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(Des)illusions

Entre spectacle et cynisme (2004)

Entre spectacle et cynisme (2004)

Intervention à la Villa Gillet (inédit – 2004).
(photo : canular des Yes Men à la télévision britannique, 2004).

Le titre que j’ai donné à cette intervention laisse redouter deux genres de discours, que je vais essayer de vous épargner : soit la litanie des espoirs déçus, des défaites et des combats manqués (« mais la lutte continue…»), soit la satisfaction un peu maussade de voir le réalisme et l’esprit d’analyse triompher enfin, en philosophie comme ailleurs, sur les vains rêves et les discours fumeux. C’est d’autre chose, pourtant, que je voudrais parler, en avançant le mot de « désillusions » : de la manière dont la philosophie se trouve aujourd’hui saisie, interloquée, par une profonde transformation de l’ordre du discours et du visible, par une profonde « désillusion du monde » qui la force à penser. Non que le réel soit enfin apparu, tel qu’en lui-même, en écartant les voiles qui nous le masquaient jusque là : « des-illusions », cela peut aussi s’entendre au pluriel, comme l’indice d’une prolifération. Reste que cette prolifération est, en même temps, assèchement : sous le miroitement des illusions contemporaines, il me semble qu’on peut déceler un travail de la désillusion ; travail qui, du même coup, oblige à s’interroger sur l’ambition séculaire de la philosophie – démystifier, démasquer, dévoiler la vérité.

Pour illustrer mon propos, je partirai d’un curieux contraste, entre deux des derniers conflits « mondiaux » – je veux parler de la première, puis de la deuxième campagne militaire en Irak. Lors de la première guerre du Golfe, en 1991, beaucoup d’observateurs ont souligné à quel point la représentation médiatique de la guerre et le flot d’images qui parvenait alors à l’opinion mondiale, paraissaient obéir à un régime nouveau, différent en tout cas des formes traditionnelles de la propagande militaire. La nouveauté tenait, disait-on, à la diffusion massive d’images dont l’adversaire semblait s’être absenté : pas de fronts, mais des feux lointains au-dessus de Bagdad, des missiles filmant leur propre trajectoire, des aviateurs jouant à la Game Boy, etc. Le critique de cinéma Serge Daney avait forgé à l’époque une distinction conceptuelle intéressante pour désigner cette forme de visibilité (ou d’invisibilité) nouvelle : si l’image, écrivait-il, trouve son sens par la manière dont elle appelle une autre image selon la syntaxe du montage au cinéma, Daney proposait d’appeler « visuel » ces vues qui se résumaient à la vérification en boucle d’un matériel technique, à l’enregistrement autarcique d’une technologie militaire, selon une circularité télévisuelle dont l’autre était entièrement évacué, dont la trace de l’autre elle-même était suturée. On croyait voir, dans ce tissu sans couture des images, comme une métaphore de cette coalition sous mandat de l’ONU opérant au nom d’une communauté internationale dont l’alterité avait, là aussi, été effacée – nous étions deux ans après 1989, et la chute du mur. 

Une douzaine d’année plus tard, c’est une tout autre scène que nous a proposé la seconde guerre d’Irak – une scène, en un sens, symétrique et inverse. Au cœur du débat international qui a précédé cette campagne, nous trouvons, non des images voilant si parfaitement le réel que leur valeur de vérité, leur conformité avec les faits, devient inassignable, mais un discours dont la nature mensongère et le caractère de prétexte ont été, dès le départ, parfaitement identifiés : ce discours développait en effet une variante ce que Freud appelle l’argument du chaudron (un homme reproche à son voisin de lui avoir rendu son chaudron percé, et l’autre de répondre : « je ne t’ai jamais emprunté de chaudron, et d’ailleurs lorsque tu me l’a prêté il avait déjà un trou, et de toute façon lorsque je te l’ai rendu il était en parfait état »). De même, l’argumentaire qui soutenait l’entrée en guerre de la coalition pourrait être résumé ainsi : « Saddam Hussein possède des armes de destruction massive, d’ailleurs il faut retirer les inspecteurs de l’ONU qui tentent de le vérifier, et il est de toute manière urgent d’attaquer tant qu’il est désarmé »). Voici donc qu’à cette nappe visuelle continue et opaque qui avait marqué la première guerre du Golfe, se substituait la transparence d’un mensonge, la limpidité d’une histoire qui laissait voir derrière elle, comme une eau pure laisse voir le fond de la mer, les intérêts et la puissance de ceux qui la racontaient – une histoire, en fait, si parfaitement incroyable qu’on peut légitimement supposer que son but n’était pas d’être crue ou crédible, de travestir le réel et de tromper les opinions, mais plutôt d’attester de la capacité de la superpuissance à raconter ce qu’elle voulait ; qu’on la croie ou non devenait assez secondaire.

A mon sens, il y a dans cette succession, d’une guerre l’autre, dans cette répétition et cette différence, l’indice d’un événement qui interpelle la philosophie, parce qu’il montre combien son adversaire a changé de visage. Aucun de ces deux cas, en effet, ne se laisse analyser, décrire et dénoncer dans les termes classiques de l’illusionnisme politique. L’illusion, c’est le faux-semblant : autrement dit, parler d’illusion suppose qu’à travers la « semblance », se laisse déceler quelque chose du faux,  que le miroitement des apparences porte une trace de leur discordance avec la réalité qu’elles recouvrent ; en même temps, dans l’autre sens, parler d’illusion suppose aussi que le faux se donne un peu de mal pour mimer le vrai. Mais si ces deux moments de l’illusion se détachent l’un de l’autre et retombent côte à côte ; si le visible se referme sur lui-même, devient « visuel », en boucle ; si le discours, de son côté, ne prétend même plus effacer sa nature mensongère comme on recouvre ses traces, que reste-t-il à démystifier ? Pour le dire autrement : si le monde contemporain s’ordonne, non à la logique unique de l’illusion, mais à ses versants déboîtés que forment, d’une part, un spectacle sans vérité et, d’autre part, un cynisme sans fard, que peut encore la philosophie ?

I.

Commençons par prendre la mesure de la crise : si ce bouleversement affecte, de part en part, la philosophie, c’est que celle-ci se définit, dès sa naissance, comme un travail de « désillusion » – dès sa naissance, et même un peu avant de naître. Il ne serait pas faux de dire que le personnage nommé philosophos, est venu se loger dans le creux ménagé pour lui, dans l’espace de la pensée, par la critique de l’illusion. Je voudrais en trouver un témoignage à travers deux fragments d’un auteur grec du VIe siècle avant notre ère chez qui, s’il n’est pas encore question de philosophia, la problématique de l’illusion est déjà relativement constituée, en des termes et selon des articulations qu’il nous est encore possible de reconnaître. Je veux parler d’Héraclite d’Ephèse ; le cas d’Héraclite est d’autant plus intéressant, d’ailleurs, que cet auteur va être soupçonné par ses lecteurs ultérieurs – à commencer par Platon (dans le Cratyle)  – d’avoir fourni par ses écrits, par sa défense de l’instabilité de toutes choses et de la mobilité du monde, des armes à Protagoras et aux sophistes. Celui qu’on surnommait « Héraclite l’obscur » fut ainsi très vite soupçonné de complicité avec ceux que la tradition va considérer comme les illusionnistes par excellence ; c’est pourtant du fond de cette obscurité que l’illusion apparaît comme motif philosophique (comme si un tel motif entamait, saisissait, obscurcissait fatalement la pensée qui s’en empare). Bref : voici les les fragments en question, dans la traduction d’Y.Battistini (que je prendrai ici pour traduction de référence) :

… Ce logos toujours vrai, les hommes demeurent incapables de le comprendre avant de l’avoir entendu et aussi dès le premier moment où ils l’ont entendu. Car, même si tout arrive selon ce logos, les hommes ressemblent aux inexperts, quand ils s’exercent à des paroles et à des actions pareilles à celles que, moi, je décris, distinguant point par point chaque chose selon sa nature et expliquant comment elle est. Mais les autres n’ont pas dévoilement de leurs actes pendant la veille, comme leur reste voilé d’oubli tout ce qu’ils font dans le sommeil.

Il faut donc suivre ce qui est commun, – universel. Or, bien que le logos leur soit commun à tous, la plupart vivent comme si la pensée leur était possession particulière.

(frag.1 et 2 de l’édition Diels-Krantz)

Il faut se méfier des illusions rétrospectives ; il me semble pourtant que l’on peut reconnaître à ces petits blocs de textes une portée réellement matricielle. En guise de commentaire, je me contenterai, très vite, de quatre séries de remarques :

1. L’horizon commun à ces deux fragments, c’est – justement – le « commun » ; le commun selon lequel tout « arrive » (premier fragment) ; le commun selon lequel  tout « se pense » (deuxième fragment). Mesurons le coup de tonnerre : ce que ces deux fragments tranquillement énoncent, c’est qu’il y a du commun au-delà de la multiplicité des choses qui arrivent, qu’il y a aussi du commun au-delà de la diversité des pensées et de ceux qui les pensent – et que ces deux « communs »-là portent le même nom, s’appellent ensemble « logos ». Ces deux fragments, ajointés, disent en somme la communauté de la communauté des choses et de celle des pensées, de telle sorte que ces deux domaines peuvent communiquer, le monde s’offrir à la pensée et la pensée « suivre » le monde.

Vous aurez remarqué, toutefois, que ces deux textes n’établissent pas ce parallèle de manière directe. Ils ne disent pas : « il y a de l’universel dans le monde, puisqu’il y en a dans la pensée », ou inversement. Ils disent : bien qu’il y ait de l’universel dans le monde… même s’il y a de l’universel dans la pensée… Chaque mention du logos, chaque irruption de cet ordre universel se détache sur le fond d’une opposition, qui sépare ce « commun »-là de l’attitude ordinaire des hommes, de leur commune surdité ou de leur commun aveuglement. Le « même si… » qui scande le premier fragment, le « bien que… » qui donne sa dynamique au deuxième peuvent alors être lus à la fois comme une découverte et comme une confirmation. Une découverte : les hommes ont, d’ordinaire, la capacité extraordinaire de manquer le « commun » des choses (et de les manquer, du même coup, non seulement « en gros », mais « en détail », puisqu’ils ne savent pas les distinguer « point par point » – la méconnaissance de l’universel, c’est aussi l’ignorance du singulier). Ils sont même capables de manquer ce qui leur est « commun à tous ». Découverte, en bref, non de l’erreur, mais de l’errance, c’est-à-dire de la capacité de l’homme à se détourner de l’être, y compris de ce qu’il est lui-même. Mais cette découverte, simultanément, a quelque chose d’une confirmation : tout se passe comme si le « commun », le logos, se révélait par la manière dont il est communément manqué, se laissait reconnaître par l’ampleur et la constance de sa méconnaissance même. Autrement dit, Héraclite affirme ici le logos contre l’illusion qui le voile, ou l’assourdit aux yeux et aux oreilles des hommes – mais aux deux sens du mot « contre » : il l’oppose à cette illusion, mais aussi, il l’adosse à cette illusion, dans laquelle il trouve un appui, une prise, une justification.

2. L’opposition entre le logos et son contraire se distribue donc, on vient de le voir, sur les deux plans de ce qui « arrive », et de ce qui se « pense ». Mais ce faisant, elle se complique d’une inflexion entre, disons, le déroulement nécessaire des choses et l’exercice d’une activité humaine. Je m’explique : tantôt, le « logos » est, dit Héraclite, ce qui est « toujours vrai », ce qui toujours « arrive » – en somme, on n’y peut rien. Tantôt, au contraire, il est ce qu’il faut « suivre », ce à quoi il faut s’exercer : ça ne se fait pas tout seul. En bref, ce « commun » auquel la pensée doit atteindre pour être véritablement pensée se présente tantôt comme une fatalité, inévitable, implacable, et tantôt comme une tâche, exigeante, difficile. Mais du même coup, et en miroir, la surdité ou l’aveuglement des hommes vont aussi avoir deux visages. Si en effet, le « logos » est quelque chose comme la règle d’une tâche, l’horizon d’un exercice, alors, que les hommes s’en écartent signifie qu’ils n’y parviennent pas, qu’ils n’en sont pas capables. Mais si, au contraire, le logos relève d’une nécessité implacable, d’un enchaînement auquel choses et pensées sont irrémédiablement soumises, alors, il ne faut plus dire que les hommes ne parviennent pas à le suivre, mais qu’ils parviennent à s’en écarter, qu’il réussissent l’exploit de sortir de ses rails : l’errance apparaît non plus comme une défaillance, face à une exigence trop haute, mais comme une échappée, hors d’un sillon pourtant universellement tracé . On voit ici, en bref, se dessiner le double visage qu’aura toujours, dans la pensée philosophique, l’illusion : celui d’une impuissance puissante, ou d’une puissance de l’impuissance. L’illusion, c’est tantôt le signe que l’homme n’y arrive pas, qu’il n’y arrivera jamais (il ne sera jamais lucide, ne verra jamais les choses en face, ne sera jamais à hauteur de lui-même). Et c’est en même temps, et au contraire, l’indice qu’il parvient à se soustraire à ce qui, toujours, arrive – sans l’illusion, après tout, oserions-nous opposer l’infini de notre désir à l’étroitesse de ses besoins ? Ou l’éternité de notre amour à la versatilité de nos hormones ? Ou nos rêves d’éternité à la butée de la mort ? L’illusion, comme le dit une belle expression française, c’est la faiblesse de croire, sans qu’il soit jamais facile de décider si cette foi-là déplace les montagnes… ou si ces montagnes accouchent de souris.

Puissance, ou impuissance ? Au cœur de cette tension, nous rencontrons (et déjà dans ces textes très anciens) la caractéristique peut-être la plus mystérieuse de l’illusion : sa persistance, et la résistance qu’elle oppose aux entreprises de la raison, à la voix du logos. « les hommes demeurent incapables de le comprendre avant de l’avoir entendu… » et après, tout autant. Que penser d’une surdité aussi têtue : est-ce là le signe de notre faiblesse insigne, irréparable (« l’homme voit le meilleur et fait le pire ») ? Ou est-ce un tour de force, l’indice que, dans l’illusion, sont à l’œuvre des forces (forces naturelles, dira Spinoza, forces sociales, dira Marx, forces vitales, dira Nietzsche) plus fortes que la raison elle-même ? Au passage, cette persistance de l’illusion ouvre, dans ces fragments d’Héraclite, une autre question, que je mentionne pour le plaisir du vertige : si nous sommes à ce point forts, ou faibles, que notre ignorance demeure de toute manière, même après « avoir entendu », alors pour qui ces textes sont-ils écrits, et par qui Héraclite espère-t-il, les écrivant, être compris ? A quelle sourde postérité voue-t-il ce texte où il prédit qu’il ne sera pas entendu ? En d’autres termes, et plus généralement : si l’illusion survit à ses critiques, de quelle illusion s’alimente, à son tour, la tentative philosophique d’en dénoncer le caractère aberrant ? Où le philosophe puise-t-il la force, ou la faiblesse, de croire à sa propre entreprise démystificatrice lorsqu’il la sait vouée au silence, et au dialogue de sourds ?

3. J’ai employé plusieurs fois, pour parler de l’illusion humaine, les métaphores de la surdité et de l’aveuglement. C’est qu’en effet, ces deux textes introduisent en même temps les deux registres. D’un côté, l’entente et la description, l’ordre de la parole (il faudrait ici commenter, je n’en ai pas le temps, le dyptique « paroles et actions » qui tire l’illusion tantôt du côté de la représentation et tantôt du côté de la praxis – je passe) ; de l’autre, le voile et le dévoilement, les images des songes – et l’on voit surgir au passage la question du rêve, de l’opposition entre le rêve et la veille, dont vous savez quelle importance elle aura dans l’histoire de la réflexion sur l’illusion, dans le doute cartésien, chez Leibniz (« la réalité est un songe bien lié »), etc. Héraclite, ici, passe assez tranquillement d’un registre à l’autre, et de l’œil à l’oreille ; mais c’est l’occasion de noter que la philosophie devra, après lui, se demander si l’illusion et le logos s’opposent comme l’image trompeuse et le discours vrai, ou bien (au contraire) comme les vaines paroles à la « lumière naturelle » et aux yeux de l’esprit que sont les démonstrations (Spinoza). En bref, en introduisant concurremment les deux motifs, Héraclite inscrit la question de l’illusion dans les jeux du dire et du voir ; il prescrit, du même coup, entre ces deux domaines, tout un travail de distinction, d’articulation, de hiérarchisation qui ne cessera plus. Qui peux-tu croire : ton œil, ou ton oreille ? De sorte que démystifier, ce sera tantôt faire voir, exhiber la chose même contre les prétentions d’une pensée seulement verbale ; et tantôt au contraire soumettre les images au canon d’une écriture et d’une lecture qui en désamorce les pouvoirs – on trouve déjà les deux figures alternées, chez Platon.

4. Dernière remarque, pour compléter le tableau : elle concernerait la place, le rôle de la subjectivité dans la manière dont l’homme s’écarte du « commun », ou dont il parvient à le rejoindre. A ce sujet, le second fragment ne laisse guère de doute : si les hommes méconnaissent ce qui est « universel », c’est de croire que la pensée leur est « possession particulière » ; de croire, en d’autres termes, qu’on peut dire et penser ce qu’on veut, que la valeur d’une pensée se mesure à son originalité vis-à-vis des autres, et vis-à-vis de soi à la satisfaction du propriétaire. On pourrait même se dire : eh bien, si les hommes méconnaissent le « commun des choses », ce commun selon lequel « tout arrive », c’est de méconnaitre d’abord ce qu’il y a de commun à leurs pensées (et en effet : comment une pensée repliée sur sa propre singularité parviendrait-elle à communiquer avec ce qui du côté des choses, demeure « toujours vrai » ?) La conclusion s’impose alors d’elle-même : rejeter l’illusion passe par un sévère exercice de « désubjectivation », par un effacement rigoureux du soi – il faut cesser de « se distinguer » pour commencer à « distinguer », cesser de s’exprimer pour commencer à expliquer. Nous avons là un idéal philosophique tout à fait net : échapper à l’illusion suppose de mourir à soi-même, de laisser se dérouler en soi l’anonymat des choses et la loi impersonnelle de la pensée : se faire automate spirituel, ou scribe de la raison.

Et pourtant : ce même texte qui paraît célébrer les noces de la philosophie avec l’oubli de soi, est aussi celui où, dans le corpus des fragments présocratiques, une subjectivité fait violemment irruption, et va porter, soutenir l’arrachement de l’opinion commune vers ce qui est réellement : « pareilles à celles que, moi, je décris ». Moi : C’est en première personne que ce texte nous explique combien les hommes confondent la pensée avec leur petite personne ; c’est au nom d’un sujet posté comme une vigie, regardant en bas les hommes, et de face le vrai, que le logos est affirmé contre l’illusion. Commence ici un aristocratisme philosophique dont Lucrèce héritera dans le De Natura rerum, et Nietzsche dans le Zarathoustra. Commence, surtout, une manière de lier la lutte contre l’illusion à l’approfondissement difficile de la subjectivité, plutôt qu’à sa dissolution dans l’horizon commun. Il faudra que le sujet s’enfonce en lui-même, quitte à radicaliser encore sa surdité au monde, à feindre même qu’il n’existe pas, quitte à s’enfoncer dans la solitude du rêve, pour se débarrasser enfin de l’illusion : Descartes s’en souviendra.

II.

J’arrête ici ce commentaire : en un sens, nous avons dans ces deux brefs textes la mise en place d’un schème dont Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, etc, se contenteront de faire pivoter les éléments ; et au cœur de ce schème, nous voyons bien en quel sens l’illusion n’est pas n’importe quelle question philosophique, mais l’inquiétude même de la philosophie, sa contre-épreuve et la matrice d’un certain nombre de ses gestes fondamentaux. La philosophie, en bref, tient à l’illusion, comme la marée tient à l’attraction de la lune, et comme on tient à ses vieilles querelles. On pourrait alors s’inquiéter : si la philosophie tient à ce point à l’illusion, ne risque-t-elle pas de tenir un peu d’elle, comme un enfant tient de sa mère ? Ne doit-elle pas finir par s’inquiéter des illusions logées au cœur d’elle-même ? Pour parler comme Nietzsche (au début de Par-delà Bien et mal), il était fatal qu’un sphinx qui interroge tout le monde finisse par être soumis, lui aussi, à la question. De ce point de vue, s’il faut marquer une rupture dans la longue histoire de la philosophie comme démystification, et s’il faut appeler cette rupture « modernité », elle se situe sans doute dans ce retour de flamme, dans l’accusation d’illusionnisme lancée contre la philosophie elle-même. Entendons-nous : que les philosophes soient sujets aux illusions, ce n’est pas une idée nouvelle, tout philosophe l’a toujours soupçonné (surtout à propos de ses prédécesseurs, et de ses adversaires, et de ses disciples infidèles). Mais c’était là le signe que le philosophe n’était pas assez philosophe, que la philosophie se trouvait accidentellement en défaut sur sa définition. Tout change quand on se met à se demander si l’illusion ne serait pas consubstantielle à l’activité philosophique ; car si tel était le cas, c’est l’horizon même d’une démystification qui se trouve compliqué ou compromis.

Cet horizon troublé est, pour une bonne part, le nôtre – ou du moins, il a été le nôtre durant à peu près deux siècles, même s’il tend peut-être à épuiser ses ressources propres ; il correspond ce que l’on appelle ordinairement la « critique de la raison ». Or un tel projet va ouvrir dans la conscience moderne une question nouvelle : si, jusque là, la philosophie était le lieu depuis lequel l’illusion se laissait reconnaître, le lieu d’où l’on pouvait départager l’errance du commun des mortels et ce qui est réellement commun, aux choses et à la pensée ; où faudra-t-il se poster, pour reconnaître l’illusion philosophique ? Ici, se présente une alternative fondamentale ; et s’il faut mettre des noms sur les positions et les problèmes, je dirais que cette alternative sépare le projet d’une critique de la raison philosophique par elle-même, de l’intérieur de son domaine (c’est le projet kantien), et celui d’un pas au-delà de la philosophie, qui puisse du coup ressaisir celle-ci de l’extérieur (c’est le projet chez Marx d’une critique des idéologies). Trois brèves remarques sur cette alternative :

1. A maints égards (et bien que la notion d’idéologie ait mauvaise presse chez les philosophes, alors que Kant est encensé), on pourrait montrer que ces deux genres de critiques s’alimentent à des questions similaires, et font jouer des ressorts intellectuels tout à fait voisins. J’en mentionne quelques-uns : 1) au point de départ, le même constat d’un piétinement de la philosophie (« la métaphysique est un champ de bataille », chez Kant ; « les philosophes se sont contentés d’interpréter le monde », chez Marx), et le soupçon qu’une telle impuissance n’est pas circonstancielle. 2) Dans le développement de ce soupçon, Marx comme Kant radicalisent les rapports entre la critique épistémologique de l’illusion et l’examen de ses incidences pratiques ; autrement dit, ils tâchent de saisir ensemble sa faiblesse du point de vue de la vérité, et la domination qu’elle exerce sur « les paroles et les actions » que nous mettons en œuvre : chez Kant, les errements de la métaphysique sont rapportés au conflit de la raison avec elle-même, mais ce conflit est parcouru d’intérêts divergents, d’aspirations fondamentales de l’homme, et ce sont elles qui nous poussent à nous illusionner ; dans L’Idéologie allemande, Marx joue en permanence sur la notion « d’idéologie dominante » pour désigner à la fois son extension à l’ensemble des productions intellectuelles d’une société, et la manière dont elle concourt à la domination d’une classe sur l’autre. 3) De part et d’autre, chez Kant comme chez Marx, la critique des illusions n’est pas simplement un « déblayage » préalable de nos représentations fausses, à l’issue duquel il deviendrait positivement possible de penser et d’agir : la critique de l’illusion a une valeur d’élucidation et d’émancipation : l’illusion nous apprend des choses (elle situe l’horizon de la connaissance, chez Kant, elle est image inversée des rapports de production, chez Marx) ; le travail de l’illusion participe de notre liberté (il nous révèle que nous somme plus faits pour agir que pour connaître, chez Kant ; il pose le problème, chez Marx, des conditions de la conscience de classe, sans laquelle nulle révolution n’est possible).

2. ce qui divise ces deux entreprises, et avec elles deux grandes lignes de la pensée moderne, c’est moins la manière dont elles conçoivent l’illusion que le lieu depuis lequel, selon elles, une telle critique doit être menée. Chez l’un et l’autre, au fond de l’illusion qui hante la philosophie, qui lui fait viser l’absolu, le manquer et s’engager dans des contradictions sans recours, il y a une division ; mais chez Kant, cette division est celle de la raison avec elle-même ; chez Marx, c’est la division de la société en classes, et la manière dont celle-ci se redouble d’une division entre travail manuel et intellectuel. D’un côté, donc, la philosophie devra pour se guérir s’engager dans une autocritique ; de l’autre, elle devra au contraire abandonner ce droit exclusif à parler d’elle-même, elle devra être réinscrite dans les pratiques communes des hommes, rapportées aux structures profondes que nous dévoilent l’histoire, l’économie, l’anthropologie politique ; seule la transformation de ce socle non-philosophique, pré-philosophique, permettra de dissiper l’illusion, de mettre fin à l’idéologie. Se dégager de la philosophie se pensant elle-même, retourner la philosophie de telle sorte que ce qu’elle croit avoir de plus intérieur se retrouve au-dehors, comme on retournerait un gant : c’est là l’entreprise de Marx. C’est pourquoi le « matérialisme » qu’il défend n’est pas une option philosophique (qui s’opposerait à un « idéalisme », dans le catalogue convenu des positions métaphysiques) ; c’est, au contraire, l’affirmation que l’illusion philosophique ne saurait être ressaisie et combattue qu’en rejoignant l’autre de la philosophie – ce monde des « inexperts », pris dans leurs perspectives toujours particulières, opposées, conflictuelles. Le communisme, en ce sens, est une manière de renverser l’affirmation que nous avons vue chez Héraclite – pour Marx, il faut rapporter le Commun majuscule et le discours arrogant qui prétend le saisir, aux actes et aux luttes du commun des hommes.

III.

3. On pourrait montrer que ces deux lignes, entrecroisées, innervent l’essentiel de la réflexion moderne sur l’illusion. En particulier, il faudrait dire comment ces deux stratégies engagent une position différente du problème du sujet : dans la ligne kantienne, l’illusion devra être traquée et combattue dans le sujet philosophant, dans le « moi » qui décrit chaque chose et dit comment elle est ; dans la ligne marxienne, ce sont au contraire les sujets, les « moi » qui sont autant d’effets produits et reproduits par l’idéologie (« l’idéologie interpelle les individus en sujets », pour reprendre la formule de Louis Althusser). Mais je saute tout de suite aux conclusions, c’est-à-dire aux difficultés que ces deux démarches impliquent. Du côté d’une critique de la raison par elle-même, la difficulté tient à ce que la philosophie doit renoncer à dire, ou à faire voir, cette existence sans illusion que son autocritique promet ; puisqu’elle transporte avec elle sa propre source d’aveuglement, son rôle s’épuise dans la dissipation des brumes qu’elle-même engendre. La philosophie critique la philosophie, mais que d’une telle critique puisse découler, enfin, une vie sans illusion demeure pour elle un acte de foi : cela viendra après elle, elle ne peut rien en dire, ni en savoir, sauf à entacher cette vie-là des illusions dont elle se sait porteuse. C’est l’idéal, on pourrait presque dire l’ascèse, d’une philosophie « thérapeutique », ouvrant sur une éthique de l’indicible, qu’on trouve par exemple au XXe siècle, chez Ludwig Wittgenstein (lui qui se proposait de « permettre à la mouche d’échapper à la bouteille à mouches », mais qui concluait, s’agissant de l’éthique : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire »). Inversement, du côté d’une critique des idéologies, qui saisit la philosophie par le dehors, tout le problème revient à s’assurer des conditions d’une telle tâche : autrement dit, à vérifier que ce lieu extérieur où l’on s’installe et depuis lequel on prétend voir naître les illusions philosophiques, que ce lieu ne soit pas, de part en part, idéologique : le risque est alors de devoir, interminablement, en abyme, démystifier la conception de ce « réel » social, historique, économique, au nom duquel on menait l’entreprise de démystification. En bref, l’autocritique, à la manière de Kant, doit accepter de se dissiper dans le silence, quand la critique des idéologies, à la façon de Marx, doit s’enfoncer de plus en plus profondément, de couche d’idéologie en couche d’idéologie, sans jamais rencontrer ce socle pur de toute illusion dont elle rêve, sans jamais arriver, comme disait Louis Althusser, à « se voir de dos ». S’il fallait désigner une œuvre contemporaine dans laquelle ces deux difficultés se laissent voir ensemble, c’est sans doute celle de Pierre Bourdieu : l’extraordinaire puissance démystificatrice de l’œuvre de Bourdieu vient de ce qu’elle articule des éléments de critique de la raison (qui viennent fonder les prétentions scientifiques de son entreprise), avec une critique en extériorité qui réinscrit les représentations intellectuelles dans le champ social. Mais, en nouant ainsi les deux lignes ensemble, Bourdieu s’expose aussi à retrouver perpétuellement leurs deux limites : d’un côté, l’acte de foi dans une vie intellectuelle émancipée (acte de foi réitéré à de multiples reprises, de l’appel à une internationale des intellectuels, à la fin des Règles de l’art, jusqu’au « miracle sociologique » évoqué à propos des grèves de 1995) ; de l’autre côté, l’auto-démystification interminable, où l’on régresse de conditions en conditions sans jamais heurter un sol qui ne soit pas déjà traversé de représentations (ce n’est pas un hasard si l’œuvre se conclut par un fragment d’auto-analyse ou Bourdieu se prend lui-même pour objet ; pas un hasard non plus si ce fragment est inachevé). Bourdieu est, en ce sens, l’un des maîtres de la désillusion moderne – mais comme tel, c’est un maître tragique.

Nous voilà rendus au point où je me plaçais en commençant : celui de la pensée contemporaine ; mais on voit maintenant que, si à notre époque la philosophie est saisie par un régime d’images et de discours profondément nouveau, elle est aussi commise, de l’intérieur d’elle-même et sous l’effet de sa propre histoire, à renouveler son mode d’interrogation sur l’illusion. Ce travail est très largement à venir. Je mentionnerai toutefois trois œuvres, ou peut-être simplement trois livres, qui pourraient valoir comme balises pour une telle réflexion.

1. La première balise serait à mon avis à chercher chez Jacques Derrida : je pense en particulier à ce livre extraordinaire qui s’appelle Spectres de Marx, et dont je vous recommande la lecture. Le titre est (comme toujours) à multiples ententes : Derrida explore, tout à la fois, la présence spectrale de Marx dans un monde qui ne veut plus rien en connaître, qui se prétend enfin libre des questions que Marx posait, et en même temps la présence des spectres chez Marx, le recours permanent dans ses textes à la métaphore du fantôme ; métaphore qui désigne d’ailleurs tantôt les formes illusoires et aliénées de la conscience (avant tout, l’idéologie), et tantôt, au contraire, le communisme même, comme avenir rôdant, tel un fantôme, dans le présent (« un spectre hante l’Europe », pour citer les premiers mots du Manifeste communiste). L e sens de cette « spectralité », donc, ne saurait être assignée une fois pour toutes : elle est au contraire ce qui, chez Marx ou de Marx, vient perpétuellement décentrer les certitudes les mieux assurées, et destabiliser les affirmations de « réalisme » (que ce réalisme soit celui du matérialisme historique, ou celui du capitalisme libéral). Plus précisément, Derrida montre comment Marx entretient, vis-à-vis de ces « spectres » qui prolifèrent dans sa description de l’histoire et de la société, une attitude constamment double : il ne cesse de vouloir les chasser, d’exclure toute référence aux idées, aux représentations, aux illusions, au nom du matérialisme et de la pleine identité de la classe ouvrière ; et en même temps, il ne cesse de les faire revenir, d’insister sur leur réalité, de montrer, par exemple, comment le réel produit ces représentations fantastiques que sont l’idéologie, la valeur d’échange, la marchandise, l’Etat, etc, lesquelles ne sont pas de simples chimères qu’un peu de vigilance suffirait à faire disparaître, mais possèdent une consistance, une objectivité, une réalité. En bref, selon Derrida, ce qui rend la lecture de Marx aujourd’hui nécessaire, ce n’est pas la manière dont Marx aurait fourni, une fois pour toutes, une clef de lecture cohérente et systématique, permettant de départager enfin la réalité de l’exploitation et les illusions du libéralisme. Ce qui rend Marx précieux la manière dont il a suivi jusqu’au bout, jusqu’à mettre en péril la cohérence de sa pensée, deux impératifs également nécessaires, et mutuellement contradictoires : reconnaître la réalité de l’illusion, examiner les conditions réelles, matérielles, de formation des idéologies ; et en même temps, rechercher la réalité sous l’illusion, tenir à cette affirmation qu’au-delà des idées, des représentations, des événements ont lieu et des forces agissent.

Ce que Derrida propose à travers cette enquête, c’est en fait une déconstruction de l’opposition entre réalité et illusion. Déconstruction, cela veut dire : frontière impossible à effacer, mais impossible à tracer une fois pour toutes. Autrement dit : on ne saurait penser sans tenter une démarcation du réel et de l’illusoire, comme si toutes choses, actions, événements, discours, se tenaient sur le même plan ; mais on ne saurait tracer une telle démarcation sans s’exposer, par cette opération même, à multiplier les illusions, à commencer par l’illusion d’un réel enfin pur de toute chimère, de tout fantôme, un réel que nous pourrions tenir sous notre contrôle et assigner à sa place. Il y a là, à mon sens, une profonde leçon et qui, sous ses dehors abstraits, s’applique directement au contexte actuel que j’évoquais en commençant, au régime contemporain des discours politiques et des images médiatiques. Je disais : d’un côté le spectacle, le visuel, en boucle ; de l’autre le cynisme, l’exhibition froide des intérêts et des puissances. Derrida, me semble-t-il, invite à ne pas se laisser leurrer par un tel partage. D’abord, parce qu’il y a peut-être un profond cynisme dans la fascination ou l’éloge de ce monde d’images désancré de tout rapport au réel – ce cynisme consiste à faire semblant de croire que, puisque tout est spectacle, rien n’a vraiment lieu. Je me souviens, à ce propos, d’un colloque où Derrida avait réagi avec fermeté et colère (lui qui était, d’ordinaire, plutôt dans l’écoute) aux propos de Jean Baudrillard, qui développait une fois de plus sa thèse suivant laquelle « la guerre du golfe n’aura pas lieu » : « la guerre a tellement été programmée, annoncée, attendue, qu’elle n’a plus besoin d’avoir lieu. Il ne peut s’agir que d’un non-événement qui conclut un horizon virtuel ». Et Derrida de répondre : « Il n’est pas vrai que ce conflit soit symboliquement virtuel (…) sa réalité se mesure au nombre de morts, dans les deux camps, qu’il a produit. Les morts et le pétrole, implacablement territorialisés, sont les deux matérialités de ce conflit armé qui résistent à sa réduction complète à la virtualité. » Cynisme, donc, de la dénonciation-glorification du spectacle. Mais à l’inverse, on pourrait dire qu’il y a aussi une profonde naïveté de l’attitude cynique, celle qui prétend ne pas s’embarrasser des formes et manifester (comme disait Machiavel), la « réalité effective de la chose », le jeu des intérêts, la réalité nue du rapport de forces, etc. Il y a, dans cette attitude, un évident fantasme de toute puissance : croire que l’on sait ce qui est réel, qu’on dispose, à sa main, d’un réel expurgé de toute virtualité, cela permet de croire que l’on sait ce que l’on fait, ce que l’on veut, là où l’on va ; c’est prétendre expulser de soi l’illusion dont on présume qu’elle ne vaut que pour les autres. A ce jeu, les réalistes ont généralement une réalité de retard : les développements de l’actualité mondiale montrent assez bien comment une superpuissance peut elle-même être prise dans les puissances (ou les impuissances) de l’illusion.

2. Cette leçon, cette double leçon ne suffit pourtant pas : une chose, en effet, est de reconnaître qu’on n’en a pas fini avec l’illusion, autre chose de savoir comment la combattre. Le risque, en effet, est de présumer à son tour que l’on sait où est le « vrai réel », et de tomber dans une sorte de cynisme à l’envers : c’est le piège qui menace, en un sens, toute rhétorique de la dénonciation, et on sait combien le souci, indispensable, de pointer enfin le réel du doigt peut voisiner avec la fascination pour sa propre lucidité impuissante, avec la paranoïa, avec la rumeur. Démystifier, décidément, n’est pas sans risque. Parer ce risque suppose, je crois, une double prudence, et là encore, des livres peuvent servir de balise.

– Première prudence : veiller aux effets de pouvoir qui se logent, précisément, dans le geste démystificateur, dans l’obligation de percer à jour nos illusions, de chercher au-delà des apparences une vérité plus secrète, plus intérieure, plus décisive. C’est après tout l’une des grandes injonctions qui court à travers l’histoire de l’occident, depuis la confession pénitentielle jusqu’à certaines modalités de la psychanalyse, en passant par les guichets de l’OFPRA, où les demandeurs d’asiles doivent attester qu’ils sont « vraiment » persécutés, qu’ils ont vraiment vécu des traumatismes : arrête de mentir, arrête de te mentir, découvre qui tu es, assume ta véritable identité, ne te berce pas d’illusions, etc. Dans quelle mesure une telle injonction est-elle émancipatrice ? Dans quelle mesure, au contraire, va-t-elle lier chacun à la fois à sa propre identité, et au jeu des procédures permettant de la découvrir, de la dire, de l’avouer. Cette question, c’est celle que pose en philosophie Michel Foucault ; je pense avant tout ici à son livre intitulé La Volonté de savoir. L’homme, écrit Foucault, est devenu « une bête d’aveu », au point que nous ne percevons plus ce que peut avoir d’exorbitant cette supposition qu’une vérité, en nous, insiste à percer la brume des illusions : « l’obligation de l’aveu nous est maintenant renvoyée à partir de tant de points, elle est désormais si profondément incorporée que nous ne la percevons plus comme l’effet d’un pouvoir qui nous contraint ; il nous semble au contraire que la vérité, au plus secret de nous-mêmes, ne demande qu’à se faire jour ; que si elle n’y accède pas, c’est qu’une contrainte la retient ». En bref : la première des prudences serait de tenir à cette question-ci : quels pouvoirs, quelles sujétions, s’enveloppent non dans l’illusion, mais dans l’affirmation d’une vérité plus profonde que celle-ci, vérité qui serait désirable, précieuse, libératrice ? Vérité à laquelle il faudrait consacrer nos efforts, et à laquelle nous devrions vouer notre vie, nos désirs, nos pensées.

– C’est que (deuxième prudence) la recherche d’une vérité sous le discours risque de manquer la vérité du discours même, la capacité de nos phrases, de nos mots, non de refléter une vérité qui leur préexisterait, mais d’instaurer par la seule force de leur affirmation une réalité nouvelle. Certaines phrases, en effet, ont ce curieux pouvoir : elles posent des exigences qui, si on les mesure à ce qui existe ici et maintenant semblent parfaitement illusoires, mais sans lesquelles le réel qu’elles disent n’a aucune chance d’advenir. Héraclite parlait « des paroles et des actions » – mais il y a des paroles qui sont des actions, et qui changent la donne. C’est le cas, sans doute, l’affirmation politique de l’égalité. Je paraphrase ici, non plus Foucault, mais Jacques Rancière, et la réflexion que mène ce philosophe à propos de la démocratie, dans Au bord du politique. Rancière remarque que la démocratie est ordinairement soumise à la pensée du soupçon : on soupçonne l’affirmation démocratique de n’être qu’un leurre, sous lequel les inégalités se trouvent perpétuellement reconduites, ce dont les acteurs sociaux n’auraient pas conscience, leurrés qu’ils sont par la croyance en leur égalité. « La routine indéfinie de la démystification impose toujours une manière de penser – et de pratiquer – la démocratie sur le mode du soupçon, comme s’il fallait lui faire avouer toujours qu’elle n’est pas ce qu’elle prétend être, que ceux qui la pratiquent sont perpétuellement dans l’illusion sur ce qu’ils font ». Et effectivement, les sociétés démocratiques sont, par-dessous, inégalitaires. Mais il y a, ajoute Rancière, une autre façon de comprendre ce décalage entre le discours et le réel : on peut voir, dans l’affirmation démocratique, non pas un voile tendu sur la réalité sociale, mais l’instauration d’un lieu où, contre l’évidence, une égalité exige de se faire reconnaître, et de s’inscrire dans les faits. Plutôt que d’en dénoncer l’illusion, prendre la démocratie au mot : « il y a quelque part de l’égalité ; cela est dit, cela est écrit.Donc cela doit pouvoir se vérifier. Une pratique peut se fonder là, qui se donne pour tâche de vérifier cette égalité ». Et plus loin : « l’homme démocratique est un être de parole, c’est-à-dire aussi un être poétique, capable d’assumer une distance des mots aux choses qui n’est pas déception ou tromperie mais humanité, capable d’assumer l’irréalité de la représentation (…) il s’agit de partir du point de vue de l’égalité, de l’affirmer, de travailler à partir de son présupposé pour voir tout ce qu’il peut produire ». A ce jeu, face à cette nouvelle version du « commun » qui ne se révèle pas dans la parole mais s’y institue, s’y construit, c’est bientôt le réel qui est sommé de s’expliquer.

A ce propos, puisque j’ai ouvert par un cas d’actualité, je terminerai par un autre, plus encourageant peut-être. Voici quelques semaines, un représentant de l’entreprise Dow Chemicals, responsable de la catastrophe de Bhopal, est intervenu à la télévision britannique, affirmant que l’entreprise était enfin décidée à indemniser les victimes. La nouvelle fit grand bruit. Quelques heures plus tard, il s’est avéré qu’il ne s’agissait pas d’un représentant réel de cette entreprise, mais d’un activiste qui avait piégé la BBC, membre d’un groupe appelé les « Yes men », spécialisé dans l’art de se faire passer pour des responsables de grandes firmes. Il y a, dans cette action, un renouvellement magnifique du geste démystificateur, et presque une lçon pour la philosophie. Un tel geste ne dénonce, il ne pointe pas, sous l’apparence, le comportement réellement insupportable de cette entreprise (à cela, on le sait, les opinions sont sourdes depuis longtemps). Il joue, plutôt, l’apparence, il affirme ce qui devrait être vrai – et il force du coup Dow Chemicals à démentir quelques heures plus tard. L’effet d’une telle stratégie, ce n’est pas seulement de pousser le coupable aux aveux ; c’est surtout de forcer cette entreprise, en mettant en scène de manière crédible l’annonce qu’elle refuse de faire, à reconnaître que le « réalisme » qu’elle invoque depuis des années pour ne pas indemniser, que sa manière de partager le possible de l’impossible relève, non du réel, mais bien d’une décision politique. De cette fatalité, il aura fallu un imposteur pour montrer le caractère illusoire.


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