Entre Chien et loup, spectacle de Christiane Jatahy d’après Lars von Trier. Festival d’Avignon 2021, L’Autre scène, du 5 au 12 juillet.
À votre entrée, les acteurs attendent sur le plateau, bavardent, s’adressent les uns aux autres les signes d’une complicité heureuse, témoignent de la communauté qui les unit – une communauté de théâtre, en plusieurs sens de l’expression car s’ils incarnent bel et bien un groupe d’acteurs sur le plateau, jouent leur propre rôle si l’on veut, la sympathie qu’ils se témoignent mutuellement sent aussi la poudre et le fard, se lézarde d’emblée d’une mince distance au rôle par où souffle un air froid qui bientôt figera leurs sourires en rictus, et nous ne serons pas surpris alors (d’emblée, nous dirons-nous, ceux-là ne s’aimaient pas trop). Le silence venu, le grand garçon à tête d’ange prénommé Tom explique : ceci est une expérience sur la notion d’acceptation, une expérience qu’ils font ensemble ; l’expérience a commencé il y a longtemps, s’est concentrée peu à peu autour d’un film, Dogville de Lars von Trier, film dont il s’agirait de voir s’il est possible de le rejouer jusqu’à en modifier la fin ; dans ce film, que l’on ne verra pas mais dont l’ombre portée s’allonge sur la pièce, une étrangère poursuivie par des bandits est accueillie par une communauté locale, mais bientôt exploitée par chacun, puis abusée d’atroce manière, l’hospitalité initiale se dévoilant comme l’expression d’intérêts égoïstes, puis s’exacerbant en jouissance de dominer quiconque est à votre merci. Et justement, voilà qu’une étrangère se lève dans le public, elle se prénomme Gracia, parle avec un fort accent brésilien – la militia la cherche, elle a dû quitter son pays, les acteurs pourraient-ils lui accorder l’asile ?
La répétition alors commence, mêmes épisodes, mêmes prénoms, reprise d’une fiction cinématographique, reenactment dont l’enjeu premier et dernier est d’interroger la possibilité d’échapper au fascisme, à la loi du tous contre un qu’il impose, à l’incrédulité dont il se nourrit au moment même où, s’énonçant dans les termes les plus explicites, cette histoire déjà connue provoque chez chacun l’incompréhensible conviction que cela va passer, que les choses cette fois finiront autrement. Depuis Brecht, après tout, le théâtre ne cesse de déployer son inquiétude entre le geste d’alerter (le devenir que vous croyez sottement évitable prend corps là, juste sous vos yeux) et le démontage des ressorts qui rendent l’ascension d’Arturo Ui résistible. De même ici, la possibilité de changer la fin de l’histoire est-elle contradictoirement un espoir qu’il importe d’entretenir à toute force, et une quiète illusion dont il s’agit de se défaire avant qu’il soit trop tard. La puissance et la fécondité toutefois du dispositif imaginé par Christiane Jatahy est de mettre en travail cette question, non seulement en jouant du rapport entre une expérience théâtrale et un film qui la précède comme une malédiction, mais en redoublant l’espace scénique lui-même, en le creusant d’une distance intérieure entre théâtre et cinéma : une caméra en effet circule sur le plateau, passe de main en main, qui projette sur l’écran surplombant le décor les gestes des personnages, de sorte que si l’on ne voit pas le Dogville de Lars von Trier, on voit deux fois les actrices et acteurs de Christiane Jatahy, dont les visages et les circulations s’étalent en fond de scène cependant qu’ils jouent face à nous. Rejouant le scénario de von Trier, en bref, ils re-tournent Dogville. Et non seulement cela : mais de minces discordances viennent bientôt troubler ce que nous croyions être une captation live, des personnages traversent l’écran dont l’acteur correspondant manque au plateau, des fantômes apparaissent (geste fantôme de Gracia tournant à gauche plutôt qu’à droite, enfant fantôme aperçu sous le couvre-lit comme derrière un rideau). Par éclats, nous voyons double. Les apparitions toutefois ne durent pas – l’échappée se résorbe, le live reprend bientôt ses droits comme des mâchoires se refermeraient sur le retour à l’ordre, le progrès du fascisme reprend son cours inexorable.
À quoi bon alors ces papillotements, et pourquoi y pressentir ce qu’on a vu de plus beau et de plus nécessaire depuis longtemps en matière d’usage de la vidéo au théâtre ? C’est que le choix de répéter Dogville, mais de répéter aussi cette répétition, opère deux transformations passionnantes politiquement et esthétiquement. Première transformation : si l’inexorable progrès des égoïsmes imaginé par Lars von Trier pèse sur le plateau, donnant aux acteurs de chair et d’os une allure elle-même un peu fantômatique (ils incarnent après tout une histoire déjà jouée, et leur ballet évoque jusque dans l’empathie qu’il refuse aux spectateurs celui des silhouettes absentes de L’invention de Morel de Bioy Casarès), cet empire n’apparaît plus comme celui d’une loi extérieure, transcendante vis-à-vis de l’histoire qui se raconte ici, mais comme le déploiement d’une norme intérieure au spectacle lui-même, ce qui en un sens est beaucoup plus glacial (nulles lois générales de l’histoire à maudire de loin, mais une mécanique des affects qui déroule ses effets ici et maintenant) et en un autre sens entr’ouvre à chaque instant une série d’interstices, laisse entr’apercevoir des possibilités : possibilité que les acteurs sur scène ne répètent pas le film de Von Trier, possibilité que les images à l’écran ne répètent pas ce que font les acteurs, etc. De ces échappées croisées, aucune n’aboutira vraiment, aucune ne viendra corriger la fatalité de l’histoire d’un happy end dans les rose pâle : comme le dit Gracia à Tom, elle n’est pas là pour soulager d’une issue romantique son désir d’être consolé, et décrire pour finir les maux qui s’abattent aujourd’hui sur le Brésil, dire le génocide est la seule chose à faire qui ne soit pas obscène. Mais en réalité, et contrairement à la lutte à mener dans le champ politique lui-même, l’enjeu théâtral n’est pas ici que la répétition parvienne à faire une différence ; il est de faire voir comment, dans la différence qu’en elle-même la répétition ouvre, dans le faux-raccord qu’elle crée, une question se trouve posée et aiguise comme rarement notre vigilance.
Il y a une autre transformation encore, qui tient de la revanche. Dans le film de Lars von Trier, le fascisme n’est pas seulement un souci ou une inquiétude, mais un effet de dispositif vis-à-vis duquel le réalisateur témoigne d’une forme de complaisance en miroir, qu’on a le droit de trouver non seulement dégoûtante mais politiquement problématique. S’interrogeant sur ce qui ne va pas du tout dans Dogville, Jacques Rancière écrit : « le mal rencontré par Grace à Dogville ne renvoie à aucune cause autre que lui-même (…) La désillusion et la passion de Grace ne relèvent plus d’aucun système de domination à comprendre et à détruire. Elle dépendent d’un mal qui est cause et effet de sa propre reproduction. C’est pourquoi la seule rétribution qui convienne est le nettoyage radical qui est exercé par la communauté par le Seigneur et Père qui n’est autre que le roi des truands ». (J.Rancière, Le tournant éthique de l’esthétique et de la politique, 2004). Là où la politique consisterait à introduire, dans l’enchaînement implacable des égoïsmes, la distance ou le dissensus d’une analyse, Lars Von Trier écrase tout écart entre les individus et ce qui les meut, cloue chaque personnage à l’hébétude de ses désirs, jusqu’à ne plus convoquer comme deus ex machina rédempteur qu’un avatar d’Arturo Ui lui-même – en quoi il n’est pas abusif de dire que le centre de gravité du fascisme attire irrésistiblement un film qui faisait initialement mine de le prendre pour objet ironique. Or il n’est pas indifférent que, chez Lars von Trier, ce jeu trouble aille de pair avec une véritable annexion du théâtre : on s’en souvient, le film se donne l’apparence d’une captation dramaturgique, avec emplacement des maisons dessinés au sol et voix qui résonnent comme dans une salle de spectacle. Pourquoi jouer dans ce film précis de l’esthétique théâtrale, et donner à NIcole Kidman l’allure d’une actrice de plateau ? C’est que, si pour citer Rancière le film est traversé par « la dissolution de la norme dans le fait », dans une confusion ou l’impératif moral se confond avec le mode de vivre de la communauté et autorise à ce titre toutes les exclusions, cette dissolution passe par l’abolition de ce que j’évoquais en commençant, c’est-à-dire la distance au rôle : parce que la possibilité ou le risque de s’écarter du texte dans l’événement singulier de sa profération est au cœur même du paradoxe du comédien, Dogville en obture la possibilité par sa manière même, non de préférer le cinéma au théâtre, mais de figer le théâtre sur pellicule comme on s’assurerait que plus rien n’échappera, d’aucun des deux côtés, ni par le film, ni par la scène, à la souveraineté du metteur en scène.
À ce titre, le geste extraordinaire de Christiane Jatahy consiste non seulement à reprendre le théâtre et sa puissance d’errer, l’arrachant à l’annexion imposée par le film, mais à s’emparer d’une caméra pour fabriquer, sur les lieux mêmes de l’image que Lars von Trier avait voulu vouer à l’univocité, une errance au carré. Au sortir du spectacle, je me disais qu’en un sens Entre Chien et loup réalise une opération symétrique et inverse, et tout aussi inouïe, à celle de Quentin Tarantino dans Inglorious bastards, œuvre où là aussi toute la question était de savoir si face à l’innommable on a le droit de modifier la fin : là où Tarantino se demandait, tuant Hitler, si un film pouvait rédimer une histoire épouvantable, Entre Chien et loup tente de corriger par l’histoire, et pour l’histoire, un film inacceptable. Ce n’est pas un mince succès que d’avoir chemin faisant, dans les limites qu’impose à l’enthousiasme le spectre, au Brésil, d’une guerre civile, en France celui d’un devenir-fasciste bien trop certain, rouvert quelque chose à la fois de la politique, du théâtre et du cinéma.