Intervention lors de la rencontre « Les nouveaux imaginaires subversifs », L’Odéon-Théâtre de l’Europe, 28 mai 2008.
C’est une mince brochure au format carré ; rassemblant une série de photographies qui documentent les inscriptions portées sur les murs de Paris entre le 6 et le 13 mai, elle s’orne sur sa couverture d’un autre carré, plus petit et granuleux, face d’un pavé cubique – non carré blanc sur fond blanc, mais rouge sur fond rouge, et sur lequel on a inscrit :
L’IMAGINA
TION AU
POUVOIR
En retrouvant, voici quelques semaines, cette brochure au plus profond d’une bibliothèque, m’a surtout frappée la date de l’achevé d’imprimer: éditée chez Eric Losfeld (le même éditeur qui publia Ionesco, Vian ou Emmanuelle Arsan), la brochure parut en juin 1968, soit moins d’un mois après qu’aient été rageusement inscrites les phrases dont elle recueille la mémoire. Objet saisissant, du coup : d’une écriture l’autre, du pavé au papier, il semble bien que le mouvement de mai ait été du départ traversé par l’affirmation d’une imagination vive, et par sa transformation en icône ; par le jaillissement des phrases vouées à être effacées sitôt dites, et par le souci de durer et de se survivre (en faisant jouer ce que les anciens appelaient « l’imagination reproductrice », c’est-à-dire la mémoire) ; par l’urgence de salir les murs et par le désir de se muer en objet de librairie ; par le piège de voir les instruments matériels de la lutte devenir symboles – à moins qu’il ne s’agisse, ironiquement, de faire bouger l’ordre des symboles eux-mêmes, en inscrivant sur une couverture de livre, sans nom d’auteur ni aucun des signes qui balisent d’habitude l’imprimé, une revendication qui était alors celle de tous et de personne.
Une chose est sûre, donc : si la question est de savoir dans quelle mesure, en devenant un objet imaginaire et en se liant aux puissances de l’imagination, la révolte s’est trouvée ou perdue, alors cette question ne date pas d’hier – et ceux qui entonnent le refrain selon lequel toute révolte aujourd’hui serait vouée à être consommée, se réduirait à un acte de marketing, paraissent regretter 68 au nom d’une question que le mouvement n’a cessé de se poser. Pour bien faire, il faudrait donc déjà repartir de là : se demander quel sens, quelle portée, quelles ambiguïtés pouvait déjà envelopper, il y a 40 ans, un slogan comme « l’imagination au pouvoir ».
Il faudrait, pour cela, partir de la manière dont 68 a multiplié les slogans à double fond ou à double entente, auxquels on ne peut obéir qu’en leur désobéissant (« il est interdit d’interdire ») et qui ruinent en somme la possibilité même du slogan comme « mot d’ordre » et instrument de discipline. De même pour « l’imagination au pouvoir » : s’agissait-il de nommer un rêve, ou un cauchemar ? Après tout, les situationnistes sont en pointe du mouvement et « la société spectaculaire-marchande » décrite par Guy Debord pourrait se définir exactement par le règne de l‘imagination. Ou encore : dire « l’imagination, au pouvoir », est-ce énoncer à l’époque une revendication, ou un constat ? Après tout, tout le monde est alors plus ou moins lacanien, et « l’imaginaire » chez Lacan, c’est fondamentalement l’ordre du leurre et de l’aliénation, la manière dont le sujet, face au miroir, tâche de remédier à son douloureux morcellement en se reconnaissant (et se méconnaissant) dans son reflet sans profondeur – comme la France, à l’époque, dans la haute stature du Général. « L’imagination au pouvoir », est-ce que ce n’est pas la meilleure description qu’on puisse donner, en 1968, du gaullisme ?
Il faudrait ensuite parler, plus largement, de la manière dont 68 a été très tôt, tout de suite, perçu et décrit comme une révolution imaginaire : carnaval où les insurgés rejouaient la commune cependant que les gaullistes mimaient la résistance, mouvement se définissant et se réfléchissant comme essentiellement mental (« chassez le flic de votre tête »), mouvement-cerveau comme Deleuze parlait de « film-cerveau » pour désigner ces univers cinématographiques qui paraissent se déployer d’abord à l’intérieur des crânes. Dès le mois de juillet, Michel de Certeau écrit dans La Prise de parole :
« assurément, l’historien peut retrouver ici Petrograd, les soviets, la Commune de 1848, l’idéologie ouvriériste, l’utopie fouriériste ou le trotskisme d’antan ; reconnaître combien le fait nouveau mime les événments anciens (…) mais en identifiant les pièces historiques g^race auxquelles il voudrait reconstituer le puzzle du présent, l’historien ne saisirait pas que la « mise en scène » est l’événement lui-même ».
Mais toute la question était alors : à supposer que ce que nous sommes en train de vivre soit imagination, que faut-il en conclure ? Faut-il y voir un signe de l’inanité du mouvement, de sa dimension superficielle ou idéologique, révolte petite-bourgeoise sans prise sur l’infrastructure économique – en bref, une révolte seulement imaginaire ? Ou faut-il y voir le signe d’un mouvement qui, en s’attaquant à l’imaginaire national, militaire, politique, sexuel…, a du même coup touché à l’essentiel, parce que l’ordre social n’existe qu’à la condition que les individus y investissent un sens qui dépasse les seules relations économiques, et dont un matérialisme strict ne suffit pas à rendre raison ? C’est la question que posait, dès cette époque, Cornélius Castoriadis, question qui prendrait forme plus tard sous la forme d’un gros livre justement intitulé L’Institution imaginaire de la société :
« Pourquoi est-ce dans l’imaginaire qu’une société doit chercher le complément nécessaire à son ordre ? Et pourquoi rencontre-t-on chaque fois, au noyau de cet imaginaire et à traverse toutes ses expressions, quelque chose d’irréductible au fonctionnel, qui est comme un investissement initial du monde et de soi-même par la société, avec un sens qui n’est pas dicté par des facteurs réels (…) sens que l’on reconnaît à la fois dans le contenu et dans le style de sa vie ? »
En ce sens, on le voit : une bonne part des réflexions directement nées de 68, une bonne part des expériences aussi, a consisté à se demander, et à éprouver, ce que pouvait bien vouloir dire « l’imagination au pouvoir » : en quel sens les relations de pouvoir s’entretissent d’imaginaire, et en quel sens l’imagination peut leur faire obstacle.
Faut-il dire pour autant que c‘est ce même débat qui s‘est rejoué, ces dernières années, autour de « l’héritage de 68 » (et ces dernières semaines, autour du sens à donner à l’inflation commémorative de ce quarantenaire) ? Il me semble que la discussion a pris, en fait, un tour un peu différent. Auparavant, le débat opposait d’un côté, ceux qui voyaient dans l’imagination une mince pellicule déposée à la surface des relations sociales (un masque, un écran de fumée, etc), et en concluaient que 68 n’avait rimé à rien ; et ceux qui, comme Castoriadis, affirmaient que toute société se soutient d’une part d’imaginaire et en concluaient que 68, en touchant à cette part-là, en appelant à libérer la pensée et la parole, à interroger les représentations, avait fait un pas décisif vers l’émancipation et donné force à l‘utopie. Depuis quelques années, un autre discours a émergé : discours qui consiste à considérer qu’en revendiquant « l’imagination au pouvoir », 68 a bel et bien touché au fond des relations sociales, au « code source » de nos rapports sociaux : mais non pas pour nous libérer, ou pour nous permettre de nous approprier cette dimension « instituante » comme disait Castoriadis ; au contraire, pour nous enfoncer encore davantage dans une existence aliénée par la rationalité marchande et incapable de lui opposer une forme de résistance politique. En bref, l’argument consiste à dire : s’il faut, comme l’affirmaient les émeutiers, prendre l’imagination au sérieux, c’est qu’elle est devenue à la fois la ruse, l’instrument et la machine du pouvoir. Du coup, on ne peut pas débattre ici de la question des « nouveaux imaginaire subversifs » sans prendre en compte ce soupçon-là – soupçon suivant lequel « imaginaire » et « subversion » seraient dans nos sociétés des termes foncièrement antagoniques, de sorte que se fier à l’un serait renoncer à l’autre. L’imagination, c’est-à-dire le pouvoir ?
Essayons de préciser les contours de ce reproche. Si l’on repart du slogan de 68, on voit qu’il émettait, au moins, une triple critique et une triple revendication. 1/ « l’imagination au pouvoir », c’est d’abord un slogan anti-autoritaire : mettre l’imagination au pouvoir, c’est d’une certaine manière ruiner le pouvoir lui-même – cela revient, plutôt que de se demander qui mettre à la tête de l’Etat, à contester que l’imagination, que la créativité sociale doive être soumise à une autorité quelconque pour s’exercer. Contre l’autorité, la création. 2/ « l’imagination au pouvoir », c’est aussi un slogan anti-conformiste : slogan contre la monotonie, contre le retour identique du même, contre le Général inamovible et le sérieux de plomb de l’ORTF ; slogan aspirant non à une simple alternance, mais à une diversité, à une différence qui ne cesserait plus. Comme le disait, dans la même brochure rouge, un autre graffiti : « monolithiquement bête, le gaullisme est l’inversion de la vie ». Contre le conformisme, la diversité. 3/ « l’imagination au pouvoir », c’est enfin ce qu’on pourrait appeler un slogan « anti-idéel » – au sens où l’imagination, faculté de chacun, s’oppose aux idées qui devraient être les mêmes chez tout le monde. Revendiquer « l’imagination au pouvoir », plutôt que « vive la Révolution » ou « tout le pouvoir aux soviets », c’est mimer un slogan politique pour lui faire dire qu’en fait, aucun impératif politique, aucun mot d’ordre ne devrait impliquer de sacrifier l’authenticité et les aspirations des individus. Ce que disait aussi en 68 un autre slogan : « la révolution cesse dès l’instant qu’il faut se sacrifier pour elle » ; ou ce que dénonçait Michel Foucault en résumant ainsi la doctrine du Parti Communiste Français: « pas ici, pas maintenant, pas toi ». Contre les doctrines, programmes, et horizons, la singularité et l’authenticité.
En bref, défendre l’imagination, ce serait défendre la créativité, la diversité et la singularité, contre l’autorité, la monotonie et le surplomb de l’ordre en place (ou celui des « grands récits » révolutionnaires qui prétendent s’y opposer). Du coup, toute la question est de savoir si, aujourd’hui, ce triple horizon peut dessiner quelque chose d’une utopie (un « autrement qu’être du social »), ou si ces principes se sont trouvés repris dans la grande machine capitaliste elle-même. Trois fronts se dessinent.
1/ Le front des relations de travail. C’est la grande thèse développée par Luc Boltanski et Eve Chiappello dans Le Nouvel esprit du capitalisme : mai 68 aurait vu émerger une « critique artiste » des relations de travail, très différente de la critique sociale traditionnelle du mouvement ouvrier, et contestant moins l’exploitation que la répression exercée par la société sur la créativité des individus. Le capitalisme aurait, depuis, vu tout le bénéfice qu’il pouvait tirer de ces aspirations, et réinvesti les valeurs de création dans les nouvelles formes de management : en promouvant l’entreprise comme lieu d’épanouissement et de reconnaissance pour les salariés, en individualisant à l’extrême les relations de travail, en valorisant l’investissement personnel, le « nouvel esprit du capitalisme » aurait fait du désir de création une arme redoutable contre l’émergence d’une critique sociale et d’une conscience de classe. En bref : retournement de la créativité en auto-exploitation.
2/ Le front des pratiques de consommation. Sur ce point, le soupçon envers l’héritage de 68 consisterait à dire ceci : il y a 40 ans, la critique de la consommation était une critique de l’empire des objets (« cache-toi, objet », disait un graffiti) au nom de la libre expression des sujets. Cette critique a été entendue – mais elle l’a été par le marketing et les politiques de marques contemporaines, désormais préoccupés de vendre, non des objets, mais des formes de subjectivité, en faisant de chaque marchandise la promesse d’un style de vie, voire en inventant des objets dont la fonction même est de permettre à chacun de devenir soi-même, en choisissant, ordonnant et composant les flux et les stocks d’information disponibles (le lecteur MP3 ou le Ipod constituent de ce point de vue, un modèle central). En bref : retournement de la diversité en diversification indéfinie du marché.
3/ Le front de l’engagement politique. Sur ce point, la critique consisterait à affirmer qu’à force de dénoncer le « bridage », des imaginations singulières par les mots d’ordre collectifs, on s’est rendu totalement incapable, d’une part de se mobiliser au service de causes qui dépasseraient notre propre horizon privé, d’autre part d’accepter la part de discipline et de coordination que de telles mobilisations impliquent. Autrement dit, là où 68 affirmait l’indifférence de l’imagination au pouvoir (lorsque les manifs passaient devant l’Assemblée nationale sans s’y arrêter), et l’insoumission de l’imagination aux logiques de puissances et de prise de pouvoir, ce double refus aurait conduit, quarante ans plus tard, à l’indifférence et à l’impuissance tout court, au règne de l’égoïsme, à la crise de toutes les formes de mobilisation, à la substitution d‘une démocratie d‘opinion à la démocratie de partis, etc. En bref : retournement de l’authenticité en individualisme apolitique.
De ces trois objections, il faudrait donc discuter. Ma conviction, en l’affaire, pourrait se résumer ainsi : aucune de ces objections, aucun de ces soupçons, n’est infondé – mais ce serait manquer, pour le coup, d’imagination, ce serait céder à la facilité de l’amertume que d’y voir des vérités définives, et d’entonner sur chacun de ces fronts la rengaine de la « récupération ». Aucun de ces retournements n’est joué ; chacun est l’objet brûlant de quelques luttes actuelles. Il faut entendre, disait Foucault, le grondement de la bataille : prêtons l’oreille.
1/ Il y a une bataille sur le front du travail, entre création et autorité. Lorsqu’on accuse les manifestants de 68 d’avoir été les alliés objectifs d’une conversion vers le « capitalisme soft », le new management, etc, on va trop vite sur deux points. 1/ On suppose d’abord qu’à l’époque, il y aurait eu d’un côté une critique (estudiantine) des relations d’autorité, et de l’autre une critique (ouvrière) des relations d’exploitation ; on fait jouer, en bref, la vieille thèse selon laquelle 68 serait né de la convergence accidentelle de deux mouvements hétérogènes. Or, ces deux luttes étaient profondément inséparables : il suffisait d’entendre, il y a quelques semaines, la série de reportages diffusés sur France-Culture sur la mémoire de Billancourt, pour mesurer que la critique de l’autorité n’était pas le seul fait de quelques « artistes » germanopratins, mais tout autant d’ouvriers confrontés à l’interdit syndical, à l’obligation de se cacher dans les monte-charge pour se réunir, à l’exclusion du pantalon dans les ateliers féminins. Critiquer la manière dont le pouvoir mutile la vie, alors, ce n’était pas opposer la frivolité au sérieux de la lutte sociale : c’était toucher aux disciplines qui faisaient fonctionner l’instrument de production. 2/ On suppose d’autre part que la « conversion créative » du capitalisme serait un processus accompli de l’intérieur des entreprises, et à l’initiative rusée de la seule hiérarchie. Or, certaines enquêtes sociologiques montrent au contraire que l’exigence d’émancipation, d’expression saisit les entreprises de l’extérieur, depuis la société, et prend à rebrousse-poil des hiérarchies encore massivement attachées à la discipline « old style ». Je ne peux ici faire mieux que de renvoyer à l’enquête de la sociologue Isabelle Ferreras auprès des caissières de la grande distribution en Belgique, et à l’entretien qu’elle a accordé dans le dernier numéro de Vacarme. Que montre-t-elle ? Que les relations autoritaires et hiérarchiques perdurent à l’intérieur de l’entreprise : Auchan n’est pas devenu la Silicon Valley. Que s’il y a conflit entre cette logique et l’exigence d’expression, de participation et d’égalité, c’est parce que celle-ci est portée par les caissières elles-mêmes, au nom de leurs conditions de travail. Qu’un conflit se joue aujourd’hui, sur les lieux du travail, entre un imaginaire domestique (celui de la hiérarchie, pour laquelle « le client est roi »), et un imaginaire démocratique, selon lequel être en contact avec des clients, c’est exiger de « n’être plus le domestique de personne ». En bref, c’est aller un peu vite que de croire la création passée, avec armes et bagages, du côté du capitalisme : l’exigence d’inventer son rôle est, au cœur des entreprises contemporaines, un enjeu de conflit.
2/ De même, il y a une bataille sur le front de la consommation, entre diversification des produits et appropriation des objets. Lorsqu’on dit, aujourd’hui, que la révolte est devenue une marchandise, qu’elle s’est muée en objet de consommation, on suppose un partage clair entre d’un côté la spontanéité pure des révoltes « à l’ancienne », et de l’autre la passivité obligée du comportement « consommateur ». Or, on oublie ce faisant qu’après 68, une partie de la critique de la consommation a consisté, non pas à rejeter tout recours aux marchandises (ce qu’ont effectivement tenté un certain nombre de communautés, avec l’effort pour vivre en autarcie, etc), mais à se demander ce que les gens font avec les produits de consommation qui leurs sont imposés. C’est la thèse que développait Michel de Certeau, dans son grand livre sur les « arts de faire » (L’invention du quotidien, 1980) : parler de consommation, est très réducteur, car cela laisse supposer que les consommateurs sont passifs et se contentent de subir, de « s’abrutir » devant la télé, etc. On oublie du coup de se demander ce que les gens fabriquent de ce qu’on fabrique pour eux, de s’intéresser à la façon dont ils plient les normes de la consommation à des logiques d’usage, à des bricolages, à des savoir-faire dont le savoir savant ne sait rien. Cette problématique des « arts de faire », des « usages », déplaçait le débat : il ne s’agissait plus tant d’opposer les objets aux sujets (pour en conclure que les seconds sont forcément dominés par les premiers), que de distinguer entre les usages prescrits, les formes de subjectivités dessinées en filigrane par les « modes d’emploi » de la consommation de masse, et l’invention par les acteurs d’un usage second – reprenant ce qu’on appelle dans la tradition ouvrière la « bricole » ou la « perruque ».
Cette question, qui se posait à une époque où les médias, en particulier, ne permettaient guère de souplesse ou d’interactivité, se pose avec d’autant plus d’acuité aujourd’hui : plutôt que de se plaindre, par exemple, que l’industrie culturelle ait envahi notre imaginaire, il faudrait se demander ce que nous faisons de ces images-là. C’est aussi une question très concrète : toute la bataille sur la propriété intellectuelle, qui fait rage aujourd’hui dans les domaines les plus variés (de la musique au logiciel libre, de celui-ci aux brevets de l’industrie pharmaceutique), est d’abord une bataille contre ceux qui ont intérêt à interdire la reproduction et les modifications des œuvres, donc qui tiennent à maintenir juridiquement la distinction entre producteurs et consommateurs – ce, lorsque les technologies contemporaines vont vers l’effacement de cette distinction, et permettent aux individus d’insérer les produits de consommation dans des productions nouvelles.
3/ Il y a enfin une bataille sur le front politique, sur le sens à donner à l’individualité. Ici, il faudrait renvoyer à tout le travail entrepris depuis quelques années autour des « politiques de l’individualisme » par Philippe Corcuff, François de Singly, Danilo Martuccelli, d‘autres encore. Un colloque doit d’ailleurs, au mois de juin, réunir à Cerisy la Salle ceux qui travaillent aujourd’hui à réouvrir la problématique de l’individualisme. Deux questions se posent, en fait : 1/ est-il si sûr que l’extension de l’individualisme, ou du « singularisme » (pour parler comme D.Martuccelli, c’est-à-dire de l’exigence de se soucier de soi-même et de s’épanouir dans son authenticité), soit opposée à toute préoccupation sociale et à toute attention aux solidarités collectives ? Y a-t-il à choisir entre le souci de soi et le souci de la société ? Je me souviens d’un bref trouble, il y a quelques années, lorsque le journaliste économique bien connu Jean-Marc Sylvestre, victime d’un accident cardiaque, avait au micro de France-Inter chanté durant quelques semaines des péans au service public de santé , reconnaissant que, sans le dévouement des soignants, il ne serait plus là. Le trouble venait de ce que cet « aveu », qui venait contredire les positions habituellement tenues par Sylvestre, s’avérait en même temps parfaitement compatible avec les catégories de son discours : simplement, la « promotion de l’individu », la « défense de ses capacités d’initiative », se révélaient dépendre d’un système de solidarités collectives. L’urgence n’est peut-être pas de déplorer la montée de l’individualisme, mais de déplier plus clairement ce souci du monde inscrit au cœur de l’imaginaire de l’individu. 2/ est-il si sûr, d’autre part, que le refus de se plier à une discipline énoncée au nom d’idéaux supérieurs suscite forcément le désordre et l’impuissance ? On pourrait aussi bien dîre l’inverse : les collectifs fondés sur l’intérêt supérieur (de l’Etat, du parti, de la révolution…) sont en crise, cependant que les formes de mobilisation les plus actives sont celles où les individus entrent, sortent, circulent sans se voir culpabiliser ou dénoncer. Il faudra y revenir.
Ni la création, ni la diversité, ni l’authenticité n’ont donc cessé de trembler sur leur base, ni ne se sont rangées une fois pour toutes d’un côté ou de l’autre des batailles en cours. A travers celles-ci, se dessine à mon avis une même question, que je me contenterai en conclusion de nommer : question d’un imaginaire radicalement démocratique. La démocratie se laisse-t-elle imaginer ? Ce qui veut dire aussi: l’imagination se laisse-t-elle démocratiser, elle si prompte à réactiver les figures autoritaires de la violence libératrice, de l’homme providentiel ou de l’utopie bien ordonnée ? Quelques années avant que s’écrive sur les murs « l’imagination au pouvoir », en 1965, Samuel Beckett avait de son côté tenté une autre formule, une manière de dire qu’il n’y a d’imagination subversive que subvertie, écharpée, mise en pièces, arrachée à ses figures anciennes pour être reconduite à sa pratique sans certitude. De cette formule aussi, qui désigne une tâche à venir, nous gagnerions à hériter :
IMAGINATION
MORTE
IMAGINEZ
Mathieu Potte-Bonneville