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Complications
De Canguilhem à Docteur House.
Posted in Autour des images 15 min read
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Première publication : Mediapart, 2 juin 2008.

Si Dr House se distingue dans l’univers des productions télévisuelles contemporaines, c’est d’abord parce que l’addiction que la série suscite est en raison directe de sa parfaite immobilité : chaque épisode suit un ordre rigoureux, s’ouvrant sur le spectacle du futur patient saisi dans l’univers de son activité quotidienne, bardé des signes de sa position sociale (nageur, avocate, prisonnier…), signes dont la maladie le dépouillera sitôt que la caméra (et le spectateur à travers elle) l’aura élu et remis inanimé entre les mains des diligents assistants du docteur. Générique. Ensuite, bien sûr, des choses se passent (l’assistante est amoureuse, la directrice tente de tomber enceinte, etc), tous événements si visiblement insignifiants qu’ils paraissent n’avoir pour fonction que de souligner par contraste l’imperturbable déroulement du rituel : le malade développe une série de symptômes, de plus en plus aberrants et graves, le Dr House le soumet à une série de tests plus ou moins inventifs, dangereux et contestables au regard de la déontologie médicale, s’ensuivent quelques plaisanteries, disputes et désaccords, puis le Dr House identifie, in extremis, la nature du mal. Parfois cela suffit à sauver le malade, parfois non. Générique. En bref, sans cesser de se présenter comme un feuilleton (du fait des événements qui, de manière suivie, affectent les personnages secondaires et se prolongent d’un épisode à l’autre), Dr House paraît fonctionner suivant le système de la série « à l’ancienne » (disons, Columbo), où prévaut le principe de l’éternel retour du même, et où l’on prend d’abord plaisir à retrouver dans un ordre immuable des figures familières : à rebours, donc, de ces séries où louper un épisode vous laisse irrémédiablement perdu, comme c’est le cas pour 24, mais tout autant pour General Hospital, soap opera antédiluvien où docteurs et infirmières s’aiment et se délaissent ad libitum, et que Gregory House regarde avec gourmandise au lieu d’assurer ses consultations.

Ce clin d’œil aux ancêtres indique bien, pourtant, que Dr House ne se contente pas de ressusciter une forme surannée, et se situe exactement dans le même espace que les autres séries contemporaines : espace où il s’agit tout d’abord d’explorer ce que peuvent apporter à la palette traditionnelle des genres (policier, espionnage, médecine, etc) les diverses manières de faire jouer ensemble les principes du feuilleton (suivi, organisé en « saisons ») et de la série (répétitive, soumise à une charte fixe). Dans Alias, par exemple, tout le jeu consistait à énumérer méthodiquement toutes les permutations possibles des rôles entre les mêmes personnages (chacun fut, à son tour, de saison en saison, agent double, conjoint brisé, etc) ; dans 24, à tuer à chaque saison quelques personnages principaux, donc à réintégrer dans la dimension du feuilleton (où le temps passe, et où l’on meurt) des éléments que l’on croyait appartenir à la série. Ce sont là des univers où « il faut que tout change, pour que rien ne change », comme eût dit le Guépard de Lampedusa. Dans Dr House, c’est l’inverse : il s’agit avant tout de montrer que, quelles que soient les vicissitudes du cœur ou du monde, il y a des choses qui ne changent pas, parce que leur déroulement est réglé, non par l’histoire, mais par la nature qui en disperse les faux-semblants pour rendre chacun à l’affrontement immémorial de la vie et de la mort, du mal et du soin, affrontement dont le médecin n’est jamais que l’agent ou le médiateur. Il s’agit, en d’autres termes, de démontrer que, du fait de son temps propre, il n’y pas d’histoire de la médecine, et que l’exercice du diagnostic s’emboîte dans le déroulement des « saisons » sans s’en trouver le moins du monde affecté (ici, la forme et la politique se touchent – oh oh, cela devient intéressant).

Précisons. Il suffit d’avoir vu un épisode de Dr House pour comprendre que cette série transpose, à l’univers du diagnostic, la logique de l’enquête policière et celle du film à suspense : l’enjeu est, à chaque fois, de comprendre ce dont le patient souffre, assez vite pour lui éviter de mourir. Dans les histoires policières, ce type de synopsis est en fait d’un secours assez limité : les enquêtes policières ayant une fâcheuse tendance à se dérouler post mortem, il faut à chaque fois des prodiges d’ingéniosité (et pas mal d’artifice) aux auteurs de polars pour ajuster l’un à l’autre le tempo de l’investigation et celui du compte à rebours, pour nous convaincre que le tueur et le détective avancent, d’un même pas, l’un vers le meurtre, l’autre vers la vérité. Le coup de génie des réalisateurs de Dr House est d’avoir compris comment les progrès d’une maladie pouvaient constituer une synthèse « naturelle » entre ces deux logiques. Nul besoin, ici, de ficelle narrative : d’un côté, la multiplication des symptômes suit un ordre de dramatisation croissant ; de l’autre, elle vient inscrire sur le corps des indices de plus en plus nombreux permettant d’identifier les causes du mal. D’un côté, une chair de plus en plus meurtrie ; de l’autre, un tableau clinique plus net et complet : du lit d’hôpital au tableau blanc de House, s‘établit un rapport du même ordre que, dans « le portrait ovale » d’Edgar Poe, la malédiction unissant la beauté du portrait à son modèle exsangue. En bref : la maladie et la médecine échappent ensemble aux complications du monde, parce qu’elles se nouent l’une à l’autre dans le jeu des « complications » pathologiques, qui les soustrait aux évenements extérieurs en leur imposant son seul rythme.

Dans Dr House, il s’agit avant tout de montrer que, quelles que soient les vicissitudes ou du monde, il y a des choses qui ne changent pas parce que leur déroulement est réglé, non par l’histoire, mais par la nature.

Cette manière de faire reposer le scénario sur le seul développement du mal a un autre effet : se trouve du même coup mise en scène la divergence supposée radicale, entre le point de vue que les malades peuvent avoir sur ce dont ils souffrent, et celui que le médecin se doit d’adopter – c’est d’ailleurs parce qu’il est lucide sur cette divergence que House refuse obstinément de voir ses patients, et leur délègue ses adjoints. C’est que la « complication » est, pour le médecin, la voie royale de l’accès au sens, cependant qu’elle est pour le patient la terreur même. Comme le notait déjà le philosophe de la médecine Georges Canguilhem :

« au fond l’anxiété populaire devant les complications des maladies ne traduit que cette expérience. On soigne davantage la maladie dans laquelle une maladie donnée risque de nous précipiter que la maladie elle-même (…) La rougeole ce n’est rien, c’est la broncho-pneumonie que l’on redoute. La syphilis n’est si redoutée que depuis ses incidences d’ordre nerveux. Le diabète ce n’est pas grave si c’est glycosurie seulement. Mais le coma ? Mais la gangrène ? »

(Le Normal et le pathologique, p.133).

A l’inverse, par contre, coma et gangrène pourront indiquer au Dr House un cas de diabète particulièrement « compliqué », ou subtilement indécelable… De là, que les 52 minutes de chaque épisode voient s’opérer un renversement radical : au début, et tant que le patient est encore capable de donner tant bien que mal forme et sens à ce qui lui arrive, le médecin est impuissant (« they are all lying », ne cesse de marmonner House : la parole du patient est menteuse par nature, puisqu’elle n’est pas gagée sur les signes corporels de la maladie). A mesure, par contre, que le malade se trouve réduit a quia, c’est-à-dire ramené à une pure surface d’observation, ou forcé d’avouer ses fautes devant la menace d’y rester, le médecin peut faire son œuvre – c’est-à-dire, très précisément, intervenir à l’instant crucial où la série des symptômes délivre sa vérité, pour en inverser la logique et empêcher la complication de se dénouer dans la mort, dans une version clinique des « cinq dernières minutes ».

C’est d’ailleurs pourquoi House se doit d’être aussi désagréable, misanthrope et atrabilaire. Au-delà d’une observation exacte et drôle de certains travers de nos médecins spécialistes, au-delà aussi de l’inversion ironique du stéréotype du docteur en blouse blanche, le personnage campé par Hugh Laurie porte une philosophie de la médecine, qui est parfaitement en accord avec la construction du récit : philosophie toute d’hostilité envers les règles et les procédures censées organiser le rapport entre médecin et patients, parce que leur seul effet est selon House d’interférer entre lui et la maladie, au risque de lui faire manquer l’instant crucial, et de mettre la vérité en retard sur le danger (« ce n’est pas grave, on comprendra à l’autopsie » est l’une des plaisanteries favorites de House lorsqu’on entrave ses décisions). En quoi il faut bien avouer, quoi qu’il en coûte, que le bon Gregory House est l’exact jumeau de l’affreux Jack Bauer de 24 (qu’il cite d’ailleurs une fois, dans la deuxième saison – se souvenir ici que les deux séries sont également produites par la très réactionnaire Fox, ce qui occasionne d‘ailleurs quelques embarrassants sermons sur l’utilité de la prière, dans la saison 2). Jumeaux inversés, comme il se doit, dans un miroir : l’un accomplissant sa tâche salvatrice avec une méchanceté carnassière, l’autre exécutant les pires exactions avec l’œil mouillé et la lippe penaude. Mais jumeaux tout de même : l’un et l’autre, également convaincus de la supériorité absolue de la décision sur la délibération, en une belle leçon de politique à la manière de Carl Schmitt. L’un et l’autre, également persuadés de ce que la sauvegarde de la vie est un impératif absolu, qui exige de ne s’encombrer d’aucune des formes particulières que cette vie peut prendre – cette conviction autorisant Bauer à mutiler, torturer, etc, et House à manquer à l’obligation de confidentialité, à briser des ménages, etc : seul compte le vivant, la « vie nue », peu importe le vécu ou le vivable. L’un et l’autre, enfin, ne tirant leur autorité que d’être pris dans un combat qui les dépasse absolument et où ils risquent en permanence de se confondre avec leur adversaire – Bauer de terroriser, House de tuer, l’un et l’autre gérant cela par une toxicomanie prononcée, prix qu’ils paient pour côtoyer le mal.

…en quoi il faut bien avouer, quoi qu’il en coûte, que le bon Gregory House est l’exact jumeau de l’affreux Jack Bauer de 24.

Ici s’arrête sans doute le parallèle (et c’est le moment de se demander ce qui rend Dr House infiniment plus regardable que 24). Hypothèse : dans ce combat, ce qui sauve à mes yeux Gregory House, c’est d’être tout de même plus près de la vie que Bauer – disons : plus près de ce qui, dans la vie, résiste à la mort sans la mimer pour autant. Soit au moins, une absence réjouissante de culpabilité, une paillardise à la Diogène, et surtout un sens du trait d’esprit qui (en V.O. tout au moins) est un bonheur de dialoguistes. S’indique par là, et dans les interstices d’une série où le diagnostic s’authentifie si souvent de la brutalité avec laquelle il est énoncé, tout autre chose, et comme une piste à suivre : mettre ces mots d’esprit dans la bouche de House, ce n’est pas seulement profiter des talents clownesques de l’acteur, ou des ressources de l’understatement dans la lignée de Seinfeld ou Friends ; c’est aussi suggérer, comme à contrecoeur, que la vérité médicale n’est pas séparable d’une manière de dire, que l’usage du langage n’est pas seulement une pénible corvée artificiellement plaquée sur le savoir mais s’entrelace profondément avec lui, que l’éthique ne vient seulement pas flanquer la médecine d’un poids de convenances abusives – du moins sitôt que l’on suppose que les médecins sont encore des sujets parlants. L’humour de House n’est pas seulement un truc de mandarin, ou une ruse de la maîtrise : c’est aussi une façon de rappeler que la vérité est chose de parole, irréductible en cela à la réalité douloureuse qu’elle exhibe, ou au savoir dont elle s‘autorise.

Ainsi la série dit-elle une chose et son contraire. Une chose : que la médecine est, non hors du temps, mais hors l’histoire parce qu’elle doit se régler sur le temps impérieux de la « complication » ; que les vues du malade et celle du médecin se croisent exactement, le discours du second prenant sens lorsque le premier se tait ou s’effondre dans le gémissement (Michel Foucault disait : la médecine moderne naît quand on demande au malade, non « qu’avez-vous ? » mais « où avez-vous mal ? ») ; que l’autorité médicale ne souffre aucune entrave, prise qu’elle est dans l’obligation d’intervenir dans cet instant sans épaisseur qui sépare la vérité de la mort. Mais son contraire : que les gens parlent, et ne sauraient du même coup se réduire à des corps, comme ceux que la série pénètre à travers ses animations en images de synthèse ; que les paroles des uns font rire les autres, retablissant (mieux que ne le ferait un respect compassé) une égalité entre tous par-delà la frontière des compétences et des expériences ; et qu’il y a des « mots d’esprit », autrement dit que la vérité s’entrelace aux formes du bien-dire, sauf à se réduire à ces constats que plus personne n’est là pour écouter (« heure du décès : 23h20 »). A ce titre, il me semble y avoir un assez beau conflit, entre l’obstination de cette série à rester drôle et ses intentions politiques – intentions où je crois déceler comme un désir de retour à l’ordre, après des années où l’autorité médicale fut destabilisée, notamment par les mouvements de lutte contre le Sida, des années où la médecine s’est vue, en quelque sorte, violemment rappeler aux transformations de l’histoire, et le rapport médecin-malade aux exigences de la politique.

On pourrait, en fait, conclure comme ceci : la manière dont les mots du Dr House nous font rire, sont une raison de se rappeler qu’il ne faut rien céder, au dehors, à tous les Dr House du monde, lorsque ceux-ci sont tentés d’oublier que leurs patients sont non seulement le support de leurs maladies, mais aussi des sujets capables de rire, comprendre, penser et parler.

Mathieu Potte-Bonneville


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