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Un happening en sucre glace
Sur une archive de la psychanalyse.
Posted in Autour des images 10 min read
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Première publication : Vacarme n°73, octobre 2015.
Lire sur le site de Vacarme.

C’est une archive en noir et blanc que la conversion vidéo à teinté de bleu-gris ; elle date de 1972. Jacques Lacan s’y profile dans l’encadrure d’une porte, passe celle-ci sous nos applaudissements et entre dans une salle bondée où nous nous tenons déjà. Il s’approche du bureau, y dépose sa serviette, encerclé par un auditoire que l’excitation fait d’emblée frissonner et tanguer : il y a foule devant, foule tout autour et foule assise jusque dans le dos de l’orateur, où la caméra cadrera tout au long un horizon houleux de cols claudine, cols roulés, cols ronds et cols pelles à tartes, que surmonte un choeur de coupes choucroutées, crans, pattes et serre-têtes disposés à hauteur de fesses de psychanalyste. Car Lacan lui reste debout, porte une lavallière coordonnée à son étrange blouse à fleurs, ruban aussi mou que son cigare est courbe mais qu’il persiste contre tout bon sens à nommer une « cravate », disposant son micro tantôt dessus, tantôt dessous, mâchant à l’attention de ses auditeurs des « on entend, là ? », « et là, m’entend-on ? ». Il faudrait être sourd, au vrai, pour ne pas ouïr que dans cette question se sous-entend une autre manière d’entendre le verbe entendre ; ce feedback réclamé d’une voix forte préfigure qu’il sera question tout au long d’écoute et de parole, de la vaste blague que constituerait la « communication », de la simple possibilité de dire quelque chose et des grands genres du discours. 

Avouons-le, on le trouve un peu flottant, Jacques, tout au moins au départ, immergé dans une salle qui le porte aussi moelleusement que la Mer Morte les baigneurs et rend comme celle-ci les mouvements un peu gourds ; flottant comme un orateur qui fume trop, mais joue de l’effet de suspens induit par sa respiration sifflante parce qu’avoir le souffle court, c’est après tout une manière littérale de manifester qu’on cherche l’inspiration et une façon commode de tenir l’auditoire en haleine. Flottant, aussi, comme quelqu’un qui s’apprête à traiter de l’être parlant, et table du coup sur le langage même pour trouver chemin faisant la manière d’en causer. Lacan est en roue libre, voilà : il parle, pense, en suivant les articulations et scansions que sa parole lui propose, comme on cesserait de pédaler pour se laisser aller à la pente. Ne se trouve-t-il pas que le schéma sur lequel il étaie ses paroles, schéma qu’il nommait affectueusement deux ans plus tôt (dans le séminaire L’Envers de la psychanalyse) « mes bidules », modèle qui distingue quatre discours selon la position respective des éléments formels disposés horizontalement de part et d’autre d’une flèche, verticalement d’une barre, ne se trouve-t-il pas donc que cette espèce de produit en croix à mi-chemin entre l’axiome et le crobard tourne comme une roue de vélo ? « Dans mes schémas ça fait un quart de tour » : sur le genre de roue carrée qu’il a inventé pour décrire la façon dont s’établissent, dans le langage, des rapports de signification autant que de domination, chaque pièce effectue une rotation qui la conduit, en sens inverse des aiguilles d’une montre, à occuper la place de sa voisine.

Lacan est en roue libre, voilà : il parle, pense, en suivant les articulations et scansions que sa parole lui propose, comme on cesserait de pédaler pour se laisser aller à la pente.

C’est ainsi, explique-t-il, qu’il suffit de pivoter d’un cran pour passer du « discours du Maître », discours ordonné à un signifiant si impérieux qu’il n’aurait pas besoin de s’expliquer pour régner sur les autres, à l’âge du savoir où s’étend au contraire sur toutes choses la nappe sans couture d’une explication infinie, âge dont l’Université est le siège, la connaissance le suprême désirable, l’étudiant le servant idéal. « Il est certain, ajoute-t-il en s’adressant à l’audience de la soirée, que tous ici autant que vous êtes, vous êtes inclus dans cette seconde sorte de discours ». Devant son écran, le spectateur ne serait pas aussi catégorique; à tout le moins, dans le jeune public, cette volonté de savoir se teinte visiblement d’une sérieuse envie de se marrer, le séminaire sent la surboum, et qu’il soit difficile de discerner entre ces deux flexions du désir fait l’un des charmes de cette archive.

Ca roule, donc, ça roule même vivement – jusqu’à l’interruption. Dans le document dont nous disposons, l’écho nous en parvient doublement assourdi. Par un changement de plan, d’abord, qui soustrait à nos yeux l’arrivée du jeune homme, grand, cheveux longs, parka, Échalas survenu dans la collure du montage. Par le choix d’une musique aussi, puisque quelques notes de violon se surimposent à la bande-son et miment pour l’oreille ce que l’Échalas est en train de faire à la table du conférencier : soit, extraire d’un sac en papier de petits gâteaux clairs, les détremper du bout des doigts dans la carafe posée là à l’attention de l’analyste, puis les émietter sur les notes, le bureau, la serviette et la lavallière avec des gestes sans emphase (moins que des gestes, en fait, un genre de marmottements tactiles). Il est dommage, mais sans doute voulu, que la musique choisie par la réalisatrice vienne suturer à coups d’archet narquois le genre de brouhaha que l’interruption produit : ni la sidération des sacrilèges, ni la clameur des scandales, mais une matière sonore indécise ; parce que personne ne sait très bien comment réagir, l’attention qui jusque là faisait cercle se fragmente en perplexités hilares ou fâchées comme les pâtisseries en fragments tantôt mouillés, tantôt cassants. Quelque chose s’ouvre dans cette sorte d’éboulis sonore et ce geste choisi à la fois pour signifier et pour défaire le sens (« la petite lubie du monsieur,  explique l’Échalas, est de s’interroger sur le langage, la mienne est de construire des petits châteaux avec de la pâtisserie »), cette interruption en sucre glace d’un monologue sur le langage, cette scénographie homemade qui voudrait en même temps rejouer les événements de 1968, fera naître dans les décennies suivantes une nuée d’événements aux fortunes diverses – ces autres attentats belges que sont les entartages, mais aussi bien les militants allongés pour rappeler qu’on meurt, ou les apparitions de femmes à barbe dans les cénacles trop masculins. 

Nous n’en sommes pas là. Pour l’instant, de l’épisode qui suit cette scène primitive, un mot suffirait à qualifier l’enjeu : il s’agit, pour les protagonistes de ce duo ou de ce duel, de reprendre – de trouver chacun un moyen de poursuivre, ensemble une façon de revenir, l’un contre l’autre une manière de s’accaparer la parole. L’interrupteur se lance dans une justification péniblement situationniste (« …ce qui jusqu’à il y a environ cinquant ans pouvait être appelé culture (…) ne peut plus et est maintenant un mensonge, et ne peut plus être appelé que spectacle… »). Il partira fâché, et balançant encore quelques miettes humides. Entretemps l’autre, l’analyste, l’asticote de répliques qui le déconcertent (« la justification de la misère quotidienne, au fond, c’est ça que vous faites vous ! – Ah mais pas du tout !« ), l’invite à s’asseoir et puise dans la docilité avec laquelle l’Échalas y consent la matière d’une démonstration, déployant une stratégie où l’on peine à démêler la maïeutique socratique, la présentation de malade à la Charcot et le numéro de dompteur dans le style de Bouglione. Le but, côté Lacan, est de donner à la structure un coup de remontoir, de montrer par l’exemple que la roue des discours continue de tourner, que sous l’envie de le faire taire perce un désir de maîtres, d’ordre, d’organisation, que la révolution invoquée est elle aussi une affaire qui roule et qui revient au même. Avouons-le : ça marche assez bien. La circularité qu’il s’agit d’établir convainc d’autant mieux que l’Échalas paraît tourner en boucle (on découvre sur un autre site, une autre vidéo, que trente-cinq ans après il y est encore), et le spectateur contemporain lui en veut d’abord de la facilité avec laquelle il laisse l’analyste s’emparer de la salle rieuse. On se dit : il devrait être plus habile, plus rapide, plus incisif. Il devrait être mieux préparé. 

Il s’agit, pour les protagonistes de ce duo ou de ce duel, de reprendre – de trouver chacun un moyen de poursuivre, ensemble une façon de revenir, l’un contre l’autre une manière de s’accaparer la parole.

Et puis l’on réalise justement que s’il y a, à visionner cette archive, un bénéfice pour la compréhension de ce que nous sommes devenus, il tient sans doute à ce décalage-là : depuis quand avons-nous l’obligation d’être aussi bons à l’oral ? Il n’y avait pas besoin alors, lorsqu’on souhaitait faire acte d’interruption, d’être roulé en boule autour du bref instant dont on pourrait se saisir – Warhol après tout évoquait le quart d’heure de célébrité, lorsque nous disposons au mieux de trois ou quatre minutes. Pas besoin d’être aussi performant pour être un performer sur les scènes de parole ; les rires de la salle prenaient leur temps pour choisir leur camp, et le type de stand-up que pratiquait Lacan pour édifier et tenir l’auditoire a rétrospectivement quelque chose des jeux d’acteur d’après-guerre, disons Robert Hirsch : dans sa manière de tonner « vous allez mourir bien sûr : ça vous soutient. Si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ?« , dans cette emphase dont nous avons perdu le goût et l’habitude, il y avait suffisamment d’écart entre le naturel et la posture oratoire pour permettre à celle-ci, sans aveugler, d’être sincère en son genre. Frappe, en bref, le fait qu’il n’y avait pas besoin en 1972 d’être un acteur accompli pour introduire dans la parole (et avant que chacun retourne tourner l’un sur sa roue, l’autre en boucle) un coin, une brèche, une interruption ;  trace, à l’évidence, de ce qui s’était joué quatre ans auparavant, de cette prise de parole qu’évoquait au passé de Certeau dès l’été 1968, il y avait du jeu – davantage de place, des poses mieux visibles, moins d’agents de sécurité et peut-être surtout l’envie d’improviser.

– Voulez-vous jouer avec moi ? 
– Oui, tout à l’heure, vous voulez ? 
– Mais n’avez-vous pas encore assez de ce monologue, non ? 
– Oui, ça c’est vrai ! 

Mathieu Potte-Bonneville


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