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Après. Pendant. Avant.
Trois mots du confinement (2020)
Posted in Formes brèves 4 min read
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Publié dans Tenou’a, à l’invitation de Stéphane Habib. Juin 2020.

1. Après. C’est plus fort que moi : à chaque fois que j’entends ou lis l’expression “le monde d’après”, et les occasions ne manquent pas ces temps-ci, je ne peux m’empêcher d’ajouter mentalement un codicille ironique – le monde d’après qui, au juste ? Dans cet ajout ou cette complication (cette amphibologie, aurait dit Jacques Lacan) je reconnais une pointe de scepticisme, envers l’idée selon laquelle nous aurions traversé en commun l’épreuve d’une crise et pourrions de ce fait, rejetés sur ses rives après le naufrage, communier dans l’évidence d’un nouvel âge du monde capable de mettre fin à la divergence des agendas, à la partialité des points de vue et à la confrontation des bifurcations possibles. Mon sentiment est que la communauté de destin dont cette expression s’autorise lorsqu’elle se dispense, avec une retenue pleine de pathos, de nommer l’événement auquel l’après succède (le monde d’après, d’après tout court, vous savez bien, dit-elle), cette communauté de destin est zébrée d’expériences incomparables – entre les confinés et ceux fermés dehors, fracture à la fois personnelle, sociale, salariale, territoriale dont on devrait prendre le temps de mesurer la profondeur ; de sorte que le sens du “pendant” auquel l’après serait censé faire suite demeure, c’est le cas de le dire, pendant, sa signification promise à un conflit des interprétations peut-être interminable, et peut-être violent.

2. Pendant. J’ai compris quelque chose, pendant le confinement. A l’énigme soulevée par Saint-Augustin quant à l’impossibilité de définir le temps (dès lors que le présent, le passé, le futur brillent sitôt qu’on s’y arrête par leur inexistence), Husserl répond comme on sait par une vie subjective allant se divisant sans cesse en directions divergentes, en protentions et rétentions par où se distribue, depuis la conscience présente, l’attention au réel. La centralité du présent qui s’ensuit peut paraître hégémonique, puisque sans présent d’où ils se trouvent visés, il ne saurait y avoir de passé ni de futur ; et le diagnostic de “présentisme” que l’historien François Hartog a posé concernant la conscience historique contemporaine semble tirer toutes les conséquences de cette centralité, voyant la référence au passé ou au futur progressivement érodées, ou résorbées, dans l’attention exclusive à ce qui se déroule ici et maintenant. 

Mais la vérité est aussi bien inverse : comme le savent les prisonniers sans espoir de remise de peine, ou les relégués dans l’attente indéfinie d’une décision administrative, s’il n’y a ni passé ni futur il n’y a pas non plus de présent, assignable ; non seulement on y perd le décompte des jours, mais le maintenant n’y maintient rien du tout.

J’ai compris cela, donc. Mais je ne saurais dire quand.

3. Avant. Dans un livre publié en 2012 avec l’artiste François Matton, et intitulé Dictionnerfs, je m’étais appliqué à proposer quelques définitions de mots-chimères, comme on tenterait de dresser la nomenclature de ses affects. J’y retrouve une définition quichottesque à laquelle je ne trouve rien à changer ni à retrancher, parce qu’elle me paraît encore saisir exactement le battement entre tendresse et exaspération que suscite toujours pour moi l’évocation des temps anciens (on l’oublie trop souvent, tant la silhouette du chevalier à la triste figure a pris sur ses frêles épaules l’amour envers et contre tout des livres et de l’enfance, la beauté des causes et des trésors perdus : souvent, Don Quichotte est aussi exaspérant). 

Cette définition, donc :

Moulincolie, n.f. : c’était mieux à vent.


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