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Les images de Mathieu Pernot sont volontiers frontales : nettes et sans débord, minutieuses jusqu’à mimer leurs doubles policiers, fiches anthropométriques ou relevés topographiques. Manière de rappeler que l’objectif du photographe, lorsqu’il s’arrête sur les marges et sur les lieux d’enfermement, ne peut poser sur eux qu’un regard compromis, en tous les sens du terme : menacé par sa collusion avec d’autres images, d’autres clichés qui, dans le fonctionnement ordinaire des institutions qu’il s’agit de décrire, décident de la relégation et s’en font l’instrument.
Frontalité, donc, de ces photographies – on s’y sent convoqué tout droit. Et pourtant, elles ne cessent d’imprimer à ce qu’elles représentent de curieuses torsions. Dans son précédent ouvrage, Un camp pour les bohémiens (Actes Sud, 2001), Mathieu Pernot s’attachait à repeupler une mémoire, rendre visible un camp d’internement depuis longtemps effacé, gommé à ras de Camargue, et dont les nomades même qui en réchappèrent ne cultivent guère l’image. Hautes surveillances, qui paraît cet automne, est animé du mouvement inverse : lorsqu’on sait les prisons bondées, les dépeupler, vider les lieux. Ne retenir de ces espaces ni le nom, ni la date, les tirer vers l’épure – mais montrer du coup leur allure d’inaltérables ruines (gravats, écailles de plâtre, mousse dans les allées), les strates de temps qui s’y chevauchent (interrupteurs et portes de cachots, traces laissées sur le bois par les anciens loquets), les marques qui les griffent, indices visibles de ceux que les murs ont soustraits.
Ces images où rien n’est celé, pourtant rigoureusement opaques, procèdent en somme d’un double refus. Refuser de couler son regard dans l’oeilleton, et d’emprunter les voies que la prison aménage pour rendre les détenus visibles. Mais refuser de croire, et de faire croire, qu’à ce regard policé il suffirait de substituer un autre, qui saisirait enfin les prisonniers tels qu’en eux-mêmes et remédierait, par la seule grâce de l’image, à leur invisibilité sociale. À ce dilemme, Mathieu Pernot propose une solution singulière : montrer qu’on ne voit pas – mais par-là même faire signe, comme le font ces « hurleurs » qui, du dehors des enceintes, tâchent d’interpeller un ami ou un membre de la famille incarcéré, et dont le cri muet traverse, en couleurs, les pages qui suivent. MPB.
Ouvrages publiés par Mathieu Pernot
Mathieu Potte-Bonneville : Comment ce travail sur la prison s’inscrit-il à l’intérieur de votre parcours photographique ? En quel sens prolonge-t-il le travail mené autour d’autres archives, à propos d’autres enfermements ?
Mathieu Pernot : C’est le projet concernant le camp de Saliers qui m’a mené à la prison. Il s’agissait à la fois de creuser la question de l’enfermement, mais aussi de marquer une rupture par rapport à mes travaux précédents sur les tsiganes. Le travail que j’avais réalisé sur le camp d’internement était proche de celui de l’historien : il s’agissait d’être précis, de reconstituer une histoire en confrontant des documents administratifs aux témoignages des personnes ayant survécu. La place des archives, des témoignages et du texte était très importante, alors que d’une certaine façon les images n’étaient là que pour incarner l’histoire. Inversement, il y avait l’idée du silence autour de la prison : je ne souhaitais pas inscrire ces images dans un cadre temporel et géographique très précis – c’est pour cela que l’on retrouve des prisons datant du XIXème siècle, comme d’autres construites plus récemment – mais plutôt de reconstruire une forme de labyrinthe intemporel où se perdent les notions de temps et d’espace. De même, le cri des hurleurs, bien que s’inscrivant dans un contexte particulier, est orienté vers l’extérieur de l’image, le hors-cadre, l’inconnu. On ne sait pas à qui ils s’adressent ni ce qu’ils disent. Ces hurleurs incarnent une douleur commune et indéfinie à la fois. Ils sont ce que nous pouvons tous devenir.
Dans Surveiller et punir, Foucault note que la prison moderne consiste d’abord en « une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières et des regards ». Du coup, photographier la prison, c’est braquer son objectif sur une machine de vision, où la circulation des regards est déjà prévue, et fait partie de la contrainte elle-même. En quel sens cet espace carcéral interroge-t-il votre position de photographe ? Peut-on dire que photographier la prison, c’est rappeler que la photographie n’est pas une activité innocente, qu’elle a partie liée avec ces usages politiques du regard ?
La photographie est un médium politique et s’est bien souvent retrouvée entre les mains de ceux qui en ont fait un instrument de pouvoir et de contrôle. Les policiers, les militaires, les médecins ou les anthropologues ont fait de la photographie et les images qui ont été produites font partie de l’histoire de ce médium. L’idée du panopticon de Bentham semble elle-même être une métaphore de la photographie – une personne invisible pouvant tout voir sans être vue grâce à la configuration optique du lieu et à l’utilisation de la lumière. Pour moi, photographier la prison signifiait observer l’oeil qui observe, voir une machine dont la fonction est de voir pour surveiller. J’ai souhaité faire des images aussi précises que possible, comme s’il s’agissait des relevés topographiques d’un lieu. J’ai travaillé avec une chambre grand format, un trépied et quelquefois le flash : il me semblait important de pouvoir enregistrer le maximum de détails, des numéros de cellule aux notices explicatives adressées aux détenus. C’est une photographie clinique qui observe l’état d’un organe particulier.
Dans ces photographies où le grain permet de saisir les moindres détails des coursives, des cours et des portes, les prisonniers demeurent curieusement invisibles. Là où le but du panoptique est d’être aussi transparent que possible, et de s’effacer entièrement autour des individus qu’il laisse voir, dans vos images les murs masquent les détenus non seulement depuis l’extérieur de la prison, mais aussi bien à l’intérieur : tout se passe comme si on traversait des couches successives, en venant buter sur une nouvelle couche opaque (par parenthèse, on reprochait aussi cela à Foucault : avoir effacé de sa description de la prison la présence des prisonniers, ne pas tenir compte du « facteur humain », etc.). Comment expliqueriez-vous ce choix ? Que s’agissait-il de (ne pas) montrer ?
Je crois qu’en photographie, la meilleure façon de donner à voir certaines choses est de ne pas les montrer. Contrairement à ce qu’on pourrait appeler la tradition humaniste, je ne souhaitais pas montrer de détenus. Les seules personnes que l’on voit sont des gardiens surveillant des personnes hors-champ, ou des hurleurs s’adressant à des gens de l’autre côté du mur et de l’image. Redonner de l’invisibilité aux détenus était une façon d’évoquer l’exclusion sociale que constitue la prison. Mais si l’appareil photographique ne montre pas directement les détenus, il enregistre les signes relatifs à leur présence. Les graffitis sur les murs, les empreintes de pas dans les cours de promenade, les listes des noms de détenus accrochés aux portes évoquent continuellement la présence de ces personnes. Ce sont des images en creux qui donnent à voir du non-visible, et redoublent la fonction de la prison en tant que machine de vision qui produit du hors-cadre.