stratégiques le traversent de part en part.

Dans toutes les options choisies, on retrouve la notion de distanciation sociale. Cette unanimité est-elle médicale ou politique ?

Elle est à l’évidence médicale, elle repose sur un discours médicalement constitué. Y voir une insidieuse manière de nous séparer les uns des autres est absurde : c’est une stratégie de santé publique. Par contre, dans la mesure où cette stratégie organise les corps dans l’espace social (ce qui est au coeur du politique), elle peut être politiquement investie, vécue et mise en oeuvre de multiples façons. Depuis le début de l’épidémie, il y a une tension entre deux lectures de la distanciation sociale : d’un côté, l’incitation civique mutuelle, l’appel réciproque à prendre soin les uns des autres ; de l’autre, une interprétation verticale, injonctive, l’idée qu’il n’y a de politique que par l’imposition verticale de règles à ces imbéciles de français qui ne savent pas faire attention à eux, comme si la sagesse des gouvernants devait chaque fois pallier l’irresponsabilité des gouvernés.

Je ne dis pas que les règles ne sont pas nécessaires : une personne seule n’est pas forcément en mesure de se représenter la manière dont son action individuelle va produire des effets collectifs. Je peux entendre qu’il y ait nécessité à ce que les institutions marquent la distance, comme pour les cordons dans les musées sans lesquels quelques personnes toucheraient les oeuvres. Mais la question devient tout autre quand la dimension verticale vient renforcer l’idée que les gouvernés ne savent pas ce qu’ils font. Personnellement, je trouve que les gouvernés ont été très réactifs, là où l’action des gouvernants a pu être erratique et où les télescopages d’agendas politiques ont parfois eu des effets calamiteux. Pendant ce temps, pour fabriquer des masques, on se met à la couture comme un seul homme… Ceci rend l’infantilisation d’autant plus exaspérante.

Se tenir à distance, ne plus s’étreindreporter des masques… Ces mesures pourraient se prolonger bien au-delà de la fin du confinement. Va-t-on y perdre un peu d’humanité ?

L’isolement et l’absence de contact peuvent être difficiles, mais déshumanisants ? Je ne crois pas. C’est presque l’inverse : dans l’espace social, notre perception de la présence humaine et du corps des autres est devenue exacerbée, avec le risque de devenir phobique : la vie normale suppose souvent d’oublier le corps de l’autre et je ne sais comment on pourra reprendre le métro après cela ! De même, dans les rues désertées, les SDF ont cessé d’être invisibles, nous ne pouvons plus faire semblant de ne pas les voir. La perte des repères et des habitudes vient bousculer la confusion que nous faisons souvent entre « l’humanité » et nos façons de vivre : les asiatiques avec leurs masques ne sont pas plus indifférents aux autres que nous, les clichés en prennent un coup. Ce ne sont pas les gestes qui sont plus ou moins humains, mais l’intention que nous y mettons. L’un des plus beaux textes publiés pendant cette crise est celui de Gwen Fauchois, militante historique d’Act Up, qui disait « la communauté SIDA avait appris qu’être solidaire les uns des autres c’était de ne pas se toucher, prendre des précautions. ». Ce qui peut apparaître comme un refroidissement social peut, en réalité, être une attention aux autres accrue.

C’est, soit dit en passant, l’une des raisons de trouver que l’interpellation politique est aujourd’hui une chose saine et nécessaire : l’expérience du VIH montre que, plus la communauté sida était mobilisée ensemble pour exiger d’avoir voix au chapitre, plus elle multipliait les gestes de soin, d’auto-support, d’attention réciproque. On a le droit de penser que ce modèle-là est préférable, y compris du point de vue sanitaire, à celui d’individus dociles ne respectant les consignes que parce que le bon préfet Lallement les y enjoint. Qu’il s’agisse du sida, du paludisme, etc… on sait que l’observance d’un traitement est d’autant plus forte que l’on se sent partie prenante de la stratégie thérapeutique. Autrefois, des publicités disaient « santé = sobriété » ; on pourrait dire aussi « santé = citoyenneté ».

Entre les contrôles de police, les amendes et l’application pour smartphone permettant de tracker les moindres déplacements, diriez-vous que la gestion de la crise par l’exécutif ressemble au Surveiller et punir cher à Foucault ?

Si cette situation sanitaire ressemble à Surveiller et punir, c’est avant tout parce que ce livre raconte l’histoire d’une épidémie : dans des pages frappantes, Foucault relit une archive du XVIIe siècle, un règlement urbain en cas d’épidémie de peste, et montre comment ce modèle de quadrillage a inspiré  l’organisation disciplinaire dont la prison est la forme ultime. Dans son oeuvre, il fait d’ailleurs souvent des épidémies des matrices politiques : dans l’Histoire de la folie, le traitement des insensés à l’âge classique vient occuper les lieux désertés par les léproseries du Moyen Âge, dans ses cours au Collège de France, la lutte contre la variole au XVIIIe siècle est décrite comme l’une des premières expériences de gouvernement libéral en vraie grandeur.

Cela ouvre une question : si les maladies inspirent si souvent le politique, quelles seront les séquelles de cette épidémie sur l’ordre social et juridique à venir ? En 2016, Antoine Garapon et Michel Rosenfeld publiaient un livre intitulé Démocraties sous stress (PUF), et se demandaient : comment, après les attentats, peut-on répondre à l’état de stress social sans faire disparaître l’État de droit dans une démocratie ? Certains passages sont incroyablement transposables à ce que nous vivons aujourd’hui : si le terrorisme, écrivent-ils, produit un état de stress c’est que « le péril n’a pas de contours précis ; il peut venir de l’extérieur ou de l’intérieur ; on ne sait pas où il commence et quand il finit (…) son emprise est d’autant plus forte qu’elle est relayée par un facteur interne aux sociétés agressées, qui est l’attachement à la vie que conforte l’individualisme grandissant ».

Entendons-nous : je n’identifie pas les deux menaces, mais je m’inquiète des réactions similaires qu’elles risquent de susciter. Depuis 2015, nous avons retranscrit dans le droit commun une large part des dispositions de l’État d’urgence avec l’assentiment d’une grande partie de la population, reposant sur une sorte de deal du type « protégez-nous et on ferme les yeux sur la perte des libertés publiques ». Cette acceptation sociale du sécuritaire était en voie d’être remise en cause, comme le montrait la colère grandissante face aux violences policières. La question post-crise est de savoir dans quel sens elle rechargera notre soumission ou au contraire notre allergie aux lois autoritaires.

Dans votre essai Recommencer (Verdier, 2018), vous montrez ce que la répétition peut avoir de positif pour l’esprit, avec une forme d’ascèse qui naît de la routine quotidienne. Croyez-vous que le confinement puisse nous pousser à nous sublimer dans le recommencement de nos journées, ou bien plutôt doucement nous conduire vers une forme de folie ?

Dans cette période bizarre, je discute beaucoup avec le traducteur japonais de ce livre, Ryota Murakami ; il m’explique que s’il a choisi de le traduire, c’est dans l’espoir que cela pourrait contribuer à ébranler un peu la culture viriliste du suicide au Japon, cette idée que l’échec interdit toute reprise, que se supprimer lorsqu’on a échoué est préférable parce que les deuxièmes tentatives n’ont pas la pureté et l’innocence des premières. Selon lui, si l’autoritarisme de Shinzo Abe a fait recette après Fukushima, c’est un symptôme du même genre : un raidissement sur les traditions et le nationalisme plutôt que l’invention d’autre chose dans un monde abîmé. Après le Covid-19, cette question va se poser de nouveau pour eux… et pas seulement pour eux.

Dans ce livre, je tentais de décrire la manière dont recommencer, c’est toujours être pris dans la tension entre répétition et renouveau. On le mesure ces jours-ci ! Pour les confinés d’aujourd’hui (encore une fois, c’est une partie de la société seulement), la répétition est devenue une expérience radicale : LaCinetek a remis le film Un Jour sans fin en home du site, c’est le jour de la marmotte généralisé.

Et, en même temps, tout le monde rêve d’un renouveau, aspire à un nouveau départ, on voit fleurir des initiatives sur « le jour d’Après ». Or, s’il est évident qu’il faut prendre appui sur la rupture pour essayer d’infléchir un certain nombre de choses qui sont devenues insupportables (sinon, comme dit Bruno Latour, ça serait « gâcher une crise »), ne nous attendons pas à un après ressemblant à une aube radieuse. Ne serait-ce que parce qu’il n’y aura pas de coup de sifflet de l’arbitre annonçant la fermeture de l’événement traumatique et l’ouverture d’un nouveau moment. Notre imaginaire voudrait une coupure bien propre, nous attendons « le pic de l’épidémie » pour être sûrs qu’ensuite, cela redescend en ligne droite… Or les recommencements n’ont jamais cette netteté, ils sont peuplés de rebonds, de rechutes, de piétinements. Je crois qu’il va falloir s’armer de patience, résister à l’amnésie et insister pour produire des transformations à la hauteur de l’événement.


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