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Les vies parallèles
Vie et politique chez Foucault
Posted in Autour de Foucault 57 min read
Du penseur de l'usage aux luttes des usagers (vidéo) Previous Un happening en sucre glace Next

Intervention d’ouverture du colloque « Biopoliticas despues de Foucault », Université San Martin, Buenos Aires (Argentine), 18 octobre 2007.

Puisque j’ai l’honneur un peu effrayant d’ouvrir ces journées, je voudrais commencer par situer, simplement, le cadre dans lequel il me semble que notre travail va s’inscrire (c’est-à-dire le cadre qu’il va falloir, j’imagine, déplacer, déformer ou compliquer aussi vite que possible). Ce cadre, tel qu’il est fixé par l’intitulé du colloque, « biopoliticas despues de Foucault » me semble engager au moins deux ou trois niveaux de réflexion.

1.Ce titre a d’abord un sens obvie : il va s’agir, durant ces séances, d’examiner les diverses constructions théoriques nées de l’approfondissement et de l’interprétation de la notion de « biopolitique », telle qu’elle est apparue voici un peu plus de trente ans dans les écrits de Michel Foucault (plus précisément, j’y reviendrai, dans le dernier chapitre de La Volonté de savoir, et dans le dernier cours de la série intitulée « Il faut défendre la société »). « Biopolitique » nommait alors à la fois un fait et un problème. Un fait : on peut ici citer directement Foucault : « Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n’est plus ce soubassement inaccessible qui n’émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité, il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d’intervention du pouvoir ». Nous nous trouvons dans une configuration historique où « la vie » ne désigne plus le substrat ou le fondement de l’ordre politique, mais tout autant son horizon et son objet spécifiques. Est « biopolitique » cette forme de rationalité pratique particulière qui se préoccupe d’accroître et de renforcer la vie (la santé, la vigueur, la prospérité d’une population donnée) en agissant sur la vie (en se préoccupant d’intervenir, non seulement au plan des discours ou des représentations, non seulement au plan des conduites et des actes, mais tout autant sur ou à travers les corps humains, la manière dont ils échangent, se produisent et se reproduisent immédiatement). 

De ce fait, découlent deux problèmes au moins : d’une part, le problème de savoir comment caractériser précisément cette transformation, en quoi au juste elle constitue une nouveauté dans l’histoire des formes d’exercice de la politique, et depuis quand. Que veut dire, dans la citation que j’ai rappelée, « pour la première fois sans doute » ? Sur ce point, le désaccord est aujourd’hui assez large, puisque Giorgio Agamben lie certes cette transformation aux Etats modernes, mais y voit l’écho d’une rupture inaugurale aussi ancienne que le droit romain, cependant que Toni Negri en mène l’analyse dans le cadre beaucoup plus récent et actuel du capitalisme impérial.

D’autre part, se pose le problème de savoir comment cette mutation redéfinit les termes de l’affrontement politique : comment elle en déplace les points de fixation (les luttes ayant désormais à se situer autour du vivant), comment elle en renouvelle les mots d’ordre (que veut dire au juste « lutter pour la vie » ?) et, plus profondément, le mode de compréhension : en quel sens dire d’un mouvement, d’une lutte ou d’une contradiction qu’ils sont « vivants » ? En quel sens, surtout, ce qualificatif de « vivants » peut-il convenir à des sujets porteurs d‘une politique progressiste ?  Ici, c’est un autre détail de la citation de Foucault qui devient essentiel : que veut dire « pour une part » (« le fait de vivre passe pour une part dans le champ de contrôle »…) ? Cette restriction signale-t-elle quelque chose comme une « réserve », au sens où la vie demeurerait partiellement extérieure au pouvoir qui prétend la régir, fournissant un point d’appui à la contestation ? Mais comment, dans ce cas, comprendre les multiples déclarations de Foucault affirmant qu’il n’y a pas à rêver d’un « au-delà » du pouvoir ?

Il faut remarquer que, si ces différents problèmes n’admettent pas aujourd’hui de réponse univoque, ils ne transforment pas pour autant l’espace des discussions autour de la biopolitique en une « kampfplatz » (pour reprendre l’expression de Kant), c’est-à-dire en un espace de contradictions philosophiques stériles interdisant toute avancée et tout mouvement ; l’un des paradoxes de cette notion tient à la manière dont, dans le même temps, elle impulse une dynamique commune à la réflexion critique, tout en fournissant une base au dissensus et au conflit des interprétations, jusqu’à produire des versions assez différentes du même concept (ce que mentionne le pluriel, « biopoliticas », dans notre titre). C’est de cela, de cette diversité, qu’il va s’agir de discuter.

2. A cette interprétation évidente du titre donné à notre rencontre, il me semble qu’il est nécessaire d’en ajouter une autre. La configuration particulière du débat intellectuel contemporain, illustré par les figures de Giorgio Agamben, Roberto Esposito ou Toni Negri, est bien entendu inséparable d’une transformation historique, au-delà du seul domaine des idées. En ce sens, réfléchir sur « les biopolitiques depuis Foucault », ce n’est pas seulement envisager la manière dont les problèmes que pose cette notion ont été approfondis et discutés ; c’est aussi examiner la façon dont le fait lui-même a pris une ampleur nouvelle, insoupçonnée à l’époque où Foucault travaillait. C’est pourquoi d’ailleurs on ne peut aujourd’hui lire les textes de Foucault dans l’état d’esprit où lui-même les écrivait. La notion de biopolitique faisait partie chez lui d’une stratégie très vaste, visant à destabiliser les discours et les modes de justification traditionnels de la politique, à mettre en question la manière dont celle-ci se présente et rend raison de son action. Il s’agissait d’abord et avant tout d’opposer, au triangle souveraineté-droit-citoyenneté qui organisait la pensée politique autour de la référence à la liberté, un autre triangle, biopolitique-norme-population, autour d’une pensée de l’assujettissement.

Or, la situation a considérablement changé, et ce qui était pour Foucault à l’arrière-plan, dans les coulisses du théâtre politique, ce qu’il s’agissait de faire venir violemment à la lumière, est désormais passé tranquillement à l’avant-scène. Que l’espèce  humaine soit entrée dans le champ de ses stratégies politiques, c’est maintenant tout à fait clair tant au plan mondial (à travers les questions d’environnement, d’appropriation du vivant par les grandes firmes agro-alimentaires, ou de propriété intellectuelle sur les médicaments capables de soigner les grandes pandémies) qu’au plan national – je vais y revenir. Je suppose en tout cas qu’à l’arrière-plan de nos discussions sur les diverses manières de penser la biopolitique, nous verrons insister le problème du diagnostic quant aux différents lieux d’inscription de cette biopolitique dans l’espace contemporain, et du coup le problème du rapport entre ces deux plans, c’est-à-dire de la distance critique que cette conceptualisation peut offrir vis-à-vis de cet espace : que veut dire penser en termes de biopolitique, quand les décideurs politiques admettent volontiers que leur travail consiste d’abord et avant tout à gérer la vie ?

3. Cette question de distance critique, je voudrais ce matin la poser d’une manière un peu particulière, en m’autorisant une troisième fois du titre de notre rencontre, quitte à en forcer un peu la traduction. Le mot français « depuis », qui traduit l’espagnol « despues de » ne sert pas seulement à indiquer une distance historique, mais peut également marquer le lieu où l’on se tient, d’où on observe une situation ou un paysage : comme chez Cézanne, « la Montagne Sainte-Victoire, vue depuis les environs d’Aix-en-Provence ». En ce sens, évoquer la biopolitique « depuis Foucault », c’est s’interroger sur le point de vue particulier que les écrits de Foucault, trente ans après, offrent encore sur ces transformations contemporaines. Que voit-on, lorsqu’on se situe à l’intérieur de ces textes déjà anciens ? A cette question, il me semble qu’il y a, pour aller vite, deux grands types de réponse. On peut, première option, faire l’éloge des dons prophétiques de Foucault, avec cet inconvénient que les prophètes sont d’habitude moins intéressants lorsque leur prophétie s’est réalisée. A quoi bon lire Foucault, si le processus dont il essayait de repérer les indices éclate maintenant au grand jour et si, d’autre part, d’autres auteurs que lui en ont approfondi l’analyse ? Ce, d’autant que les textes qu’il consacre directement à la biopolitique sont rares, dispersés et en partie contradictoires : ne sont-ils pas du même coup dépassés ?

On peut aussi, et ce sera mon propos, essayer de chercher chez Foucault des moyens de compliquer la lecture de ce qui nous apparaît, justement, comme trop évident, d’une évidence si aveuglante que nous négligeons d’en considérer les nuances et les contradictions internes. Dans cette seconde perspective, le caractère rare, dispersé et en partie contradictoire des textes de Foucault peut même devenir un atout, car il permet de donner un troisième sens au pluriel « biopoliticas » ; plurielle, la biopolitique le serait en elle-même parce qu’elle associerait (telle sera ma thèse) des processus et des modes de rationalité foncièrement disparates, ouvrant en face d’elle sur des formes de résistance et de contestation également contradictoires.

Un cas.

Plutôt que d’être abstrait plus longtemps, le moment est venu de prendre un exemple – et, lorsqu’on vient de France, il n’y a pas ces temps-ci à chercher très longtemps avant de trouver un exemple aussi massif qu’aveuglant, et aussi aveuglant qu’ambigu. Durant plusieurs semaines, en septembre et octobre 2007, la vie politique française a été très fortement marquée par un débat, autour d’un projet de loi sur l’immigration discuté à l’Assemblée Nationale, et impulsé par le nouveau gouvernement. Ce projet de loi était l’une des promesses centrales du candidat Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle. Ce dernier a en effet construit une large part de son image d’homme d’Etat sur la sévérité avec laquelle il a mené, lorsqu’il était Ministre de l’Intérieur, la lutte contre l’immigration clandestine et l’expulsion de ceux qu’on appelle en France les « sans-papiers ». Parallèlement, il a fait preuve d’un véritable activisme législatif à ce sujet : loi Sarkozy 2003 sur l’entrée et le séjour des étrangers ; création en 2005 d’un code de l’entrée et du séjour des étrangers et demandeurs d’asile, code réformé l’année suivante par une nouvelle loi Sarkozy, chaque texte durcissant encore la sévérité des mesures régissant l’immigration, et rendant au passage impossible la vie de milliers d’étrangers résidant en France. En bref, le projet de loi de 2007 devait être à la fois la répétition des mesures prises par le ministre Sarkozy, et la consécration de la vision du président Sarkozy. La lassitude, d’un côté, et de l’autre côté la légitimité liée à une élection récente, laissaient penser que le texte serait voté dans l’indifférence. Or, lors des débats de ce texte à l’Assemblée, un parlementaire a proposé l’ajout d’un amendement, à propos des procédures à mettre en œuvre en cas de demande de regroupement familial. Lorsqu’un étranger résidant légalement en France souhaite faire venir l’un de ses enfants, l’amendement prévoyait la possibilité de recourir à un test génétique, pour établir la réalité de la filiation. Durant plusieurs semaines, ce texte, rebaptisé par la presse « amendement ADN » a fait l’objet d’intenses polémiques, non seulement venues de l’opposition (les partis politiques de gauche ou ce qu’il en reste, la société civile et les associations de défense des migrants) mais au sein même du gouvernement et de la majorité présidentielle. On a ainsi pu voir la « double hélice » de l’ADN humain devenir un enjeu politique, c’est à dire non seulement un objet de préoccupation de la part du pouvoir, mais un objet de transactions entre les différents acteurs de la vie politique. Les sénateurs, membres d’une chambre traditionnellement conservatrice et où le parti du président est majoritaire ont joué un rôle important en contestant le projet, et l’on avait l’impression d’un curieux mélange de politique « à l’ancienne » et de nouvelles biotechnologies, comme si les personnages de Balzac rencontraient ceux de Blade Runner.

Je voudrais partir de cet exemple, parce qu’il est caractéristique des problèmes que pose le « surgissement sur le devant de la scène » dont je parlais tout à l‘heure. Désormais, il ne sera pas difficile d’expliquer à un lycéen français le texte de Foucault sur « droit de mort et pouvoir sur la vie » : il suffira de dire « ADN » pour susciter l’association d’idées, et faire comprendre que les nouvelles technologies du vivant ne posent pas seulement des questions « bioéthiques », mais bien « biopolitiques ». Cela veut-il dire que les analyses de Foucault soient devenues inutiles, voire illisibles  à force d’être évidentes? Tout au contraire, elles permettent de repérer par leur pluralité même, par leur caractère en quelque sorte mal lié, en quel sens un événement comme celui-là est constitué de multiples strates, qu’on ne peut réduire à l’opposition entre « la vie » et « le pouvoir », comme si ces deux termes désignaient des réalités univoques : d’une strate à l’autre, on a affaire chaque fois à une autre problématisation, et c’est un autre Foucault qui permet de l’éclairer.

Premier niveau. Le scandale suscité par cet amendement a été, initialement, lié à quatre caractéristiques du texte proposé par les députés. 

  • Premièrement, la réduction de la filiation à sa seule dimension biologique, au détriment d’une part de toutes les autres dimensions qu’enveloppe ce lien, d’autre part de toutes les situations dans lesquelles la filiation n’implique pas l’identité de patrimoine génétique. Etait ici en question, bien entendu, le cas de l’adoption : en « ciblant » implicitement les immigrants pauvres, le texte réduisait de facto l’hypothèse d’une filiation adoptive aux seuls habitants des pays riches.
  • Deuxièmement, le texte, dans sa rédaction initiale, écartait de la procédure l‘intervention d‘un juge, contrairement à ce qu’imposent en France les lois de bioéthique pour toute utilisation d’un test ADN dans le cadre d’une recherche en paternité. En d’autres termes, le texte instituait, par la loi, un régime d’exception, non seulement en aménageant une dérogation vis-à-vis du droit général, mais en soustrayant les étrangers à l’intervention du pouvoir judiciaire.
  • Troisièmement, cet amendement a été justifié par ses défenseurs comme une réponse aux tricheries constatées dans un certain nombre de pays d’Afrique subsaharienne, dont les ressortissants utiliseraient de faux documents d’état-civil pour venir en France sous couvert de rapprochement familial. A cela, les opposants au texte ont répondu en faisant remarquer que cette logique revient à considérer tous les étrangers comme des délinquants potentiels, donc à renforcer une image xénophobe, là où le droit devrait définir d’abord le cas général avant d’envisager les cas de fraude possible.
  • Quatrième motif de contestation : il concerne la conservation et l’utilisation possibles des données ainsi recueillies sur les étrangers soumis à ce test – le risque étant l’extension d’une logique de fichage de la population que le pouvoir pourrait ensuite utiliser sans contrôle.

Lisant, avec des lunettes foucaldiennes, cette première analyse de « l’amendement ADN », on ne peut qu’être frappé de la manière dont le texte fait jouer la logique que Foucault identifiait, dès 1975, à celle du pouvoir disciplinaire, développé durant l’âge classique, bien plus qu’à ce qu’il nommera ensuite la biopolitique. D’une part en effet, ce projet de loi s’inscrit clairement dans la logique d’un « contre-droit » qui généralise les cas particuliers, installe l’exception sous la règle et se donne pour horizon le traitement de la délinquance, via la constitution d’un savoir d’Etat. D’autre part, le contrôle lourd que le texte prétend instaurer de chaque entrée sur le territoire français, à travers une réduction systématique des individus à leur patrimoine génétique tel que leur corps en porte la trace, ce contrôle lourd correspond bien à la « normation » disciplinaire telle que, par exemple, Foucault nous la décrit dans Sécurité, territoire, population, pour l’opposer aux « dispositifs de sécurité » :

« La discipline, par définition, règlemente tout. La discipline ne laisse rien échapper. Non seulement elle ne laisse pas faire, mais son principe, c’est que même les choses les plus petites ne doivent pas être abandonnées à elles-mêmes. La plus petite infraction à la discipline doit être relevée avec d’autant plus de soin qu’elle est petite. Le dispositif de sécurité, au contraire, vous l’avez vu, laisse faire. Non pas qu’il laisse tout faire, mais il y a un niveau auquel le laisser-faire est indispensable… »

STP, p.47.

Cette hystérie du détail caractéristique de la discipline, et exorbitante en termes de coût du pouvoir, semble assez correspondre à des mesures telles que l’imposition d’un test ADN à toute personne qui prétendrait s’installer sur le territoire français. Il y aurait ici une première leçon de Foucault : elle consisterait à se méfier de l’apparence de modernité qu’enveloppent des pratiques tel que le test ADN, et qu’on serait tentées d’associer spontanément à la « biopolitique ». Il ne faut pas confondre progrès des technologies du vivant, et modernité des technologies politiques qui mobilisent ces technologies du vivant. Ici, on a affaire à une technique nouvelle mise au service de préoccupations qui, elles, semblent d’un autre âge, et qui relèvent bien davantage d’une articulation entre discipline et souveraineté. Cette biopolitique-là est, en un sens, une très vieille politique.

Deuxième niveau. Cette focalisation hystérique ou paranoïaque sur le patrimoine génétique des individus qui veulent s’installer sur le territoire français, se trouve reprise et greffée sur un projet d’une tout autre nature. Si la multiplication, par Nicolas Sarkozy, des lois et des mesures visant à restreindre l’entrée et le séjour des étrangers en France, a clairement pour objectif de reconquérir l’électorat xénophobe de l’extrême-droite, elle emprunte en même temps l’apparence d’une rationalité gestionnaire. En effet, le candidat Sarkozy a défendu durant sa campagne deux thèmes : d’une part, le principe de « l’immigration choisie » (c’est-à-dire la possibilité pour la France de recruter « ses » immigrés suivant ses propres intérêts, en privilégiant la main d’œuvre qualifiée et en instaurant une forme plus ou moins avouée de « brain drain ») ; d’autre part, la nécessité de promouvoir l’immigration « de travail » vis-à-vis de l’immigration « de peuplement », de manière à faire croître la productivité de la population immigrée présente sur notre sol. Ces deux thèmes constituent, dans le discours et le débat politique français, de véritables nouveautés : ils tranchent en effet avec le dogme (ou le fantasme) de « l’immigration zéro » défendu, depuis une vingtaine d’années, par les dirigeants politiques de différents bords.

Paradoxalement donc, le personnage qui, comme ministre puis comme président, a impulsé une accélération impressionnante des expulsions d’étrangers, au prix de méthodes particulièrement brutales et d’un « management » des fonctionnaires qui entraîne des protestations dans les rangs mêmes de la police, ce personnage donc, adopte dans son discours l’attitude d’une personne seulement soucieuse d’une répartition optimale de la population, et d’une bonne gestion des entrants et des sortants. D’où, d’ailleurs, un certain embarras du gouvernement face à « l’amendement ADN » proposé par les députés, et dont la logique ne correspondait pas au départ à leur propre discours : ce discours portait beaucoup moins sur les corps des immigrés, leurs permutations et leurs ruses, que sur les chiffres et les indicateurs globaux que devrait atteindre une politique bien menée. Par exemple, le ministre de l’immigration et de l’identité nationale, Brice Hortefeux, a axé l’essentiel de sa communication sur l’objectif de 25000 expulsions d’étrangers, objectif qu’il s’est fixé pour l’année 2007.

Si cette affaire, donc, manifeste la nature de la « biopolitique » contemporaine, c’est au sens où on a affaire à une politique « à double fond », et où tout se renverse : un instrument moderne, le test ADN, est mis au service d’une obsession archaïque, celle d’une souveraineté soucieuse de contrôler individuellement les corps ; mais cette obsession elle-même est recyclée dans un discours managérial et gestionnaire où, au contraire, de très vieilles méthodes policières viennent prendre en charge le souci moderne du chiffre et de la statistique. Nous retrouvons ici Foucault, mais un autre Foucault : non celui de la discipline et de Surveiller et punir, mais celui par exemple du dernier cours du cycle intitulé « Il faut défendre la société », lorsqu’il caractérise différentiellement les dispositifs disciplinaires et la rationalité biopolitique :

« Ce à quoi on a affaire dans cette nouvelle technologie de pouvoir, ce n’est pas exactement la société (…), ce n’est pas non plus l’individu-corps. C’est un nouveau corps : corps multiple, corps à nombre de têtes, sinon infini, du moins pas nécessairement dénombrable. C’est la notion de « population ». La biopolitique a affaire à la population, comme problème politique, comme problème à la fois scientifique et politique, comme problème biologique et comme problème de pouvoir ».

DS, p.218.

On le voit dans cet extrait : à ce niveau, la biopolitique pour Foucault, c’est la politique qui se détourne du corps dans son identité singulière pour considérer les corps, dans leur distribution d’ensemble. On pourrait du coup se dire que ce qui a déclenché la mobilisation contre « l’amendement ADN », à savoir l’intrusion du pouvoir à même le corps biologique de l’individu, la réduction violente de son identité au seul donné génétique,  renvoyait peut-être à un aspect relativement latéral de la politique en train de se mettre en place. Un certain nombre d’associations ont d’ailleurs appelé à ne pas se laisser détourner, par cet amendement, des autres mesures présentes dans le projet de loi. Mais cela ne veut pas forcément dire que le conflit s’est « trompé de cible » : il s’est focalisé sur ce qui apparaît comme une sorte d’incohérence inévitable, d’attelage contradictoire et impossible à défaire, entre une rationalité de type statistique et une autre, toute différente, qui prétend avoir directement prise sur les corps.

Troisième strate. J’ai évoqué il y a un instant la notion « d’immigration choisie », utilisée par le président Sarkozy pour justifier son action. Dans cette expression, le mot de « choix » reflète l’une des caractéristiques du discours de ce nouveau pouvoir : son insistance sur le rôle déterminant de la volonté politique, étendue à tous les domaines de la vie sociale – le président est un homme qui veut, qui désire, et son désir est censé être assez fort pour transporter toute la nation, pour redresser l’économie, etc. Il faudrait d’ailleurs s’arrêter sur ce paradoxe : la mise en place des politiques de désengagement de l’Etat a été couplée depuis vingt-cinq ans avec la mise en place de figures politiques autoritaires dont le désir de pouvoir est la source principale de légitimation (de Reagan à Thatcher, ou aux frères Kascynski aujourd’hui en Pologne). La « gestion » de l’immigration que j’ai évoquée est donc présentée comme un pilotage exercé d’en-haut, via des dispositions contraignantes et une surveillance constante. Or, le débat sur « l’amendement ADN » a permis de jeter, sur cette politique, une lumière assez différente. Deux éléments de la polémique sont particulièrement intéressants :

  • D’abord, le recours aux tests génétiques a été présenté par ses défenseurs comme un droit. L’auteur de l’amendement (Thierry Mariani) puis les responsables gouvernementaux ont beaucoup insisté sur ce point : légaliser les tests génétiques, c’est offrir aux demandeurs de regroupement familial une chance supplémentaire de démontrer, de façon incontestable, leur lien de parenté avec la personne résidant en France. Les opposants au texte ont bien entendu crié à l’hypocrisie, soulignant que, puisque l’administration française aurait le droit de demander un test au moindre soupçon, cela consistait à introduire une obligation supplémentaire.
  • Cette discussion sur les principes s’est doublée d’un enjeu beaucoup plus matériel. L’une des dispositions initialement prévues dans la loi, et qui a été abandonnée par la suite dans le jeu des négociations, consistait à faire payer le test par le demandeur lui-même. Le coût du test étant aux environs de 200 euros, on peut imaginer que ces frais constitueraient un obstacle supplémentaire sur la route du regroupement familial, pour les migrants venus des zones les plus pauvres de notre planète, et qui sont précisément ceux dont le gouvernement souhaiterait éviter l’arrivée.

En quoi ces deux éléments sont-ils significatifs ? Il me semblent qu’ils orientent la réflexion vers un troisième aspect de cet événement biopolitique : la manière dont, contrairement aux déclarations volontaristes qui font du pouvoir la source directe de la mise en ordre de la population, on tente de s’appuyer sur le comportement des gouvernés, et d’infléchir de l’intérieur leur choix pour le faire correspondre aux objectifs attendus. On a peut-être tort, de ce point de vue, de voir un simple mensonge dans l’idée qu’il y aurait, avec le recours aux tests ADN, « un nouveau droit » pour les demandeurs ; on manque peut-être, en invoquant contre cette idée de « droit » les obstacles et les difficultés que les immigrants vont devoir affronter, la logique proprement libérale qui consiste à accorder des droits aux individus, pour les mettre face à une série de complications qui les conduiront naturellement à choisir d’y renoncer. Il s’agit finalement de « mettre les migrants devant leurs responsabilités », c’est-à-dire d’une part de leur faire supporter le poids des procédures administratives qu’on leur impose, d’autre part de compter sur leur capacité de calcul pour les amener à faire le bon choix – c’est-à-dire, à rester chez eux. 

(Par parenthèse, une autre polémique a surgi cet été en France, à l’occasion d’un discours prononcé par le Président de la République à Dakar, discours dans lequel on trouvait la reprise de toute une série de thèmes hégéliens sur la passivité de l’homme africain, sur son incapacité d’entrer dans l’histoire, etc. Face aux accusations de racisme, les défenseurs de Sarkozy ont fait valoir qu’on trouvait aussi, dans le même discours, une condamnation très claire de la colonisation. Or, les deux thèmes sont peut-être moins contradictoires qu’il ne semble, si on relit ce discours dans la perspective que je viens d’indiquer : on s’apercevrait que le principal reproche fait par Sarkozy à la colonisation, c’est d’avoir installé les africains dans une position passive, et de les avoir finalement habitués à tout attendre du colonisateur. De ce portrait des colonisés en « assistés », à l’idée qu’il faut ouvrir de nouveaux droits aux migrants en leur demandant de payer, il y aurait sans doute matière à une belle étude sur la nouvelle problématisation, d’inspiration libérale, des rapports colonisation-immigration dans la pensée européenne).

Nouveau renversement donc : non plus de l’hystérie disciplinaire à la gestion des populations, mais du volontarisme gouvernemental à la tentative pour faire des gouvernés les acteurs de leur propre exclusion. Nous voici revenus chez Foucault, mais il s’agit d’un autre Foucault encore : celui qui, depuis les premières analyses du cours « Sécurité, territoire, population » jusqu’à l’étude, l’année suivante, de l’ordo-libéralisme allemand et du néo-libéralisme de l’école de Chicago, lie fortement la biopolitique avec la mise en place d’une rationalité libérale. Dans cette rationalité, l’individu est institué en entrepreneur de soi, et les effets d’ensemble sont obtenus à partir d’une composition entre le libre choix des différents acteurs, subtilement orienté par l’instauration de règles du jeu adéquates. Ainsi pouvons-nous lire, au terme d’une leçon consacrée au néolibéralisme américain :

« …à l’horizon d’une analyse comme celle-là, ce qui apparaît, ce n’est pas du tout l’idéal ou le projet d’une société exhaustivement disciplinaire dans laquelle le réseau légal, enserrant les individus, serait relayé et prolongé de l’intérieur par des mécanismes, disons, normatifs. Ce n’est pas non plus une société dans laquelle le mécanisme de la normalisation générale et de l’exclusion du non-normalisable serait requis. On a au contraire, à l’horizon de cela, l’iimage ou l’idée ou le thème-programme d’une société dans laquelle il y aurait optimisation des systèmes de différence, dans laquelle (…) il y aurait une tolérance accordée aux individus et aux pratiques minoritaires, dans laquelle il y aurait une action non pas sur les joueurs du jeu mais sur les règles du jeu, et enfin dans laquelle il y aurait une intervention qui ne serait pas du type de l’assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnemental. »

NB, p.265.

Peut-être jugera-t-on que c’est accorder beaucoup de crédit au rédacteur de « l’amendement ADN », que de lui attribuer une vision aussi large, un renouvellement aussi profond de la conception du pouvoir : après tout, on a affaire à l’initiative d’un parlementaire particulier, issu d’une région très favorable à l’extrême-droite, qui met en porte-à-faux sa propre majorité, etc. La superposition des logiques que j’évoque n’est-elle pas simplement circonstancielle ? Et le bruit fait par cet amendement n’est-il pas simplement lié à son caractère spectaculaire ? A cette objection, j’aurais envie de répondre deux choses. D’une part, s’il est intéressant de lire la situation contemporaine « depuis » Foucault, c’est parce que celui-ci s’appuie sur les événements particuliers, y compris dans ce qu’ils ont de plus aberrant, comme sur des révélateurs. D’autre part, cet usage de l’événement permet chez lui de dé-totaliser des processus qui auraient tendance à nous apparaître au contraire comme extrêmement cohérents, ou comme renvoyant à des logiques implacables. En bref, face à un fait comme l‘« l’amendement ADN », Foucault permet de dire : certes, il ne s’agit là que d’un événement minuscule, une petite méchanceté de plus ajoutée par un député à la recherche de nouvelles humiliations à faire subir aux migrants ; mais on aurait tort de s’en détourner pour chercher, derrière cet événement, une politique secrètement systématique. Au contraire : il faut s’y opposer et s‘en saisir comme d‘un précieux éclairage, parce que c’est un signe de toutes les incohérences, de toutes les logiques complémentaires et contradictoires, dont se tisse la politique migratoire d’un pays comme la France, lorsque celle-ci tente de prendre les vies pour objet. Non pas, donc : sous la variété des événements, l’unité d’une bio-politique, mais : à travers chaque événement, le disparate des bio-politiques.

Les vies parallèles.

La petite analyse que je viens de mener à propos d’un événement contemporain avait d’abord pour but de faire émerger, l’un après l’autre, les différentes dimensions de l’analyse de la biopolitique chez Foucault : 1/ son double rapport de différence et de complémentarité avec le pouvoir disciplinaire ; 2/ sa redéfinition des coordonnées traditionnelles de la politique au profit d’un nouvel objet (la population), d’un nouveau savoir (la statistique), et d’un nouveau pilotage (le gouvernement) ; 3/ sa manière libérale d’inverser la direction du pouvoir en faisant reposer celui-ci sur l’initiative et le calcul raisonné des individus eux-mêmes.

Si l’on revient, à partir des différentes lectures possibles de ce cas, au corpus des textes de Foucault, il me semble que nous sommes placés devant deux grandes stratégies de lecture possible. On peut tenter, première stratégie, de réintégrer les différents éléments d’analyse de Foucault dans le cadre d’une théorie globale, de manière à faire apparaître la cohérence d’ensemble qui soutient toutes ces transformations. On peut aussi, deuxième stratégie, considérer au contraire que les ambiguïtés, les hésitations, les tensions qui traversent la réflexion de Foucault ne sont pas des résidus à éliminer, mais des occasions de penser, des chances d’éclairer les hésitations et les tensions qui parcourent le réel lui-même, et d’avoir prise sur elles. Dans cette deuxième stratégie, il faudrait alors s’amuser, non pas à « lisser » les textes que Foucault consacre à la biopolitique, mais au contraire à multiplier les écarts, à insister délibérément sur ce qui grince entre les différents ouvrages, parce que ce qui grince ouvre aussi un espace de discussion et de réflexion. Puisque ce colloque accueille, en la personne de Toni Negri, un penseur qui a pratiqué la première stratégie avec une puissance théorique et un impact politique impressionnants, je me limiterai à esquisser (pour ouvrir la discussion) quelques indications sur la deuxième, c’est à dire à relever, dans le désordre, quelques alternatives importantes présentes au fil des textes. Et puisque Foucault avait lancé une collection d’ouvrages intitulée « les vies parallèles », on pourrait lire dans ces alternatives l’esquisse de « biopolitiques parallèles ».

Un discours / un pouvoir.

La première alternative concernerait le statut de cette « vie » que le vocable de « biopolitique » désigne comme son vis-à-vis. Suivant les textes et les moments, Foucault paraît soutenir à ce sujet deux positions relativement divergentes. 

  • Tantôt, « la vie » désigne la manière dont un certain nombre de technologies politiques redéfinissent leur objet et lui donnent des contours nouveaux, contours qui ne correspondent ni plus, ni moins que d’autres à la réalité profonde du monde, mais sont simplement l‘effet d‘une transformation historique. Foucault insiste alors sur le fait que cette redéfinition n’est pas la découverte d’une dimension jusque là inaperçue de la réalité humaine, mais l’établissement d’un nouveau paradigme, avec sa date de naissance, « et peut-être sa fin prochaine » pour reprendre une formule fameuse écrite dans les mots et les choses. C’est bien, d’ailleurs, vers les mots et les choses qu’il faut ici se tourner pour trouver l’origine de cette idée : avant même de faire du pouvoir le point de référence de ses analyses, Foucault y montrait comment « la vie » apparaissait, aux côtés du « travail » et du « langage », dans l’épistémè moderne. En bref, les réflexions sur la biopolitique s’inscrivent pour partie dans toute une série de textes où il s’agit d’établir l’historicité de la vie, et de montrer que celle-ci n’est pas le soubassement éternel de la culture, mais l’effet d’un certain discours ou d’une certaine problématisation.
  • Tantôt au contraire, « la vie » désigne le modèle selon lequel il est possible d’interpréter toute une série de phénomènes historiques ; la vie devient alors, non pas l’objet de l’enquête généalogique, la fiction dont il s’agit de retracer les origines, mais l’instrument même de cette enquête, le point de vue que celle-ci doit adopter sur la réalité politique. N’exagérons pas : Foucault n’adopte jamais une position frontalement vitaliste ou biologiste en matière sociale, contrairement à un soupçon émis autrefois par Etienne Balibar. Mais il n’en reste pas moins que la description du dispositif de sexualité, proposée dans La Volonté de savoir, fait essentiellement jouer le modèle de la norme biologique contre celui de la loi juridique : la norme est immanente, positive et productive, elle procède par intégration davantage que par exclusion, etc. Tout se passe comme si il ne s’agissait plus, alors, de montrer l’historicité du concept de vie, mais d’utiliser ce concept pour penser autrement l’histoire. Du même coup, « la vie » désigne tantôt ce qu’il faut démystifier, en montrant qu‘il s‘agit d‘une construction intellectuelle passagère, et tantôt ce qui sert à démystifier une conception dépassée et illusoire de la souveraineté et du pouvoir.

On pourrait donc dire de « la vie » ce que Michel de Certeau disait du corps, chez Foucault : « on a chez Foucault une théorie du corps comme condition illisible des fictions, et une théorie des fictions de corps ». Ici, on a un modèle de vie qui fonctionne comme paradigme historique, et des analyses historiques qui montrent comment l’idée de vie a été « fictionnée » par un certain régime de pouvoir. Cette circularité est justifiée et défendue par Foucault, au nom de l’idée suivant laquelle « il faut penser le dispositif de sexualité à partir des techniques de pouvoir qui lui sont contemporaines » (VS, p.198), c’est-à-dire penser en termes de vie le pouvoir qui entreprend de gérer la vie. Il n’en reste pas moins que ce dédoublement ouvre sur deux formes d’analyse de la biopolitique, ou deux types de prolongements :

  • D’un côté, on va trouver des analyses qui insistent sur le caractère artificiel du souci de la vie affiché par le pouvoir : des analyses qui vont par exemple, critiquer la naïveté qu’il y a à vouloir déterminer « en vérité » le comportement des individus ou les désordres sociaux en termes génétiques ou sociobiologiques (je pense à la critique, en France, de quelqu’un comme Patrick Tort à propos du néo-darwinisme). Ou encore, on va avoir des critiques qui montrent que « la vie » ou « la santé » sont surtout, aujourd’hui, des objets de discours qui servent à légitimer l’action publique, même lorsque celle-ci s’en préoccupe en fait bien peu. C’est la thèse que soutient, en France, le sociologue Didier Fassin à propos de l’utilisation par les politiques de l’argument « humanitaire » : pour lui, cet argument n’indique pas une mutation dans les modes d’exercice du pouvoir, mais une transformation dans le discours que le pouvoir tient sur lui-même, et par lequel il se justifie. Fassin propose d’ailleurs de remplacer la notion de « biopolitique » par celle de « bio-légitimité » ; selon lui, les acteurs politiques agissent en fait beaucoup moins sur la santé qu’au nom de la santé ; celle-ci joue le rôle d’une valeur consensuelle et indiscutable, non d’une réalité sur laquelle les techniques politiques auraient une véritable prise. (cf Didier Fassin, « Biopouvoir ou biolégitimité – splendeurs et misères de la santé publique », in coll.ss la dir. de M-C Granjon, Penser avec Michel Foucault – Théorie critique et pratiques politiques, Paris, Karthala, 2005. pp.161-183. )
  • De l’autre côté, à l’autre extrémité, on va avoir des analyses qui adoptent franchement un paradigme vitaliste, et qui insistent sur l’intérêt qu’il y a à penser les luttes comme autant d’expression d’une vie mouvante, créant sans cesse de nouvelles formes et résistant à se laisser enfermer ou restreindre par le pouvoir. Cette perspective, qui me semble centrale chez Toni Negri, conduit naturellement, non à revoir à la baisse (comme Didier Fassin) l’idée de « biopolitique » en la réduisant à un effet de discours, mais à la revoir au contraire « à la hausse » : il ne va plus s’agir alors de remplacer l’idée de « biopolitique » par celle de « bio-légitimité », mais de distinguer fermement entre un « biopouvoir » aliénant, né d‘une confiscation ou d‘un retournement de la vie contre elle-même, et une « biopolitique » au sens strict, comme expression directe de la puissance d’agir des multitudes.

En bref, cette première ambiguïté décelable chez Foucault me semble avoir un important destin dans la pensée contemporaine : elle ouvre tantôt sur une réduction épistémologique, et tantôt sur une exaltation pratique de la biopolitique.

Racisme / sexualité.

La deuxième alternative concerne les domaines de référence à partir desquels Foucault élabore, dans les textes centraux de 1976, la notion de biopolitique. De ce point de vue, le dernier cours du cycle « Il faut défendre la société », et le dernier chapitre de La Volonté de savoir se répondent directement : l’un et l’autre construisent la notion dans un certain croisement entre l’étude de la sexualité et celle de la mise en place des politiques racistes. Le choix de ces objets centraux est stratégique : 

  • Convoquer la sexualité, c’est montrer comment la prise que le pouvoir s’assure sur les corps individuels, et le contrôle qu’il prétend exercer sur les populations prises dans leur ensemble, peuvent s’articuler et se correspondre (« le sexe est accès à la fois à la vie du corps et à la vie de l’espèce. On se sert de lui comme matrice des disciplines et comme principe des régulations » VS, p.192)
  • Convoquer le racisme, d’autre part, c’est expliquer comment un pouvoir qui se donne pour fin d’optimiser et d’accroître la vie peut se révéler aussi mortifère (« c’est comme gestionnaires de la vie et de la survie, des corps et de la race que tant de régimes ont pu mener tant de guerres en faisant tuer tant d’hommes », VS, p.180). Le cours du 17 mars 1976 s’arrête longuement sur le rôle joué par les théories raciales, et sur la manière dont elles introduisent « une coupure : la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir » (VS, p.227).
  • convoquer, enfin, la sexualité et le racisme ensemble, c’est souligner ce que peut avoir d’inquiétante cette contemporanéité historique entre l’appel, libéral, à se préoccuper de la vérité de son désir, et les théories qui justifient de leur côté le droit de tuer au nom de la différence des races. L’attelage « racisme-sexualité » joue, dans la pensée de Foucault à cette époque, le rôle à la fois d’une synthèse (montrant qu’il y a bel et bien une dynamique d’ensemble sous les différentes facettes de la modernité politique) et d’un principe de disjonction (montrant que cette dynamique bifurque ou se divise en permanence selon des directions contradictoires, faisant naître à la fois les tourments intimes et les massacres de masse, le désir et le cauchemar).

Il y a donc une profonde cohérence dans la manière dont Foucault définit la biopolitique à travers cette sorte de couplage entre une réflexion sur le racisme et une autre, sur la sexualité. Pour autant, il ne me paraît pas indifférent que le concept de biopolitique soit ainsi « né deux fois », c’est-à-dire qu’il ait surgi sur deux lignes d’interrogations au départ profondément divergentes. La réflexion sur le racisme et la référence à la sexualité interviennent dans chacun des deux textes que j’ai cités ; mais elles le font en quelque sorte selon un ordre de préséance inverse. Dans La Volonté de savoir, c’est la réflexion sur la sexualité qui rencontre, comme à un tournant et au tout dernier moment du livre, la figure du racisme ; dans Il faut défendre la société, c’est au contraire l’étude, sur le long terme, du motif de la guerre des races qui s’aperçoit, d’un coup, que son chemin croise le problème de la sexualité. On dira que c’est une simple affaire de rhétorique, parce que les deux préoccupations « travaillaient » Foucault à cette époque-là. Or, je crois au contraire que cela fait une différence, au moins sur un point :

  • Ce qu’étudie l’histoire de la sexualité, c’est d’abord la vie racontée, mise en récit, avouée, explorée par le sujet lui-même ; La Volonté de savoir, c’est de ce point de vue le grand livre du « vécu », et où Foucault recherche le point d’intervention du pouvoir dans la façon dont celui-ci appelle chacun à mettre en lumière ses propres vécus. S’il est question d’identité dans ce livre, c’est au sens d’une identité perpétuellement mise en récit, de soi pour soi-même (à travers l’oreille attentive des autres, bien entendu).
  • Ce que met en avant, par contre, l’histoire du racisme, c’est la vie comme objet, la vie considérée essentiellement du dehors, à travers des techniques qui entreprennent de la majorer, de la défendre contre les agressions ou les limites imposées par autrui, etc. C‘est la vie de « l’espace vital », c’est-à-dire de cette pensée politique qui abandonne les grands récits justificateurs pour ne laisser subsister que la défense nue des intérêts et de la survie. On pourrait encore dire, d’une autre manière, que là où la sexualité donne lieu à une histoire de l’intériorité (de la recherche, par chacun, de sa vérité intérieure à travers l’introspection), le racisme appelle une histoire de l’extériorité (extériorité d’une vie prise pour objet ; extériorité entre des races dont la survie de l’une exige l’extermination de l’autre).

Construire la notion de biopolitique à l’intersection entre sexualité et racisme, ce n’est donc pas seulement chez Foucault mettre en résonance pouvoir sur les corps et contrôle des populations, ou pouvoir sur la vie et massacres de masse ; c’est peut être s’interroger sur le type de « vie » qu’il est possible d’opposer à la logique de ce pouvoir. Lorsque Foucault écrit « la vie comme objet politique a été en quelque sorte prise au mot et retournée contre le système qui entreprenait de la contrôler », faut-il situer cette vie du côté d’une invocation des vécus (pour résister à l’objectivation glacée du racisme), ou d’une mobilisation du vivant (pour résister aux séductions de l’aveu et de l’introspection infinie) ? Après tout, ce que Foucault nous indique, c’est que le pouvoir moderne sur les individus s’effectue suivant deux modalités contradictoires et complémentaires : d’un côté il fait taire, de l’autre il invite à parler ; d’un côté (pour reprendre l’exemple que j’ai développé), on contrôle l’entrée des étrangers en prélevant leur ADN, de l’autre on exige des demandeurs d’asile qu’ils produisent un récit sur leurs souffrances et leurs persécutions, et on organise des stages pour que les fonctionnaires puissent évaluer la qualité de ce récit et y soupçonner des inventions éventuelles. Face à cette mise en résonance, du côté du pouvoir, du biologique et du biographique, l’enjeu n’est-il pas d’inventer un autre rapport du vivant au vécu ?

La vie / la mort.

Une dernière ambiguïté (il y en aurait d’autres, mais il faut bien s’arrêter !) concerne la fameuse opposition que Foucault établit entre le « droit de mort » et le « pouvoir sur la vie ». Là encore, l’analyse est élaborée dans le cours « Il faut défendre la société », et reprise sous une forme synthétique dans le dernier chapitre de La Volonté de savoir, dont elle fournit d’ailleurs le titre. Je rappelle rapidement l’argument qui est très connu : partant de l’ambiguïté de l’expression « droit de vie et de mort » qui définit habituellement le pouvoir suprême, Foucault en vient à opposer la souveraineté, comme « droit de laisser vivre ou de faire mourir », et le pouvoir sur la vie, comme pouvoir de faire vivre ou de laisser retomber dans la mort. D’où la formule fameuse : « le pouvoir laisse tomber la mort », ce qui veut dire à la fois que le pouvoir moderne se détourne de la mort (il ne se définit plus par le glaive, ne fonctionne plus à la menace, mais à l’incitation) et qu’il la laisse frapper, en considérant comme secondaires les souffrances et les malheurs qu’il entraîne, dès lors que ceux-ci sont justifiés au nom de la vie.

Cette analyse est, en apparence, limpide, mais elle laisse ouverte une ambiguïté, qui concerne justement la place, ou l’absence de place, de la mort dans l’horizon des rapports modernes de pouvoir. Que le pouvoir « laisse tomber la mort » suscite de la part de Foucault deux types de remarques :

  • D’un côté, Foucault va insister sur l’inadaptation des critiques du pouvoir fondées sur un discours où la mort tient une place centrale ; c’est la raison principale qu’il invoque pour considérer la psychanalyse comme une sorte d’anachronisme politique. Vouloir introduire au cœur de la pensée de la sexualité le triangle oedipien et le meurtre du père, c’est littéralement se tromper d’époque. Je cite : « rien ne saurait empêcher que penser l’ordre du sexuel selon l’instance de la loi, de la mort, du sang et de la souveraineté – quelles que soient les références à Sade et à Bataille, quels que soient les gages de « subversion » qu’on leur demande – ne soit en fin de compte une « rétro-version » historique » (VS, p.198). C’est une pensée de la vie, et d’une vie dont toute forme de négativité serait entièrement expulsée, qui doit étayer la critique politique (sur ce point, Foucault me semble assez nettement influencé par la lecture de l’Anti-Œdipe, de Deleuze et Guattari).
  • D’un autre côté, Foucault va souligner à plusieurs reprises que la redéfinition du pouvoir comme « pouvoir sur la vie » donne un caractère énigmatique et incernable au moment de la mort. Dans La Volonté de savoir, l’idée est introduite à travers une brève référence au suicide, et aux travaux sociologiques dont il a fait l’objet depuis Durkheim : ces travaux, écrit Foucault, sont une tentative pour circonscrire « le droit individuel et privé de mourir » situé « aux frontières et dans les interstices du pouvoir » (VS, p.182). Dans « Il faut défendre la société », la même idée est illustrée par un commentaire sur la mort du général Franco, quelques jours avant le cours ; de ce vieillard maintenu artificiellement par ses médecins, Foucault dit qu’il « est tombé sous le coup d’un pouvoir qui aménageait si bien la vie, qui regardait si peu la mort, qu’il ne s’était même pas aperçu qu’il était déjà mort et qu’on le faisait vivre après sa mort ». Revient alors l’idée que la mort constitue « le moment où l’individu échappe à tout pouvoir, retombe sur lui-même et se replie, en quelque sorte, sur sa part la plus privée » (DS, p.221)

Il y a, entre ces deux séries de remarques, une ambiguïté et une hésitation, qui jette une lumière intéressante sur la formule de La Volonté de savoir appelant à un « retournement » de la vie contre le pouvoir : « la vie comme objet politique a été en quelque sorte prise au mot, et retournée contre le système qui entreprenait de la contrôler. C’est la vie beaucoup pplus que le droit qui est devenue l’enjeu des luttes politiques » (VS, p.191). Quel peut être le levier d’un tel retournement ? Autrement dit, au nom ou à partir de quelle définition alternative de la vie est-il possible d’opérer la critique de la biopolitique ? L’hésitation dont je parlais ouvre sur deux types de réponses possibles.

  • Première réponse : retourner la vie contre le pouvoir, cela consisterait à faire valoir une vie entièrement dégagée de la question de la mort et des figures de la souveraineté que celle-ci emporte avec elle ; ce serait faire valoir une vie ne consistant plus à assumer notre finitude, mais à multiplier et étendre indéfiniment notre puissance d’agir. Ce serait la voie d’une politique épicurienne (« la mort n’est rien pour nous ») ou spinoziste (« la philosophie n’est pas une méditation sur la mort, le philosophe ne pense à rien plus qu’à la vie »). C’est, en un sens, la voie explicitement défendue par Foucault dans La Volonté de savoir, à travers la grande opposition entre le désir (c’est-à-dire la sexualité comprise sous le signe du manque et de l’assomption du manque) et « les corps et les plaisirs » que Foucault considère comme « le point d’appui de la contre-attaque » (VS, p.208). 
  • Dans le même temps, on ne peut manquer d’être frappé par la façon dont Foucault associe, au statut de la mort dans le nouveau pouvoir, tout un vocabulaire qui chez lui est précisément le vocabulaire de la critique : vocabulaire de l’interstice, de l’échappée, du secret et de l’obstination (« cette obstination à mourir, si étrange et pourtant si régulière… », VS, p.182). Un tel vocabulaire incite à se poser une question : que la mort soit devenue « hors-pouvoir », est-ce seulement le signe que toute critique invoquant « la loi, la mort, le sang et la souveraineté » est vouée, comme celle de Freud, à l’anachronisme ? Ou est-ce au contraire le signe qu’il faut produire une autre pensée de la mort, détachée justement de l’horizon de la souveraineté, et s’appuyer sur son extériorité pour mener la critique du pouvoir ? Cette autre voie ne me semble pas entièrement absente de la pensée de Foucault, on pourrait en trouver de multiples indices : dans la manière dont il présente « la vie des hommes infâmes » (« derrière ces noms qui ne disent plus rien (…) il y a eu des hommes qui ont vécu et qui sont morts » – « La vie des hommes infâmes », DE, III, p.239) ; dans la façon dont, convié à donner son avis dans le magazine Gai Pied sur le plaisir homosexuel, il détourne la demande qui lui est faite et propose un texte sur le suicide ; dans la façon dont il appelle, dans un autre entretien, à essayer « de donner sens et beauté à la mort-effacement » (DE, IV, p.382) ; dans la façon dont, plus largement, il justifie ses interventions politiques de la fin des années 1970, non directement par la vie, mais par le refus de cette mort que la gestion de la vie considère comme une conséquence secondaire et inévitable :

« Parce qu’ils prétendent s’occuper du bonheur des sociétés, les gouvernements s’arrogent le droit de passer au compte du profit et des pertes le malheur des hommes que leurs décisions provoquent ou que leurs négligences permettent. C’est un devoir de cette citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles des gouvernements les malheurs des hommes dont il n’est pas vrai qu’ils ne sont pas responsables ».

DE, IV, p.708

Concluons. Pour reprendre le titre de notre rencontre, « biopoliticas despues de Foucault », je dirais ceci : si l’on assiste, depuis les textes initiaux de Foucault, à la construction de théories diverses, c’est peut-être parce que, du départ, ces textes en eux-mêmes étaient déjà traversés par une diversité fondamentale. Cette diversité ouvre, en définitive, plusieurs voies, plusieurs styles à la critique, dans la pensée et dans l’action, qu’on peut récapituler ainsi : 

  • Critiquer la biopolitique, est-ce rappeler son statut de fiction historique et mettre cette fiction à distance, ou est-ce s’emparer au contraire du paradigme du vivant pour produire une nouvelle lecture de l’histoire ? 
  • Critiquer la biopolitique, est-ce défendre les vivants-parlants contre leur réduction à des corps muets, rappeler qu’il y a du vécu au-delà de l’identité biologique, et s’engager ainsi dans une politique du récit, de la mémoire, de l’histoire ? Ou bien est-ce au contraire refuser d’entrer dans le jeu de l’introspection et du discours sur soi, et faire valoir l’inventivité des pratiques contres les pièges de la psychologie ? 
  • Critiquer la biopolitique, est-ce invoquer la pleine positivité du vivant, contre les figures du négatif sous lesquelles le pouvoir la recouvre (figures que Foucault appelle la répression, le manque, la loi, etc) ? Ou est-ce, au contraire, introduire, dans l’horizon d’un pouvoir qui se veut intégralement positif et gestionnaire, l’expérience nue d’une négativité dont ce pouvoir ne veut plus rien savoir ?

Entres ces différentes alternatives, je ne suis pas sûr que l’enjeu soit de trancher ; ou plutôt, je crois qu’il y a un sens à ne pas trancher, c’est-à-dire à préférer à la cohérence doctrinale une sorte de bricolage suivant les moments, les combats et les occasions. Après tout, que la critique soit incomplète, contradictoire et mouvante, n’est-ce pas justement le signe qu’elle est… vivante ?

Mathieu Potte-Bonneville


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