Les quelques notes qui suivent, risquées à l’ouverture du cycle « Le cinéma en commun » consacré au cinéma de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval au Centre Pompidou, 2/11/2021.
Une chose au moins est claire : ceci n’est pas une rétrospective. La formule, la ritournelle s’est très tôt imposée dans nos échanges (« ce ne sera pas une rétrospective »), et son insistance, lors même qu’il s’agira ici de découvrir trente années d’expérimentation cinématographique, ensemble considérable parmi lequel certains films n’ont jamais été revus par leurs auteurs eux-mêmes, porte à se demander en quel sens il y a là une façon d’approcher ce qui est en jeu dans cette vie de cinéma.
Par où commencer ? L’une des choses qui définit le cinéma comme médium, c’est qu’il n’est jamais contemporain de lui-même : de manière ironique, au moment où le septième art introduisit dans l’histoire de l’art la double possibilité de restituer le mouvement et de saisir sur le vif l’événement en train de se produire, il trouva sa loi dans un décalage essentiel entre le temps de l’enregistrement et celui de la projection. De ce décalage, un autre couple de cinéma, formé par Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, a donné la formule la plus rigoureuse, en faisant même le titre de l’un de leurs films : trop tôt, trop tard, et il faudrait explorer méthodiquement la façon dont l’art qu’on dit contemporain hérite de cette disconvenance, de cette non-contemporanéité qu’il doit au cinéma, ou disons l’essentielle parenté entre la caméra des frères Lumière et le Grand Verre de Marcel Duchamp dont on ne peut, comme on sait, contempler en même temps les deux faces la fois.
Discordance des temps, donc. Ce décalage est ordinairement compris et interprété comme l’indice d’un retard fondamental, ontologique du cinéma sur lui-même, ce qui le place dans le double horizon du deuil et du témoignage (« ça a été », dit Barthes), de la mort au travail (Truffaut), de cette sauvegarde de l’être par l’apparence qu’André Bazin nommait le complexe de la momie – jusqu’à la persistance rétinienne, qui fait dépendre l’illusion du mouvement de la manière dont l’image précédente s’attarde sur notre rétine cependant que l’image suivante s’y superpose. À suivre cette pente, le cinéma serait ainsi du côté de la rétrospection, et le moindre film serait déjà à lui-même sa propre rétrospective.Or, on pourrait aussi bien retourner la formule et considérer que l’acte de filmer est toujours en avance sur son résultat parce qu’au moment où le cinéaste braque sa caméra, il ne sait pas encore ce que cela donnera, ou plus précisément – pour employer ce temps si étrange, si beau et propice a dire les noces de l’inattendu et du fait accompli qu’est le futur antérieur – ce que cela aura donné, une fois dérushé, monté (et il faut ici rappeler l’importance que Klotz et Perceval accordent au montage). Je sais que l’on n’utilise plus de « révélateur » pour développer les films ; c’est dommage car le mot de révélateur était – révélateur. Je ne pense pas toutefois que le numérique ait fondamentalement modifié cette disposition : lorsque je tourne, le film est à venir, et les « projection » auxquelles nous assistons n’est jamais que la répétition sur l’écran de la manière dont, d’abord, les cinéastes doivent se projeter tête la première vers un film qui n’existe pas encore : à ce compte, le cinéma n’est pas rétrospection, mais précipitation, mot où il faudrait entendre d’un même pas ou d’une même saccade la ruée des images et l’aveuglement de qui ne voit pas encore ce qu’il y aura à voir.
Il me semble que la signification foncièrement politique que Klotz et Perceval accordent au geste de filmer (geste dont d’une certaine façon le film achevé, à supposer qu’il le soit jamais, est chez eux moins l’aboutissement que la scorie, l’éclat ; leurs films, disons, sont aux tournages ce que les bombes volcaniques sont à l’éruption), il me semble que cette signification n’est pas seulement liée au choix des objets, ou des motifs, à ce « parti des offensés » dont parle Nicole Brenez ans le beau texte d’introduction du programme ; ou plutôt, il me semble que le choix de leurs sujets est inséparable du souci de tirer toutes les implications du fait que le film est à venir. Que le film soit à venir, cela peut s’entendre de plusieurs façons, et ces interprétations sont en conflit politique les unes avec les autres : comme l’écrit Nicolas Klotz, « certains films donnent l’impression d’avoir été conçus, financés et tournés pour être l’exacte reproduction d’eux-mêmes à chaque fois qu’ils seront projetés (…) comme s’il n’était plus concevable aujourd’hui qu’une émotion, un sentiment, des couleurs, un geste de cinéma, puissent exister sans d’abord avoir été conçus pour être financés ». Il faudrait suivre de très près la trajectoire de cette phrase, la manière dont les ensuite et les d’abord y dessinent une stratégie bien précise, consistant à tirer le visible vers le pré-visible, autrement dit à sen pré-munir. Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval font le choix radicalement inverse : le choix d’un film où l’imprévisibilité qui fait l’essence de l’avenir ne soit pas d’avance neutralisée par l’opération cinématographique ; ce qui veut dire aussi, le choix d’un cinéma acharné à faire sécession vis-à-vis des politiques qui insultent l’avenir – s’il fallait prendre ici un exemple, la politique migratoire de l’Europe aujourd’hui conviendrait parfaitement par sa manière sidérante de déployer, au nom même d’une obsession de la prévisibilité et du contrôle, une invraisemblable imprévoyance, et de se doubler d’un discours où ce qui est annoncé comme avenir est en réalité déjà passé. Sur ce point, je vous renvoie à la manière dont l’écrivaine Marie Cosnay, qui contribuera à faire vivre ici les ateliers ces prochaines semaines, analysait voici quelques jours dans le quotidien Libération la phrase, prononcée par le Président de la République après le décès de 27 personnes dans le naufrage de leur embarcation, « nous ne laisserons pas la Manche devenir un cimetière » ; et l’on pourrait opposer de manière très rigoureuse à cette phrase qui nie, au futur, ce qu’elle sait être déjà passé, le titre choisi par Klotz et Perceval pour le film réalisé a l’invitation du Centre Pompidou, titre qui affirme et pose un mot dont tout le sens est de désigner ce dont on ne connait pas encore la forme : « nous disons révolution ».
Ce choix de s’installer au point où le geste cinématographique engage l’à venir (et en détachant ces deux mots, en ouvrant l’avenir à deux battants on ne peut éviter de penser au long compagnonnage de Kotz et Perceval avec Jean-Luc Nancy), c’est à mon sens ce qui éclaire de nombreux aspects de cette proposition que l’on découvrira ces jours ci au Centre Pompidou, sur ses écrans et ses cimaises : l’allure de constellation de cette cinématographie qui ne se reboucle jamais (et dont l’on s’épuiserait à attendre les œuvres complètes) ; ou la proposition, au cœur de l’exposition, de recommencer le montage d’un film ; ou ces ateliers imaginés pour l’occasion où il s’agira à de jeunes étudiantes et étudiants de souffler la politesse aux cinéastes eux-mêmes, en commençant chaque soir par dire ce qu’ils auront vu plutôt que de demander ce qu’ils ont voulu faire. Jusqu’à ce tremblement qui, dans les portraits photographiques réalisés par Nicolas Klotz et réunis sous le beau titre Instant Karma : le léger bougé qui les ourle, c’est comme la vibration de ce qui demeure indécidé dans les visages et dans les corps. Une persistance de l’avenir.