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Filigranes philosophiques

Entretien avec Daniel Defert.

Entretien avec Daniel Defert.

Première publication : Cahier de l’Herne n°95, 2011.

Parmi les notions dont Michel Foucault appelait dans L’Archéologie du savoir à se méfier, figurent en bonne place celles d’influence et d’oeuvre : la première, parce qu’elle occulte la multiplicité des rencontres dont se tisse une série d’énoncés, leurs régimes spécifiques et leur temporalité propre – brefs croisements décisifs ou fréquentations de longue durée, relectures ou reprises ; la seconde, parce qu’elle rabat sur l’unité figée d’un projet les inflexions et les bifurcations qui font la vie d’une pensée. Compagnon de Michel Foucault, Daniel Defert fut à la fois pour lui une rencontre essentielle, et l’un des passeurs ou des témoins des multiples rencontres dont se tissa sa trajectoire – avec ses contemporains comme avec quelques grandes figures de la philosophie. Ayant achevé l’établissement du cours donné par Foucault en 1970, il a également eu à analyser à cette occasion les déplacements et les ruptures dont cette première série de leçons au Collège de France fut le théâtre, inaugurant discrètement une nouvelle séquence dans la réflexion de l’auteur de La Volonté de savoir. Nous étions convenus d’aborder ensemble les rapports entre Foucault et la philosophie ; sage programme que notre entretien s’appliqua à disperser sans le perdre de vue, entrecroisant biographie et lectures, et jetant au passage une nouvelle lumière sur quelques ferments de discontinuité dans la pensée de Foucault – qu’ils aient nom Nietzsche, Deleuze, ou la littérature. Mais la dispersion et la discontinuité ne définissent-ils pas, justement, le régime d’existence d’un discours ? 

Mathieu Potte-Bonneville : s’il s’agit d’évoquer les rencontres dont la réflexion de Foucault s’est nourrie, peut-être convient-il d’abord d’évoquer votre rencontre ?

Daniel Defert : Je la dois à un professeur de littérature connu pendant ma khâgne de la Faculté de Lyon, professeur brillant qui s’appelait Robert Mauzi, camarade d’Ecole de Foucault, auteur d’une belle thèse sur l’Idée de bonheur au XVIIIe siècle, qui commentait les poèmes de Baudelaire selon les méthodes de la linguistique structurale, ce qui était tout à fait unique à l’époque où la critique littéraire à l’Université était plutôt médiocre. 

Après mon intégration à l’ENS de Saint-Cloud, à la rentrée de 1960, il me proposa de venir dîner, en précisant : « je dîne avec Roland Barthes et je veux vous présenter à un ami philosophe qui à mon avis est le meilleur philosophe de sa génération ; vous devriez bien repasser le concours d’Ulm, car il va être au jury… ». 

Et il me présenta Foucault, une semaine après mon arrivée à Paris. J’avais déjà croisé Barthes, en compagnie de Jean-Paul Aron, sur le pas de la porte du Fiacre, la première boîte gay ou je sois jamais entrée, emmené par un copain normalien durant les oraux d’Ulm… 

Foucault avait le look d’un professeur allemand, un manteau anthracite à col de velours noir, un chapeau sur sa prochaine calvitie et cette mèche qu’il entortillait sur son crâne ; mais le rapport qu’il entretenait avec un de ses étudiants allemands de Hambourg d’ou lui-même arrivait m’avait profondément séduit tellement il tranchait avec le comportement de Barthes et de Mauzi envers leurs cadets que j’eu d’emblée l’impression de deux univers culturels. C’est cette qualité de relation qui me fit désirer le revoir.

Vous vous destiniez alors à la philosophie…

J’entre effectivement à Saint-Cloud comme philosophe, sur les conseils d’un ami de ma famille, ce qui m’a conduit vers l’agrégation de philosophie ; mais en réalité, je voulais faire des études de psychologie, et j’avais failli m’orienter vers la psychanalyse dés 1957. Je devais entreprendre une didactique avec André Berge. Foucault, de son côté, allait enseigner la psychologie à Clermont-Ferrand ; quand je l’ai rencontré, il venait de prendre son poste où il succédait à Jules Vuillemin qui venait d’être élu au Collège de France. Il avait la double habilitation en philosophie et en psychologie, et avait fait déjà de l’assistanat en psychologie à Lille dans les années 1950. A Clermont-Ferrand, la philosophie était à l’époque représentée par Naulin, Pariente et Serres.

Le décalage historique est assez frappant, si l’on songe qu’aujourd’hui, philosophie et psychologie sont deux mondes qui s’ignorent assez souvent. Or, c’est là un élément important, pour comprendre le parcours de Foucault et le rapport très singulier qu’il a toujours établi entre philosophie et non-philosophie : dans quel contexte ce souci de faire se croiser la réflexion philosophique et les savoirs connexes a-t-il pris naissance ?

A l’époque, la relation entre philosophie et sciences humaines était toute récente, du point de vue académique : Foucault a été l’un des premiers à passer la licence de psychologie, qui venait d’être créée, et a terminé après son agrégation de philosophie les certificats de psychopathologie. Plus tard, lorsque les psychologues sont venus en force lors de la création de Vincennes, il les connaissait et avait étudiait avec eux. Il appelait cette discipline « rat et labyrinthe »… 

A Vincennes, il a contribué à créer le premier département universitaire de psychanalyse avec Serge Leclaire. 

De mon côté, lorsque j’étais étudiant à Lyon, il n’y avait pas de licence de sociologie, mais un certificat de « morale et sociologie » – la formation en sociologie, c’était la moitié d’une année de morale, ce qui occasionna une assez jolie panique lorsque, l’enseignant de morale étant malade, l’examen porta pour la première fois sur une question de sociologie ! Un sujet sur les esquimaux, presque tout le monde fut contraint de rendre une feuille blanche… C’est ainsi que je devins sociologue. A l’oral, le professeur qui allait bientôt prendre sa retraite me demanda si je connaissais Levi-Strauss, lui admettait ne pas l’avoir encore lu.

Pour bien comprendre comment le croisement de ces disciplines s’est opéré pour Foucault, il faut se souvenir de quelqu’un qui a été très influent dans sa formation : Ignace Meyerson (né à Varsovie en 1888-1983), le fondateur de la psychologie historique et comparative, et animateur du Journal de psychologie normale et pathologique. Meyerson fut aussi l’un de ceux qui ont formé Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, en conseillant à ce dernier, qui était historien et marxiste, de s’investir dans un domaine dont les marxistes ne pourraient pas prendre le contrôle idéologique : l’histoire de la Grèce ancienne. 

C’est ce que Vernant a raconté à Foucault… 

On comprendra mieux, je pense, comment le travail de Vernant relève à la fois de la psychologie historique, et d’une histoire de la raison, qui croise donc directement une notion philosophique. On n’est pas loin de la manière dont, dans le cours de 1970, Foucault va convoquer le concept d’aletheia qui ne renvoie pas du tout à Heidegger, mais au couple structural aletheia et lethé dans la mythologie grecque, tel que Détienne l’analyse. 

Je suis tombé, il y a peu, sur une citation de Meyerson, dans l’exergue d’un ouvrage du psychologue Adolfo Fernandez-Zoïla, et qui m’a frappé : « les fonctions psychologiques participent des changements de la connaissance et de l’inachèvement de la connaissance. Elles sont elles-mêmes par essence soumises au changement, inachevées et inachevables ». 

Les résonances avec la pensée de Foucault sont évidentes. Dans cette perspective, on ne peut pas ne pas songer non plus à Dumézil, c’est à partir de lui que Histoire Grecque et structuralisme vont se rencontrer chez Détienne, chez Vernant, chez Clémence Ramnoux. 

Les travaux de Dumézil, Foucault les a également continûment pratiquée, et en détail – y compris des textes comme par exemple, l’Apollon sonore de 1982, que l’on pourrait juger très éloignés de ses préoccupations. Foucault y retrouvait un souci pour la transformation des matérialités incorporelles et historicisables que l’on peut retrouver dès Histoire de la folie ou le motif de la permanence des fonctions lui a permis d’analyser comment la folie a pu se retrouver dans les emplacements autrefois dévolus à la peste ou la lèpre. De même, quelqu’un comme Detienne se réclame encore très régulièrement de Dumézil – de cette pensée au croisement de la structure et de l’histoire.

Cela dit, si la circulation entre philosophie et sciences humaines était essentielle à cette génération, cela tient aussi à la place qu’occupait alors Merleau-Ponty, à la fois dans la formation des philosophes et des psychologues.

Quand j’étais en classe de philosophie, au lycée, l’enseignement de la Gestalttheorie avait un rôle très important. 

Foucault a été élève de Merleau-Ponty ; il a suivi les cours que celui-ci donnait à l’ENS, notamment son fameux cours sur la phénoménologie et les sciences humaines. Merleau-Ponty était aussi l’un de ceux qui parlait des sciences formelles, et je pense qu’il l’a conduit à s’intéresser à Saussure. 

A une époque où les marxistes mettaient volontiers en question le formalisme de la pensée bourgeoise, il y avait en Merleau-Ponty un point d’appui théorique pour aborder autrement le formalisme. Il avait à la fois le rôle d’un contrepoids et d’une jonction – ce d’autant que son introduction de la phénoménologie était beaucoup plus proche d’une psycho-philosophie que celle plus logicienne initiée ensuite par Suzanne Bachelard dont j’ai été l’étudiant. 

Ce rapport de Foucault à Merleau-Ponty apparaît pourtant ambigu : à lire Naissance de la clinique, par exemple, on est à la fois frappé par la présence, dès la préface, de thématiques directement empruntées à la Phénoménologie de la perception – « le corps, l’espace, le regard » – , et par la façon dont celles-ci se trouvent réinsérées dans une perspective historique et sociale qui dissout toute possibilité de revenir à une expérience première…

Mon rapport avec Foucault s’est joué en partie sur cette dualité. 

D’un côté, Merleau-Ponty permettait à l’époque d’échapper à cette pensée très abstraite et humaniste, qu’incarnait quelqu’un comme Jean Lacroix, mon prof de Khagne. Ce personnalisme humaniste au sens le plus vide du terme: « l’homme est cet être qui » assénait-il en permanence.  C’était au point que lorsque Lacroix arrivait dans la salle de classe, je disais : « ah oui, c’est l’heure de faire de la philo, je sors » – et je partais avec La Phénoménologie de la perception sous le bras. Je pense que lorsque Maurice Blanchot, dans L’Entretien infini, qualifie l’humanisme de «  nihilisme d’aujourd’hui », c’est à son accord avec Foucault qu’il pense directement. 

Mais d’un autre côté, Foucault m’a dit un jour : « oh, Merleau-Ponty ! . Ses livres sont construit comme des cours de philo ». 

On perçoit cette distance dès l’Histoire de la folie, et c’est pourquoi j’ai éprouvé ce livre (le seul que je n’aie pas vu naître) comme une libération : d’un coup, cette butée que représentait pour moi la référence à une expérience fondamentale, se trouvait surmonté ; enfin, il n’y avait plus d’expérience autre qu’historique. 

Lorsque j’ai commencé, voici quelque temps, à noter mes souvenirs de ce qui faisait rire Foucault, la première chose qui me soit revenue, c’est : « le rouge laineux d’un tapis ».

Dans cette défiance vis-à-vis de la « philo », on touche à l’une des caractéristiques constantes de la posture de Foucault : cette manière de se dire archéologue, ou généalogiste, plutôt que philosophe, et de contourner les références directes aux grands textes et auteurs de la tradition. Comment décririez-vous le rapport entre cet étrange évitement et sa pratique réelle du corpus philosophique, sa fréquentation des philosophes ?

Foucault, c’est vrai, ne se dit pas toujours philosophe en tout cas dans les publications de ses premières années ; mais je ne suis pas sûr qu’il ne se pense pas philosophe, et je crois qu’il était  soucieux d’être reconnu comme tel.

 Il a entretenu des liens très forts avec certains philosophes, en apparence beaucoup plus au coeur de la discipline philosophique que lui – je pense en particulier à Jules Vuillemin, dont Foucault était très attentif à ne pas décevoir l’exigence de rigueur ; on retrouve, dans le cours de 1970, des échos de la lecture que Vuillemin avait proposée du rapport entre Heidegger et les néo-kantiens. Mais je pense aussi à Jean Wahl, à Gérard Lebrun, ou à Jean Hyppolite, pour lequel il avait une grande affection qu’il a toujours invité à Hambourg, en Suède, en Tunisie pour y donner des conférences, et à sa mort, Hyppolite a légué une partie de sa bibliothèque à Foucault, en particulier les oeuvres de Beckett. 

De là, le double hommage, à Beckett et à Hyppolite, que l’on trouve dans sa leçon inaugurale au Collège de France, L’Ordre du discours. Pour un germaniste comme Foucault, Hyppolite était un grand défricheur, et ses conférences sur l’existentialisme ont beaucoup compté. C’est avec lui que Foucault voulait soutenir sa thèse ; en Suède, il lui a confié son manuscrit de L’Histoire de la folie (son tapuscrit plutôt, puisqu’il envoyait chaque semaine par la poste ses manuscrits à dactylographier à Poitiers – je connais peu de gens qui aient eu si peu d’angoisse à l’idée de faire partir ainsi un manuscrit !). Hyppolite lui a conseillé de s’adresser à Canguilhem, lequel a déclaré : « n’y changez rien, c’est une thèse ». On connaît la suite…

Le rapport direct de Foucault avec les textes philosophiques est assez difficile à démêler, d’autant qu’il travaillait tout le temps, dans un rapport indissociable de lecture et d’écriture : Foucault pense en lisant et en écrivant, la pensée se formule dans une sorte de corpus textuel permanent. Par exemple, je l’ai rarement vu lire Nietzsche ; j’avais le sentiment qu’il avait quasiment tout lu avant que je le connaisse, et l’essentiel de ses notes philosophiques sur cet auteur sont des notes de jeunesse. De même, son volume de l’Ethique de Spinoza est bourré de fiches comprenant de petits résumés. Foucault a eu une lecture intense de la philosophie lors de ses années d’études – d’autant qu’avoir manqué l’agrégation la première fois fut une humiliation profonde, qui l’a poussé à travailler énormément.  Sa lecture de Nietzsche, de Heidegger, de Spinoza, de Descartes et d’Aristote date des années 1950 ; ensuite, ce seront des retours ponctuels mais certainement fréquents. 

Cette pratique s’est sans doute trouvée facilitée par son apprentissage de la lecture des philosophes, qu’il m’a un peu transmis, et qui renvoie je pense à Althusser, lequel devait être un remarquable enseignant. C’est une lecture d’agrégatif : prendre un texte central dans une oeuvre, le connaître sur le bout du doigt, et en faire tous les usages possibles. Ainsi, pour aborder Spinoza, Foucault m’avait dit : « Commence par l’imagination ; quand on a compris l’imagination chez Spinoza, c’est-à-dire le prophétisme, on peut faire un topo sur Descartes, sur Freud, et on a tout le paysage de la philosophie de cette façon ». Sa méthode consistait donc à prélever un texte, que l’on maîtrise parfaitement, et à partir duquel on a un point de vue analytique sur l’ensemble de l’histoire de la philosophie.

Cette manière particulière de faire retour sur les textes est éclairante, si l’on songe à la façon dont L’Anthropologie d’un point de vue pragmatique de Kant, dont Foucault avait fait l’objet de sa thèse complémentaire, va jouer le rôle d’une sorte de motif dans le tapis tout au long de son oeuvre…

Foucault a toujours travaillé Kant, tout au long de sa vie : dans les dernières années, il a énormément relu les Opuscules sur la philosophie de l’histoire, dans l’édition de Piobetta. Dans la lecture qu’il propose de « Qu’est-ce que les Lumières ? », on retrouve cette habitude d’aller chercher des textes qui ne sont pas centraux dans le corpus, mais qui en facilite la relecture. Il s’agissait de trouver des textes d’une certaine façon moins difficiles philosophiquement, à partir desquels on reconstitue l’histoire de la philosophie pour la relire différemment. Mais c’est déjà le cas pour l’Anthropologie, texte incroyable et marginalisé, qui est en même temps le grand oeuvre de Kant durant toute son existence… 

Curieusement, Foucault considérait d’ailleurs son analyse de l’Anthropologie comme animée en sous-texte par une lecture de Nietzsche – ou disons que sa première lecture de Nietzsche fut en un sens post-kantienne ; c’est au point qu’il désignait sa thèse complémentaire comme « son livre sur Nietzsche » : « mon livre sur Nietzsche, il est à la Sorbonne… ». 

Du coup, lorsque le cours de 1970 s’ouvre par : « le jeu que je voudrais mener » (déclaration frappante, si l’on songe qu’il s’agissait de son cours inaugural au Collège), on peut y entendre autant un écho de Nietzsche qu’une reprise d’une notion qu’il pioche dans une certaine lecture de biais de Différence et répétition de Deleuze. Il ne faut jamais lire Foucault au premier degré et surtout à un premier degré historique.

Venons-en, justement, au cours de 1970, dont vous assurez l’édition. Si chaque volume est, traditionnellement, accompagné par une « situation du cours » qui en précise l’arrière-plan et les enjeux, on peut imaginer que la situation de ce cours-ci est d’une complexité particulière : Foucault vient d’être élu au Collège de France, et s’apprête à engager ce que les commentateurs considèrent souvent comme une nouvelle phase dans sa production intellectuelle. Dans ce contexte, que devient selon vous la relation entre le matériau historique que convoque Foucault, et ses préoccupations philosophiques ?

Ce qui frappe tout d’abord, c’est l’impression que Foucault ne fait que de l’histoire grecque – mais pas l’histoire traditionnelle de la philosophie, ni la Grèce de Hegel, ni celle de Heidegger, ni celle des présocratiques très à la mode encore dans les années 1960 mais la Grèce de Nietzsche des VII et VIe siècle, des transformations des rapports de pouvoir, des forces religieuses, des techniques militaires, l’émergence de la tyrannie. 

Je me rappelle qu’à l’époque, les auditeurs étaient un peu médusés, croyant que c’était un cours d’histoire grecque alors qu’ils attendaient un cours de philo. Or en réalité, ce cours d’histoire grecque était un cours de philosophie crypté. 

De façon générale, tous les cours de Foucault sont en quelque sorte crypté – mais mon sentiment, à travailler celui-ci, est que Foucault est en dialogue avec des textes philosophiques précis, même s’il faut une certaine culture philosophique pour les entendre.

De mon point de vue, ce cours est d’abord une discussion avec ce livre difficile et très important pour comprendre Deleuze qu’est Différence et répétition. Il faut relire les deux recensions que Foucault publia à cette époque de cet ouvrage (« Theatrum philosophicum » et « Ariane s’est pendue »). Textes enthousiastes, presque mimétique. Au fond, Différence et répétition et l’Archéologie du savoir ont en commun d’être des textes-pivots, qui se confrontent l’un et l’autre à la question de la dispersion et de la différence, mais Deleuze en produit une ontologie et Foucault une généalogie. Visiblement, Deleuze ici à eu un effet libérateur sur Foucault. Et je crois, que c’est de là que disparaît des travaux de Foucault la négativité d’origine hégelienne si importante dans l’histoire de la folie, la naissance de la clinique. Et qu’à partir de 1970, on ne verra plus pendant longtemps, sauf peut-être dans les dernières années, ses résurgences de son hégelianisme originel. 

Quels sont les enjeux de cette « libération » ? De quoi, ou de qui, s’agit-il au juste de se déprendre pour Foucault et Deleuze ?

Des deux côtés, il s’agit en quelque sorte de jouer la référence à Nietzsche contre Heidegger, de dénouer en tout cas le rapport entre l’un et l’autre. Différence et répétition me paraît animé, au-delà des références explicites à Heidegger, par une véritable volonté de réécrire autrement Sein und Zeit, en prenant appui sur la question de la répétition. 

Or, la lecture de Heidegger avait été importante pour Foucault ; il y avait vu un moyen de sortir de l’interprétation psychologisante qui avait marqué la première réception de Nietzsche (je pense par exemple à Ernst Bertram), d’inscrire celui-ci de plain-pied dans la philosophie, davantage même que ne l’avait fait Andler. A cet égard, la conjoncture qui entoure le cours de 1970 est assez significative, marquée par la traduction toute récente de Vérité et mensonge au sens extra-moral par une auditrice de Foucault, Angèle Kremer-Marietti – celle-ci avait écrit l’un des premiers livres sur Foucault, et lui avait fait connaître Roger Laporte, Clémence Ramnoux… tout un paysage blanchotien et heideggerien. Deleuze arrive au milieu de tout cela, et je pense que Foucault s’en trouve comme affranchi, au moment où lui-même tâche d’établir un nouveau rapport à Nietzsche (ce qu’il a commencé de faire à travers un cours à Vincennes, en 1969, puis une série de conférences à Buffalo et au Canada). Foucault tente alors une relecture de Nietzsche, comme cela avait été le cas une première fois, à la fin des années 1950, lorsque Nietzsche lui avait servi de point d’appui pour sortir du marxisme. C’est pourquoi Différence et répétition et Vérité et mensonge (auxquels il faut ajouter Les Maîtres de vérité, de Detienne) forment l’assise de son cours, même s’il n’en parle pas. Il sera beaucoup plus explicite dans une conférence au Canada sur Nietzsche ou il polémique clairement avec L’Essence de la vérité

Dans le cours parisien, Heidegger n’est pas mentionné ; mais là où ce dernier réinscrit Nietzsche dans l’histoire de la métaphysique post-platonicienne, Foucault va s’appliquer à montrer au contraire qu’il lui échappe entièrement. Il propose alors une tout autre généalogie, en distinguant deux paradigmes de la philosophie : l’un aristotélicien (Aristote est lu comme le premier antiplatonicien, ou post-platonicien, mais dont toute la philosophie est sortie), l’autre nietzschéen, qui ne recourt ni à une théorie de la connaissance ni à une théorie de la représentaton, ni au rapport sujet-objet, au profit d’un tout nouveau type de pensée.

Au passage, il est très frappant de constater combien les interventions de Foucault à l’étranger convoquent beaucoup plus explicitement les références aux philosophes, que ne le font les cours français, où Foucault paraît s’appliquer à effacer ses propres traces…

S’agissant de Heidegger, il faut se souvenir que celui-ci n’avait pas tellement d’influence aux Etats-Unis, au contraire de ce qui se passait en France. La phénoménologie, aux Etats-Unis, avait alors une importance minoritaire, et l’on pouvait presque classer les universités par l’importance qu’elle lui accordait. Mais plus généralement, c’est aussi une affaire de contexte : le cadre des conférences à l’étranger était beaucoup plus libre que celui du Collège de France ou l’affluence (plusieurs centaines de personnes, une salle sonorisée à l’extérieurs) anihilait toute possibilité d’acceuil et d’échange. Foucault pouvait donc y aborder les auteurs plus frontalement.

La manière dont Deleuze mobilise Nietzsche pour sortir de l’horizon heideggerien viendrait donc, si l’on vous suit, aider Foucault à sortir de la lecture heideggerienne de Nietzsche, pour donner à celui-ci un autre sens, et un autre usage. Pour autant, l’un et l’autre vont donner de l’auteur du Gai savoir des interprétations assez différentes…

N’oublions pas que le cours de 1970-1971 précède de quelques mois la traduction par Klossowski du Nietzsche de Heidegger que Foucault ne cite jamais. 

Je me souviens qu’à l’occasion d’un cours que je donnais sur Nietzsche à Vincennes mes étudiants sociologue m’avaient fait remarquer dit :  « c’est bizarre, cela n’a rien à voir avec ce qu’on entend au cours de Deleuze ». Je confie ma perpléxité à Foucault, visiblement ravi, : « c’est possible… » 

Ce qui intéresse alors Foucault, ce n’est pas tant la dimension de subversion du moralisme philosophique que comment peut-on être dans le vrai sans métaphysique de la vérité. 

Il me semble que Foucault s’est toujours efforcé d’échapper à toute ontologie. L’article « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » est très représentatif. De façon générale, Foucault a beaucoup écrit sur Nietzsche – en recherchant la leçon qui lui était consacrée, dans le cours de 1970, et dont il n’y a plus trace, j’ai retrouvé au moins quatre réécritures du texte sur l’histoire et la généalogie, et si l’on y ajoute le cours de Vincennes, on a l’équivalent d’un véritable volume sur Nietzsche ! Foucault se dédouane de Heidegger avec Deleuze, mais il se prépare aussi à se dédouaner de l’ontologie.  

Dans ces mêmes années, le rapport à Heidegger est porteur d’enjeux multiples pour la pensée française : après tout, c’est sur une certaine lecture de l’existentialisme heideggerien que Sartre a pu faire fonds ; par ailleurs la déconstruction, telle que Derrida l’entend, peut être comprise comme une version de la destruktion de la métaphysique, telle que Heidegger l’entend. Le cours de 1970 se situe, de ce point de vue, à égale distance de deux ruptures – à la fin des années 1960, la polémique avec Sartre, consécutive à la parution des Mots et les choses ; et en 1972, paraîtra « Mon corps, mon papier, ce feu » en annexe de l’Histoire de la folie, texte qui accentuera le conflit avec Derrida. Diriez-vous que ces ruptures marquent, pour Foucault, une manière de se démarquer à la fois de la génération intellectuelle qui le précède, et de celle qui le suit ?

Cette chronologie abrupte est peut être plus distendue. 

La polémique à l’égard de Sartre était bien antérieure, et existait à l’ENS lorsque Foucault était étudiant ; comme Althusser le raconte bien dans sa biographie, à l’époque, Sartre était déjà fini pour cette génération de philosophe. 

Cette polémique, Foucault l’évoque plus qu’il ne la suscite, et au moment où elle est montée en épingle, c’est du fait de Jean-Pierre Elkabbach, qui rapporte des propos dont Foucault avait tenus à ce qu’ils restent « off ». 

Peu après la mort de Sartre, à l’occasion d’un numéro des Temps modernes où Claude Lanzmann m’avait demandé d’écrire sur ses relations Sartre-Foucault, j’ai pu constater que si Foucault et Sartre s’étaient rapprochés sur le terrain politique et s’entendaient fort bien, ce n’était pas du tout le cas théoriquement. 

Lorsque l’un et l’autre parlaient des prisons, c’était strictement pour ne pas dire la même chose.

La polémique avec Derrida a été suscitée par ce dernier de manière assez curieuse. Lors de la parution de l’Histoire de la folie en 1961, Derrida écrit à Foucault pour lui dire combien il trouve le texte admirable, ajoutant seulement quelques réserves très prudentes. 

J’assiste ensuite avec Foucault le 4 mars 1963 à la conférence que Derrida sur « Cogito et histoire de la folie ». Même si Foucault est un peu blessé de formules comme « le totalitarisme structuraliste », il n’y a pas rupture ; ils continuent à se fréquenter régulièrement, même après la conférence en 1966 sur le structuralisme à l’Université John Hopkins de Baltimore –  le moment où Derrida se constitue comme personnalité philosophique aux Etats-Unis et affirme l’opposition entre le structuralisme, d’essence phonologique, et l’écriture. 

Mais même lorsqu’il publie ces analyses de l’Histoire de la folie dans la Revue de métaphysique et de morale, il envoie encore à Foucault une lettre très contournée, expliquant que cette publication avait été suscitée par Jean Wahl… Evidemment, lorsque le texte se trouve repris pour la troisième fois dans L’écriture et la différence (1967), il devenait compliqué pour lui de prétendre qu’on lui forçait la main. 

Pour bien comprendre ce qui se joue dans le texte de 1972 « mon corps, ce papier, ce feu », il faut tenir compte d’un point que l’on oublie toujours : l’édition intégrale d’Histoire de la folie, parue en 1961, est épuisée en l’espace d’un an ; ensuite, circule une édition de poche en 10/18 qui connait 10 réeditions de 20 000 exemplaires chacune, qui ne comporte pas le fragment incriminé par Derrida. De ce fait, personne n’avait les pièces du dossier. Foucault n’avait donc pas de raison de répondre. Christian Bourgois, l’éditeur, qui a les droit de la collection 10/18 ne voulait pas rééditer l’édition intégrale. Foucault en obtient le rachat par Gallimard et le Japon en achète les droits pour une traduction. 

Les japonais demandent à Foucault son point de vue sur la polémique pour le numéro spécial d’une revue. La réédition intégrale est alors en cours chez Gallimard. Deleuze suggère à Foucault d’inclure cette réponse japonnaise dans la réeditions de l’histoire de la folie (1972). C’est là que survient vraiment la rupture.

Tout cela pour dire que cette fameuse polémique a été surtout suscitée par des éléments éxtérieurs et étrangers à l’héxagone.

Bine sûr dans le cours de 1970, Foucault parle de l’invention de la loi écrite dans le droit grecque archaïque, et il ajoute « chacun sait que l’écriture ne fait pas la différence ». ça fait sourire la salle mais Foucault ne prononce pas un passage qu’il avait écrit intitulé « l’écriture et le tyran ».

Cette expression est d’autant plus intéressante qu’elle fait écho à la formule « logos est tyrannos », que l’on trouve dans le manuscrit encore inédit d’une conférence intitulée « Haïr la littérature ». Dans cette conférence, prononcée à Cornell en 1972, Foucault attaque incidemment le discours de la déconstruction, et le décalage que celui-ci prétend entretenir vis-à-vis d’autres discours, qualifiés de « métaphysiques » ; cette prétention lui paraît renvoyer à une vaste histoire de la manière dont certains discours ont tenté de se soustraire au conflit des énoncés, en se posant comme détenteurs d’un droit supérieur à dire le vrai. C’est l’ensemble de ces stratégies de surplomb qu’il nomme alors « littérature ». Or justement, le début des années 1970 correspond aussi au moment où Foucault cesse définitivement d’écrire et de publier sur la littérature, rompant avec la série de textes critiques des années 1960 : comment interprétez-vous ce renoncement, ou ce refus ?

Là-dessus, j’ai une hypothèse. Mais je ne puis affirmer qu’elle est explicative. 

Il faut d’abord rappeler que Foucault a appartenu plusieurs années aux relations culturelles. Il avait  invité des auteurs et avait eu l’occasion de fréquenter les écrivains – de tous ordres, d’ailleurs : il y eut cette soirée mémorable où, devant accueillir le président de l’association des écrivains français, il se retrouva face à Jean Bruce, l’auteur d’OSS 117 ; il attendait un Blanchot, et se retrouve avec sur les bras un ancien commissaire de police boudiné auquel il doit faire faire la tournée des boîtes de strip-tease de Hambourg, avec champagne et pépées sur les genoux ! Jean Bruce était si content qu’il est resté longtemps en correspondance avec Foucault, et l’a invité dans sa propriété de Chantilly… 

Mais plus sérieusement, il avait également connu à Hambourg des auteurs comme Robbe-Grillet, et ce n’est pas sans rapport avec les relations qui se noueront, dans les années 1960, avec le nouveau roman et la revue Tel Quel. 

Or, après 1968 et le type d’engagement auquel Foucault s’est associé, et ses fréquents voyages aux Etats-Unis, il découvre que ces écrivains français, Nathalie Sarraute, Philippe Sollers…, qui ont été comme une espèce de révolution dans la littérature, existent beaucoup que parce qu’ils sont devenus l’objet du commentaire des universitaires américains – cette révolution n’existe que grâce au jeu du commentaire académique. 

Dans le même temps, les modes d’existence que créent les jeunes américain lui apparaissent autrement plus riches et révolutionnaires : les flower people, les gays, les écolos, les végétariens, qui inventent des communautés le fascine. Foucault mimait les gestes d’une écrivaine française qui faisait cliqueter ses bracelets en expliquant la libération de l’écriture féminine, et qui riait et commentait : « … et ces écrivains qui méprisent les universitaires, mais qui n’existent que commentés par eux… ». 

A ce moment-là, il a cessé de lire de nombreux contemporains. Il allait voir encore les films de Duras ; mais lui relisait a relu Thomas Mann, Tourgueniev, Gogol, Chateaubriand qu’il a toujours aimé. Je crois que ce fut là la rupture.


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