Intervention lors du colloque “L’humain qui vient” (UNESCO, 16-18/11/2022), table ronde “L’avenir et le devenir historique de l’humain – Eschatologies, téléologies, finalités de l’histoire”.
Et si tous les “intellectuels”, tous les “philosophes”, “poètes”, “écrivains”, “idéologues”, “politiciens”, “savants” (je m’arrête ici arbitrairement) n’échappaient jamais à la “fonction prophétique” ? S’ils pouvaient seulement la moduler et la traduire, que faudrait-il en conclure ?
J.Derrida.
Pour Greta Thunberg.
L’ensemble des motifs que l’intitulé de notre échange nous invite à considérer, « L’avenir et le devenir historique de l’humain – Eschatologies, téléologies, finalités de l’histoire » pose d’emblée une question de registre, ou disons de foyer, si par là on entend le point vers lequel notre attention est conviée à se porter ou à se concentrer, et sans perdre vue qu’il sera aussi question de feux, de flammes, de foyers d’incendie. D’une part en effet, les concepts mobilisés et le registre savant auquel ils empruntent nous incitent à nous installer dans un ensemble de questions d’ordre philosophique voire théologique, dans l’élément des théories du salut et des philosophies de l’histoire, plaçant ainsi notre réflexion sous le signe à la fois de la hauteur de vue et de la longue durée ; d’autre part et pour autant, l’appel à considérer ces questions ici et maintenant ne peut être séparé d’une forme d’urgence, tant elles font signe par ailleurs à une inquiétude collective quant à la possibilité d’infléchir si peu que ce soit le processus qui tend à rendre la Terre inhabitable et à éradiquer la majeure partie des formes vivantes qui la peuplent : le réchauffement climatique et la sixième extinction se sont semble-t-il frayés un chemin jusqu’à nos consciences et se sont invités, enfin, dans le débat public. La réflexion que nous devrions mener ici est donc, en quelque sorte, à double foyer – l’un braqué vers les lointains et adossé à une histoire de longue durée du débat philosophique et théologique sur les fins de l’histoire, débat qui n’a pas attendu les rapports du GIEC ; l’autre, exorbité de se tenir dans l’extrême proximité d’une catastrophe et de scruter le présent depuis une forme d’émotion commune, au double sens où elle excède le monde savant et où elle traduit une anxiété assez largement partagée.
Se pose, dès lors, la question de savoir comment ajuster l’un à l’autre ces deux foyers, ces deux registres, autrement dit statuer sur ce qu’il est possible d’attendre des formes héritées et savantes de la culture face à une conjoncture présente qui de toutes part les déstabilise. Plus précisément, l’enjeu est d’éviter, appliquant celles-là à celle-ci, une série de postures qui reviendraient à en atténuer l’alarme en lui ajoutant un supplément de profondeur. Pour le dire peut-être brutalement, il y a des moments où prendre de la hauteur n’est pas à la hauteur, où l’infortune décourage toute tentation d’en savoir long et où l’exercice de la pensée doit sans renoncer à soi prendre très au sérieux l’avertissement des anciens à l’encontre du stoïcisme, lorsqu’ils caricaturaient Zénon assis aux côtés d’une mère en deuil de son fils et murmurant pour lui-même en guise de compassion : “Que n’a-t-elle appris la doctrine…”. De même, toute réflexion sur la fin des temps ou le temps de la fin qui ne se trouverait pas ébranlée par ce qui nous arrive, et qui en retour ne se donnerait pas pour objectif de propager cet ébranlement jusqu’à susciter des réactions effectives et directes ; toute tentative pour réduire l’inouï au connu (ou, plus subtilement, pour suggérer que le connu a toujours ménagé une place à l’inouï, circonscrivant d’avance dans le discours philosophique un espace pour ce qui le déborde), toute tentative de ce genre me paraîtrait hors de saison, alors qu’autour de nous les saisons vacillent.
Ici, en guise d’aide-mémoire on peut citer les mots sévères que Jacques Rancière adressait, en 1989, à la revue Confrontations en guise de contribution au numéro spécial intitulé : “Après le sujet qui vient”, soupçonnant qu’une telle formulation n’était pas de nature à bouleverser spontanément l’équilibre ordinaire entre le discours supposé savoir et la conscience commune (d’où d’ailleurs le titre légèrement irrité qu’il donnait à son article, “D’après quoi”) : “Toute ruine recèle un temple habitable, déjà habité. (…) dire l’époque ou l’époqual, c’est mettre ensemble dans un même destin le rassemblement de ceux qui pensent à la hauteur de l’après et la masse indistincte dont on suppose qu’elle habite les ruines sans le savoir, qui se définit par cette supposition même et donne par là à la corporation (philosophique) la mission de penser pour elle ce qu’elle vérifie jusque dans son mutisme”. Et Rancière de conclure : “qui veut dire quelque chose sur le temps qui vient doit répudier en même temps la figure du commencement de la fin et celle de la naïveté supposée de l’autre”.
Comment toutefois ne pas renoncer à “dire quelque chose sur le temps qui vient” ? Comment s’installer à la jointure des deux foyers, des deux registres, mais de telle sorte que la parole savante à propos de l’avenir ne permette pas de saisir l’émotion commune sans s’en trouver d’abord saisie, et par-là dessaisie d’elle-même ? En ce point de tension, à cette jointure, c’est peut-être la question du prophétisme qui mérite d’être considérée : après tout, parmi les personnages dont nos cultures héritent, c’est à la figure décriée et suspecte du prophète qu’il revient de lier méditation des fins, interpellation commune et parole efficace. C’est à lui aussi, ou à elle, qu’incombe la tâche de perturber l’ordonnancement des registres entre le discours articulé sur la fin des temps et le plan des émotions partagées, d’introduire le désordre entre parole savante et rumeur commune. Dans la réflexion qu’il consacre aux figures du prophétisme, et en marge de sa dénonciation bien connue du “prophétisme de la chaire”, Max Weber rappelle l’adresse de Yahvé à Jérémie : “Va dans les rues de Jérusalem et parle en public”. Commentant cette référence, Jean-Claude Monod précise : “Un trait du « prophète » (…) est l’idée qu’il s’agit souvent d’un personnage issu de la classe (de la caste) sacerdotale ou de ce que Weber appelle la « hiérocratie », mais qui porte ce qu’il sait « dans la rue », qui s’adresse directement au peuple, par-dessus la caste sacerdotale”. Si d’ailleurs Weber récuse la tendance des professeurs à se prendre pour des prophètes, ce n’est pas seulement du fait de la neutralité axiologique à laquelle leur vocation de savant doit se tenir, c’est aussi parce qu’ils exercent leur magistère dans un espace académique neutralisé où leur parole se déploie sans contestation, où elle peut ressaisir les tempêtes du temps sans craindre le naufrage. Aussi cette interdiction faite aux professeurs de se prendre pour des prophètes n’exclut-elle pas chez Weber un intérêt pour l’interpellation à propos de l’avenir dès lors que cette exhortation est pour ainsi dire hors d’elle-même, c’est-à-dire arrachée au confort de la chaire pour s’installer sur les lieux de la parole commune, pour s’y voir retournée contre les privilèges intellectuels où elle a pris naissance et y frayer avec les formes de l’imprécation (“hors d’elle-même”, comme on le dit aussi d’une grande colère). Comme le remarque encore J.-C. Monod : “ il est difficile de ne pas percevoir une sympathie et même une certaine identification de Weber à quelques-unes des figures qu’il évoque dans son essai, en particulier au prophète Jérémie. C’est sa femme, Marianne Weber, qui en avait fait la remarque dans un passage de la biographie qu’elle a consacrée à son mari (…) : Weber « était particulièrement saisi par la figure du prophète de malheur Jérémie, dont l’analyse atteste […] une forte participation intime »”.
C’est en songeant à cette “participation intime”, chez un auteur qui jugeait par ailleurs le surgissement d’authentiques prophètes incompatible avec la modernité sécularisée, que j’aurais envie de déplacer un peu l’invitation à réfléchir sur “le futur et le développement historique de l’être humain”, en esquissant plutôt cette question : quoi aujourd’hui de la prophétie, des prophètes de malheur et des paroles d’oracle ? Quel type de prophéties circule de nos jours ? Que nous apprend l’écho que celles-ci peuvent trouver dans la conscience commune quant au moment que nous traversons, quant au genre de pensée qui pourrait s’y ajuster et contribuer si peu que ce soit à freiner notre course à l’abîme ? Quel sens spécifique peut, au présent, revêtir le geste de dire l’avenir – si par là on entend à la fois un certain mode de désignation du futur et un certain type d’interpellation, d’adresse à son propos ? Derrière cette question il y a peut-être cette conviction, héritée des derniers travaux de Michel Foucault, que la question de l’ontologie historique de nous-mêmes et celle de la parrhesia, que la question “qu’est-ce que ce temps fait de nous ?” et la question “qu’est-ce que vous êtes en train de faire ?”, que l’exigence de scruter ce qui vient et celle de trouver des formes d’interpellation susceptibles de tirer le monde de sa torpeur sont plus que jamais inséparables.
Pour préciser les contours de cette question, à titre d’exercice en quelque sorte, je me contenterai aujourd’hui de dire quelques mots d’un texte dont l’origine et la circulation sont à tous égards suspects, impurs, problématiques. Depuis quelques années, au fil des catastrophes que le nouveau régime climatique inflige à différentes régions de la planète, ressurgit périodiquement sur les réseaux sociaux quelques lignes assez brèves extraites d’un entretien donné par Marguerite Duras au journaliste Gilles Costaz pour le quotidien Le Matin, le 4 juin 1986. Vous l’avez sans doute, comme on dit, vu passer. Le passage est ainsi rédigé :
Maintenant on pourrait presque enseigner aux enfants dans les écoles comment la planète va mourir, non pas comme une probabilité mais comme l’histoire du futur. On leur dirait qu’on a découvert des feux, des brasiers, des fusions, que l’homme avait allumés et qu’il était incapable d’arrêter. Que c’était comme ça, qu’il y avait des sortes d’incendie qu’on ne pouvait plus arrêter du tout. Le capitalisme a fait son choix : plutôt ça que de perdre son règne.
Marguerite Duras, Tchernobyl, la mort géniale.
Le Matin, 4 juin 1986.
Si la mention de l’extrait crédite systématiquement son autrice, et la date, elle laisse de côté le contexte où le propos s’inscrit (et à vrai dire retrouver l’intégralité de l’entretien dont ce passage est extrait m’a pris un peu de temps) ; mais détachées de ce cadre comme une feuille tombe de l’arbre, ces quelques lignes sont venues se poser depuis plusieurs années sur des événements survenus en divers points du globe, singulièrement les mégafeux – une recherche via l’historique des réseaux Twitter et Facebook témoigne notamment de ce qu’elles furent citées par de nombreux internautes à propos des mégafeux australiens de l’hiver 2020, puis à propos de ceux de Californie, ou plus récemment à l’occasion des feux qui ont défiguré, en France, la Gironde et les Landes ; autant de foyers (au sens cette fois de brasiers) où la parole durassienne a semblé trouver suffisamment de sens aux yeux de ses lecteurs pour se trouver reprise d’un compte à l’autre, chacun l’inscrivant à son tour sur sa propre page dans une opération que le vocabulaire usuel nomme désormais “partager un contenu” même si le sens d’un tel partage demeure largement indécidé, énigmatique.
Voilà le genre d’oracle qui circule de nos jours ; voilà un exemple contemporain de parole d’avenir, et de prophétie de malheur. Vous le jugerez peut-être étrangement choisi, vous serez tentés de dire que la manière dont il se trouve mentionné, mis en circulation, répété déroge à la rigueur élémentaire qui devrait régir les usages sérieux en matière de référence. De bouche en bouche, ou plutôt de page en page, l’auteur et la source ne sont ici repris que pour accorder à cette parole un surcroît d’autorité et attester de sa valeur prémonitoire, non pour en permettre la compréhension et l’évaluation critique. On a là affaire à un fragment, typique de la façon dont l’ère numérique semble favoriser une appropriation morcelée des produits de la culture, en charrie des éléments épars comme on laisserait dériver au gré du courant des corps flottants dont il ne serait plus possible ni requis de reconstituer la totalité où ils trouvaient à s’insérer. Pour ma part, au contraire, voir ressurgir de loin en loin tel passage, telle parole m’intéresse, m’émeut, m’intrigue ; cela me porte à me demander non seulement ce qui s’y trouve dit, mais ce que dit notre empressement à les répéter, à les redire, à les repasser en boucle. (Et puis, que peut bien signifier le sérieux en matière de prophétie ?)
On pourrait bien entendu mener la critique de cet empressement, tant il y a au moins trois raisons de se méfier de ce genre de paroles d’oracle.
Indifférence à l’histoire, illusion de la rétrospection, séductions de l’ambiguïté, acceptation de l’impuissance sous les dehors de la lucidité : il ne serait pas difficile ici, vous le voyez, de faire jouer à propos de ce mince texte et de sa circulation contemporaine les reproches traditionnellement adressés à la fascination pour les discours qui prétendent dire l’avenir, notre désapprobation éclairée lorsque nous voyons le commun s’y faire prendre ou consentir à s’en laisser bercer.
Il me semble néanmoins que les échos rencontrés par ce texte sont susceptibles d’une interprétation plus généreuse, plus conforme à l’injonction de Rancière que je rappelais (“répudier la naïveté supposée de l’autre”), plus inquiète aussi de ce que peut encore signifier notre « désapprobation éclairée » dans la fumée âcre et la teinte orangée que les incendies jettent sur toutes choses. Lisons-le de plus près : on notera que la mention des “feux, des brasiers, des fusions que l’homme avait allumés et qu’il était incapable d’arrêter” se trouve chez Duras insérée dans la fiction d’une “histoire du futur” adressée aux enfants des écoles ; cette fiction introduit entre le présent, le passé et le futur, temps tous représentés dans le paragraphe, l’écart fictionnel et au conditionnel d’une sorte de récit navré où ceux qui viennent après nous se verraient expliquer d’avance comment tout va se terminer pour eux (je rappelle le passage : “Maintenant on pourrait presque enseigner aux enfants dans les écoles comment la planète va mourir, non pas comme une probabilité mais comme l’histoire du futur”). Autrement dit, ce paragraphe n’est pas une simple prédiction, vis-à-vis de laquelle il conviendrait d’adopter ce recul à la fois épistémologique et éthique, typique des modernes, dont j’ai rappelé l’allure ; en recul sur lui-même, le propos de Duras s’y dédouble en une réflexion sur la prédictibilité des événements, sur leur caractère parfaitement prévisible, comme si l’écrivaine n’annonçait pas le malheur sans annoncer en même temps que le temps est venu, “presque” venu, où ce malheur pourra être annoncé. Or cette sorte de prophétisme au carré est en même temps un anti-prophétisme, tant la fiction que Duras esquisse souligne que la capacité à prédire l’avenir n’est pas un savoir réservé ou ésotérique, requérant de celui qui l’énonce une inspiration spéciale ; c’est, ou ce pourrait être, un savoir scolaire, élémentaire et les deux phrases qui suivent en délivrent le contenu à hauteur d’enfant, dans le vocabulaire des petites classes ou de la leçon de choses, renouant avec le goût dont Marguerite Duras témoignait dans ces mêmes années pour les écritures scolaires (ce même goût qui lui fera écrire l’année suivante à propos son recueil La Vie matérielle : “Disons qu’il s’agit d’un livre de lecture”).
De la part de celles et ceux qui aujourd’hui recopient ce mince extrait, y trouvent une manière de traduire leur émotion commune, partager ce texte n’est donc pas exactement louer la lucidité supérieure d’une écrivaine qui aurait su apercevoir, avant les autres, la perspective catastrophique dans laquelle s’engageait alors le monde et dont nous subissons aujourd’hui les effets tangibles ; ce n’est pas déplorer avec fracas que le monde n’ait pas su l’entendre et s’y résigner secrètement. Si cette parole se voit reconnue, je crois, une valeur oraculaire, c’est pour avoir énoncé la libre disposition d’un savoir dont elle n’était nullement l’unique dépositaire, et souligné que la nécessité du cours des choses est désormais patente, susceptible d’être expliquée aux plus jeunes comme l’enchaînement même des causes et des effets. Pour lire ce texte à la hauteur où l’attention commune le place, alors, il ne suffit pas d’en dissiper le prestige littéraire, de ramener la séduction qu’il exerce à la banalité d’une confirmation rétrospective ; il faut encore en mesurer la singularité ; je serais tenté pour ma part de situer celle-ci à l’intersection de deux jugements, l’un portant sur la modernité, l’autre sur l’actualité.
D’un côté, le motif de “l’histoire du futur” auquel Duras donne cette allure d’apologue instantané suggère que la consécution des événements se laisse parcourir dans les deux sens avec une identique certitude : du passé au futur qui ne manquera pas de s’ensuivre, et du futur au passé remontant à la décision qui a condamné notre avenir (“le capitalisme a fait son choix”). Peu importe alors que les choses soient déjà arrivées ou aient encore à survenir, l’avenir ne bénéficiant désormais d’aucun supplément de liberté vis-à-vis des événements advenus une fois pour toutes ; pour parler le langage d’Aristote, c’en est fini des futurs contingents. Cette fiction en rappelle de manière frappante une autre, celle que le mathématicien et physicien Pierre-Simon Laplace introduisit en 1814 dans son Essai philosophique sur les probabilités, expérience de pensée passée à la postérité sous le nom de “démon de Laplace” et qui illustrait son interprétation d’une physique déterministe :
Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était suffisamment vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux.
Je ne m’attarde pas sur la mention du “plus léger atome”, qui compte-tenu du contexte de l’entretien de 1986 trouve d’étranges échos ; me frappe surtout, en rapprochant les deux textes et leur commune indifférence vis-à-vis de l’axe du temps, la façon dont la parole de Duras se pose à contre-courant d’une position fréquemment endossée par la littérature au XXe siècle. Elle ne cherche pas à desserrer l’étau d’une science devenue déterministe, à plaider les droits de la sensibilité contre l’enchaînement froid et mécanique des choses, à y déceler l’interstice d’une liberté possible ; tout au contraire, elle rappelle la modernité au blason qu’elle-même s’est donnée, celle d’une calculabilité intégrale du réel réduisant le temps à une variable que l’on peut parcourir à loisir dans un sens ou dans l’autre. Mais qu’il y ait besoin de procéder à ce rappel raconte aussi l’autre versant de cette histoire : en s’y livrant, l’écrivaine témoigne en acte que cet idéal de prédictibilité coexiste avec son contraire, autrement dit s’accommode de la plus extraordinaire imprévoyance, de la négligence la plus dévastatrice ; au fond, le projet de comprendre comment s’enchaînent, dans la nature, causes et conséquences s’accommode parfaitement de l’indifférence des conséquences de nos actions sur la nature, si parfaitement qu’il faut pour s’en souvenir convoquer les formes tout à la fois puériles et archaïques de la leçon de choses, de l’apologue et du dire prophétique. Singularité d’un tel diagnostic : ce n’est pas que la modernité ait oublié l’être au profit du calcul, laissant au dire poétique le soin de frayer les voies d’un retour ; c’est qu’il faut une parole poétique pour rappeler que le monde est calculable (ce qui confirme peut-être que, comme l’eût dit Bruno Latour, nous n’avons jamais été modernes). Et ce n’est pas non plus que la prévision ait supplanté la prédiction, faisant faire un progrès décisif aux manières de scruter l’avenir ; c’est qu’il faut aux lecteurs d’aujourd’hui une sorte de pythie littéraire pour ressusciter la prévision et pour souligner que, s’il n’est tenu aucun compte de ce que nous savons devoir advenir, ce n’est pas affaire d’impuissance mais de choix, choix du capitalisme et choix collectif (dans l’entretien de 1986, juste après notre extrait Duras ne s’excepte d’ailleurs nullement de ce choix : “je crois qu’il y a aussi quelque chose comme ça chez vous, chez moi, chez tous. On ne savait pas mais on accepte la mort atomique : plutôt ça que de perdre la vitesse, le danger, la folie, le cosmos, Paris-Dakar. Je comprends ça, je suis bien de mon temps”.)
C’est à propos de ce choix, justement, qu’affleure l’autre singularité du texte : je veux parler de l’insistance qu’y met Duras à souligner que la décision fatale a déjà été prise, que la pièce a déjà été jouée, que l’événement qui entraîne selon elle la certitude de l’abîme ne lui est pas contemporain mais d’autant plus inexorable qu’il est déjà survenu et ne saurait être défait. Dans le contexte précis de l’entretien de 1986, ce renvoi au passé fait référence à la fois à la découverte de la fission nucléaire, dont il est vain pour l’autrice de croire que l’humanité pourra y renoncer dès lors qu’elle a maîtrisée, et à l’irréversibilité de la radioactivité des centrales qui rend la pollution irréparable, irrémédiable. Il me semble cependant qu’à l’entendre aujourd’hui, cette façon qu’a Duras de mettre ce qui va arriver en regard de ce qui s’est déjà produit, situant sa parole sur une trajectoire dont le point d’origine la précède, acquiert une portée plus générale. Ce qui se trouve par là contourné ou désamorcé, c’est l’idée que le présent constituerait un instant décisif, dont un sursaut collectif pourrait permettre de renverser radicalement le sens et le destin. De ce point de vue, les propos de Duras sont le contraire d’une alerte : le propre de cet acte de langage qu’on appelle une alerte est de faire coïncider le temps de l’énonciation avec celui du danger énoncé, ce qui permet d’articuler la gravité d’un diagnostic à la possibilité ouverte d’y répondre par une action urgente et décidée, et de placer par là ses destinataires devant l’alternative : c’est maintenant ou jamais. Au contraire reprendre ce texte en 2020, ou 2021, ou 2022 ne revient ni à alerter, ni même à souligner que l’alerte a autrefois été donnée et négligée puisque, si prédiction il y a dans ce texte, elle se plaçait déjà tout entière sous l’autorité d’un passé antérieur ou de plus-que-parfait, dans une manière d’après-coup où l’on reconnaîtra peut-être l’un des traits fondamentaux de l’écriture de Duras (du “Tu n’as rien vu à Hiroshima” à l’incipit d’Un Barrage contre le Pacifique : “Au début, cela leur avait paru une bonne idée d’acheter ce cheval”).
On peut bien sûr juger cette antécédence parfaitement désespérante. Je me demande pourtant si les échos qu’elle trouve aujourd’hui ne tiennent pas, plutôt qu’à une forme de complaisance fataliste, à sa charge critique vis-à-vis de la perpétuelle invocation de l’imminence qui gouverne l’essentiel des discours politiques sur les processus en cours. Notre présent est en effet placé (et cela fait si longtemps que nous en avons perdu le compte) sous le signe d’une forme d’imminence perpétuelle, dans le rappel répété que nous devrions prendre sans plus attendre des décisions critiques parce qu’il sera bientôt trop tard – il nous reste, dit-on, dix ans, ou cinq, ou trois pour sauver la planète, décompte dont la réitération affaiblit pourtant la portée tant les décisions collectives paraissent régulièrement le recaler sur l’agenda des intérêts industriels ou stratégiques. Cette réitération de l’imminence au plan des discours publics n’est pas sans échos eschatologiques : il faudrait ici s’arrêter longuement sur la manière dont, depuis au moins la publication par Jacques Derrida de l’ouvrage intitulé Spectres de Marx, la réactivation d’une composante messianique dans la pensée contemporaine a consisté à méditer les potentialités émancipatrices de la pensée de l’imminence dans la considération politique de l’histoire – cela a consisté, d’abord et avant tout, à souligner la puissance de déliaison qu’introduit, vis-à-vis de nos sujétions sociales, la possibilité toujours ouverte de l’événement, l’incalculable proximité de ce qui peut à chaque instant arriver (on peut songer ici à ce que Giorgio Agamben a appelé, dans son commentaire des épîtres de Paul, le Temps qui reste, temps où la possibilité prochaine de n’être plus esclave permet dès maintenant à chacun de se défaire de son identité imposée). Voici maintenant une trentaine d’années que, dans le recul de la croyance collective en une imminence de l’émancipation, s’est faufilée une réflexion sur l’émancipation par l’imminence et la pensée de l’imminence.
Or, on peut se demander si, du côté des discours qui entendent aujourd’hui mobiliser l’opinion, et de ceux qui entendent nous en délivrer radicalement, cette focalisation sur l’imminence, cette idée constamment répétée, ici en forme de menace, là en forme de promesse, que le tout-autre est tout proche est encore de saison. Car s’il est vrai, absolument vrai qu’il ne faut pas attendre, cette conscience exacerbée de l’urgence doit désormais composer avec l’expérience d’un présent déjà traversé par une série de transformations dont le caractère irréversible apparaît clairement et dont il faut tenter de limiter l’aggravation sans plus rêver à aucune restauration définitive : si la formule de l’alerte est “c’est maintenant ou jamais”, celle de notre temps serait celle d’un “c’est maintenant et jamais”, formule qui, reconnaissons-le, déconcerte l’ensemble de notre horizon pratique (peut-être ne savons-nous pas encore penser cela). C’est cette étrange conjonction que le texte de Duras viendrait prendre en écharpe, avec l’effroi qu’il suscite, avec ses airs d’heure du conte sévère et attristée : à cette focalisation sur le présent que l’historien François Hartog a nommé “présentisme”, et dont il a fait le régime d’historicité spécifique des modernes, Duras substitue l’hypothèse d’une actualité entièrement dissipée de n’être plus qu’un point de passage du passé à l’avenir, et d’autant plus commise à affronter l’état du monde que l’illusion de se tenir en son point de bascule se trouve dissipée (ou plutôt, “presque” dissipée, “on pourrait presque enseigner aux enfants…” – le présent ne tient qu’à ce fil).
Tâchons de résumer. Cherchant à faire coïncider les motifs de l’eschatologie ou des finalités de l’histoire avec les questions que soulève la catastrophe climatique en cours, j’ai tenté de me demander ce à quoi pourrait ressembler un prophétisme au présent ; c’est-à-dire, aussi bien, ce que racontent au juste les fragments qui s’échangent aujourd’hui comme on se murmurait en d’autres temps les imprécations de Jérémie ou les visions d’Ezéchiel. On voit maintenant que la formule d’un “prophétisme au présent” gagnerait à être corrigée : car l’enjeu du prophétisme pourrait bien être d’écorner l’habitude de nous avons prise de placer dans le présent une confiance excessive, d’en faire le point depuis lequel les chaînes de causalité peuvent se voir librement suspendues, offertes à une action résolue qui en inverse le sens. Dans le célèbre commentaire qu’il propose de l’opuscule de Kant “Qu’est-ce que les Lumières ?”, Michel Foucault faisait de l’Aufklärung une conscience à double foyer – l’un, centré sur l’appréhension rationnelle du monde, l’autre sur ce qu’il nommait “la différence du présent” (“(Kant) ne cherche pas à comprendre le présent à partir d’une totalité ou d’un achèvement futur. Il cherche une différence : quelle différence aujourd’hui fait-il par rapport à hier ?”). A cette question, j’aurais envie de répondre avec Marguerite Duras (ou avec les lecteurs rêvés de Marguerite Duras qui m’ont ici servi de guide) : ce qui fait la différence de notre présent, c’est la conscience confuse qu’il n’a plus le loisir de se poser comme cet instant d’où restaurer l’incertitude de l’avenir, comme ce moment où ce que nous allons faire va supplanter et gouverner ce qui suivra ; cet horizon instantané et souverain de la résolution s’effondre, sans que notre responsabilité s’en voie en rien atténuée. Et au soupçon selon lequel les brumes du prophétisme nous éloignent de la considération de la réalité, nous distraient de nos exigences présentes, on pourrait répondre par ce curieux portrait d’une pythie qui retrouve, comme on parlerait en langue, l’expérience de pensée d’un physicien du 19e siècle ; d’une écrivaine dont les postures d’oracle sont entièrement retournées vers la froide considération des phénomènes qui l’entourent ; d’une autrice qui appelle à croire aux chiffres comme autrefois on croyait aux signes dans le ciel. Duras écrit dans l’entretien de 1986 : “On parlait de ces choses inversées, de ce retour à la lecture des signes, du ciel par exemple. Mais cette lecture des signes ici ne sert à rien non plus (…) C’était l’inconnu qui faisait peur avant, au temps des signes. Maintenant c’est le connu qui fait peur, les chiffres”. En ce moment où règne l’impuissance collective à prendre les mesures propres à limiter l’impact de ce que nous savons devoir advenir, qu’il faille une prophétesse pour prendre au sérieux les chiffres et prêter foi à nos certitudes m’a rappelé ce mot de Gilles Deleuze :
Nous avons besoin d’une éthique et d’une foi, ce qui fait rire les idiots ; ce n’est pas un besoin de croire à autre chose, mais un besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie.
Gilles Deleuze, Cinéma 2, L’image-Temps.
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