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Quelle dette ? Quel sens ?
De Pierre Clastres à Marcel Gauchet, et retour.
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Première publication : M.Abensour et A.Kupiec (dir), Pierre Clastres, Sens & Tonka, 2011.

Dans l’introduction qu’il rédige, en 2005, à La Condition politique, recueil d’une sélection de ses textes étagée sur presque trente ans, Marcel Gauchet écrit :

« Comme pour beaucoup de gens de ma génération, la question du politique s’était imposée à moi, au préalable, sous les traits de la question des limites du marxisme à son endroit, de son impuissance à en rendre compte, et spécialement de son incapacité à expliquer en quoi que ce soit la nature du régime exorbitant, inouï surgi de la révoution russe. Mais c’est au travers des matériaux de l’ethnologie que j’ai pris conscience de l’étendue du problème et de l’ampleur de la tâche. La rencontre avec la pensée fulgurante de Pierre Clastres a été ici le trait de lumière décisif.  (…) La leçon des sauvages, en changeant totalement l’idée qu’on pouvait se faire des débuts de l’humanité, demande d’élaborer une autre vision de l’histoire, dont le politique constitue le centre de gravité. Ce sont les travaux d’approche, menés sur des points névralgiques, au travers desquels je me suis efforcé de donner corps à une telle conception alternative, que rassemble ce volume« .

(CP, 12).

Ce livre s’ouvre donc sur l’aveu d’une dette – ou plutôt, d’une double dette, en abîme, si l’on passe de l’introduction aux premiers chapitres de l’ouvrage : parmi les « travaux d’approche » sélectionnés par Marcel Gauchet pour figurer dans cet abrégé de sa trajectoire intellectuelle, figurent en tête deux articles où la référence à Clastres est indiscutablement centrale – le second, intitulé « politique et société : la leçon des sauvages », est une recension raisonnée de La Société contre l’Etat rédigée en 1976, et le premier est le fameux article publié dans la revue Libre en 1977, et intitulé « La dette du sens et les racines de l’Etat – politique de la religion primitive ». Ce que Marcel Gauchet devrait essentiellement, inauguralement à Pierre Clastres, ce serait donc cette idée d’une dette inaugurale, fondatrice de toute société quoique distribuée différemment selon que le créancier se trouve situé dans un au-delà à jamais inaccessible, comme dans les sociétés primitives, ou dans l’ici et maintenant de la communauté des présents-vivants, comme dans les sociétés à Etat. Dette de la dette, de celui qui vit encore envers celui qui n’est plus, d’avoir disparu trop tôt – si tôt d’ailleurs qu’étrangement, dans une note d’hommage de La Condition politique (p.180), un lapsus calami date la mort de Clastres de 1973, soit quatre ans trop tôt, et trois ou quatre ans avant les deux articles fondateurs de Gauchet que je viens de citer ; qu’une forme d’inconscient typographique vienne ici sournoisement se mêler aux questions de dette et d’héritage intellectuel, et constituer rétrospectivement comme un passage de relais ou un hommage au disparu des textes qui n’attestaient à l’époque que d’une proximité intellectuelle entre deux présents-vivants, voilà qui aurait, pour une oreille derridéenne, quelque chose de troublant. Peut-être l’affaire est-elle d’ailleurs encore plus compliquée, puisque dans l’introduction que j’ai citée, Gauchet ne tarde pas à définir sa relation avec les travaux de Clastres sous la figure, non d’un enseignement qu’il se serait agi de reconduire, mais (je vais y venir tout à l’heure) d’une difficulté ou d’une énigme auquel il se serait agi d’apporter réponse, ou solution : « C’est sur ce pari que s’est joué ma vie intellectuelle. Tout le reste est venu de la solution que j’ai cru pouvoir lui donner » (CP, 13). A ce compte, la dette se renverse ou s’enroule sur elle-même : ce serait bien plutôt Clastres qui serait, par-delà la mort, redevable de la construction systématique, dont un ouvrage comme Le Désenchantement du monde situe l’ampleur, construction à l’intérieur de laquelle ses intuitions « fulgurantes » trouveraient à se loger, et à voir dissipé ce qu’elles pouvaient encore comporter d’énigmatique.

A travers ce jeu d’échange, est affirmée la profonde solidarité d’inspiration et de conceptualisation qui nouerait les travaux des deux auteurs et les situerait dans une même filiation intellectuelle. Nul écart n’est ici marqué, comme c’est souvent (et assez normalement) le cas dans ces affaires d’héritage où le successeur est soucieux d’affirmer, dans la distance, l’autonomie de sa propre démarche et situer, dans le repérage des divergences avec son inspirateur, la cohérence propre de son propos. Or, indépendamment de toute considération sur les relations biographiques qu’ont pu entretenir les deux hommes (j’en ignore tout et n’en veux rien savoir !), ce tissu sans couture apparaît troublant si l’on songe à la réception de leurs travaux respectifs et aux orientations politiques auxquels ils ont pu être associés (soit directement, dans des engagements dont leurs textes portent la marque, soit indirectement, par la lecture dont ils ont fait l’objet, par la constellation de textes et de références dans laquelle ils sont régulièrement situés). Ici, chacun est sans doute tributaire du hasard de ses découvertes et de ses lectures : pour le lecteur que je suis, qui a croisé, pour la première fois, La Société contre l’Etat dans le sillage de sa fréquentation des travaux de Deleuze et des éloges répétés dont ce texte fait l’objet dans Mille Plateaux, et qui a ouvert les livres de Marcel Gauchet lorsque faisaient rage les débats opposant les tenants d’une politique des minorités aux contempteurs républicains du « communautarisme » (qu’il s’agisse de querelle scolaire, d’immigration, de mouvements féministes ou homosexuels, etc), pour ce lecteur peut-être mal informé, trois renversements apparaissent, entre ces oeuvres, difficilement discutables.

Trois renversements.

Le premier de ces renversements tient à la place qu’occupent, chez Clastres et Gauchet, le souci des relations de pouvoir et celui des rapports de classe, ou plus généralement de la question sociale. La Société contre l’Etat paraît, c’est évident, désensevelir la question du pouvoir de sa subsomption obligée sous une interprétation socio-économique, interprétation qui ferait de la position respective des acteurs dans la production la clef des partages et des dominations qui les opposent ; pour autant, ce dégagement ne paraît refuser la réduction du politique à l’économisme, que pour mieux retrouver la génèse de l’exploitation économique dans l’instauration d’une coupure entre gouvernants et gouvernés, coupure rendant les premiers capables d’exiger des seconds un surcroît de travail :

« Tout est bouleversé (…) lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C’est alors qu’on peut parler de travail… » (SCE, 168).

(SCE, 168).

Il s’agit donc, chez Clastres, de congédier l’exploitation comme réponse, récusant d’emblée toute pertinence à la critique proprement politique de l’abus de pouvoir, mais pour la retrouver comme question, dans un horizon où la contestation sociale serait d’autant plus virulente qu’elle s’alimenterait, au-delà et en-deça de la sphère du travail, d’une critique de la domination. Or, à ce dédoublement des fronts de la critique perceptible chez Clastres, paraît s’opposer chez Gauchet le geste qui, en quelque sorte, les congédie ensemble : dès lors que, pour suivre le schéma exposé dans Le Désenchantement du monde, le renforcement tendanciel des libertés individuelles s’accompagne d’une croissance corrélative de l’Etat administratif (« Contre toute prévision, la libéralisation du lien politique avance de pair avec l’appesantissement de la puissance étatique« , DM, 261), la question du partage des attributions entre sphères publiques et privée, ou de la répartition des richesses entre détenteurs du capital et travailleurs, devient secondaire ou dérivée, vis-à-vis d’une solidarité historique entre libéralisme et social-démocratie à l’échelle de l’histoire.

Inflexion, donc, du dégagement de la question politique vis-à-vis d’une lecture économiste (au profit, éventuellement, d’une perspective où ces modalités de la critique pourraient jouer ensemble), au rabattement des alternatives économiques sous l’horizon du politique. Or, et c’est le deuxième renversement frappant pour le lecteur tard-venu que je suis, ce primat du politique n’implique en rien l’extension d’une lecture qui s’appliquerait à déceler voire à défaire les rapports de sujétion dont s’entretissent les divers domaines de la vie sociale. Comme le remarque Michel Feher, l’oeuvre de Pierre Clastres est contemporaine d’une période où la critique politique, parce qu’elle se trouve en quelque sorte émancipée de son fondement économique sans se trouver encore subsumée sous les catégories de la défense de l’Etat de droit, ou de la protection de l’Etat républicain, peut se déployer tous azimuts, dans « une pensée et un activisme politique à foyers multiples : exploration des rapports entre les sexes, entre majorité et minorités ethniques, sexuelles ou culturelles, entre l’Etat et ses administrés, entre le fonctionnement des institutions scolaires, judiciaires ou médicales et la reproduction des hiérarchies… foncièrement hétérogènes, ces préoccupations n’ont en commun que leur attention à la question du pouvoir et le souci de ne pas réduire sa compréhension à la seule invocation d’une contradiction entre les intérêts de classe« .

Or, si l’on peut considérer que cette contestation multiforme définit, au minimum, l’atmosphère dans laquelle les travaux de Clastres sont d’abord élaborés et lus, force est de constater que c’est sur les héritiers de ces luttes que va se concentrer la vigilance critique de Gauchet. La dynamique générale, diagnostiquée à l’échelle de l’histoire, du « désenchantement du monde », trouve son pendant du côté de l’analyse de l’actualité, dans le motif inquiet de « la démocratie contre elle-même ». Parce que les sociétés « à Etat » sont entrainées dans une dynamique où la séparation qui originairement les fonde, la division qui leur confère leur unité, leur devient immanente, la capacité démocratique des individus à décider d’eux-mêmes tend pour Gauchet à devenir aveugle à ses propres conditions, et à scier la branche qui la soutient : soit en ressuscitant le fantasme d’une communauté non séparée, rassemblée par la reconnaissance commune dans une identité naturelle et immédiate plutôt que liée par la référence à une altérité symbolique et inappropriable ; soit en se détournant purement et simplement de sa communauté politique au nom d’un individualisme délié de toute attention à la chose publique, et s’articulant exclusivement en termes de choix moraux et de revendication de droits. A l’horizon du premier diagnostic, et à travers le motif de « l’entre-soi » (DM, 277 sq), se dessine la possibilité d’une critique des divers « communautarismes », critique dont Marcel Gauchet se défend à l’occasion, mais essentiellement parce qu’il considère les inscriptions communautaires comme illusoires (« nous baignons dans une idéologie communautaire. Mais quel est le ciment de ces communautés invoquées à tout propos ? Le victimisme. Des communautés de victimes ne peuvent pas constituer de vraies communautés« ) ; à l’horizon du second, c’est l’héritage de la critique des abus de pouvoir au nom d’une défense des droits de l’homme, et plus généralement l’affirmation de droits dans des secteurs ne relevant pas traditionnellement de cette catégorie (par exemple, dans la sphère du vivant) qui se trouve en ligne de mire. 

D’une époque l’autre, il semble donc qu’un certain nombre de démarches critiques articulant la mise en cause du pouvoir soit dans une contestation des normes majoritaires, soit dans un désir d’émancipation vis-à-vis des diverses formes d’aliénation sociale et politique, qu’un certain nombre de ces démarches dont on peut penser qu’elles eurent leur part dans la fécondité des analyses de Clastres, se trouvent réinterprétées par Gauchet comme des entreprises ou des tentations essentiellement dissolvantes. Face à ces risques, survient ce qui est sans doute le renversement le plus évident (le plus clairement thématisé, aussi, par Gauchet lui-même), et qui touche au regard porté sur l’Etat. Sur ce point, schématiquement, le lecteur qui passe de Clastres à Gauchet peut avoir un étrange sentiment de métamorphose, comme vis-à-vis de ces figures ambiguës, de ces lapins-canards thématisés par Wittgenstein et ses successeurs. Les analyses de Clastres paraissent se déployer depuis une profonde défiance envers l’Etat, défiance sensible non seulement a parte objecti (la défiance étant le trait commun qui rassemble les diverses mesures prises par les sociétés sauvages pour se prémunir contre son apparition), mais a parte subjecti, dans l’identification ininterrogée du pouvoir avec la violence (« la société primitive sait, par nature, que la violence est l’essence du pouvoir« , SCE, 136), identification qui s’alimente du phénomène totalitaire et de l’ombre qu’il jette sur l’ensemble des manifestations étatiques (ombre sensible, par exemple, dans la lecture que Clastres propose du Discours sur la servitude volontaire de La Boétie). A cette « leçon des totalitarismes« , dont il fait lui aussi le ressort de son oeuvre (mais qu’il considère, en même temps, comme un âge essentiellement clos), Gauchet associe toutefois une toute autre leçon, puisque le politique ressurgit pour lui à travers « la critique interne des illusions de la démocratie sur elle-même » (CP, 536). Ces illusions qui mettent en péril le cadre institutionnel et philosophique conditionnant l’existence même de la démocratie – autrement dit, la fonction d’unité dans la séparation, et d’institution des individus à travers leur inscription dans le collectif, fonction historiquement assumée par l’Etat-Nation. Il y a là plus qu’une nuance ; comme le note Michel Feher, plutôt que de redouter « l’étouffement des libertés par les instances de pouvoir, un gardien des institutions démocratiques s’inquiète bien davantage des effets délétères que produit un usage irresponsable des libertés sur l’architecture juridique et philosophique dont il les fait dépendre« . Pour le dire dans un raccourci sans doute excessif, la mission que Gauchet s’assigne en tant qu’intellectuel  (tout au moins, quand il ne répute pas le devenir actuel absolument inéluctable), c’est de défendre l’Etat contre la société. 

L’ombilic des limbes.

De la critique de l’économisme à l’éviction de l’économique ; de la critique du pouvoir, comme raison de penser et d’écrire, aux effets dépolitisants de cette critique, comme motif de s’inquiéter ; de la société contre l’Etat, à l’Etat contre la société. Face à cette série de transformations, deux interprétations sont me semble-t-il à éviter. La première consisterait à lire, dans ces inflexions, un effet d’air du temps, signe que les conjonctures qui entourent ces deux constructions théoriques sont si différentes qu’elles leur impriment, malgré leur parenté, un sens pratiquement inversé : à suivre cette lecture, on serait bientôt conduit à considérer d’une part que le lien entre une théorie et son temps est seulement extérieur, d’autre part que ces théories se prêtent selon les circonstances aux captations les plus diverses, ce qui n’est guère satisfaisant. La seconde consisterait à lire chez Gauchet une construction intellectuelle si profondément différente de celle de Clastres, que les mêmes notions (à commencer par celles d’Etat, de loi ou de dettes) seraient seulement homonymes : auquel cas, on ne comprend plus pourquoi l’auteur du Désenchantement du monde tient à se revendiquer fortement des intuitions « fulgurantes » de la Société contre l’Etat, filiation dont on ne peut pas dire qu’elle procure beaucoup de reconnaissance académique ou institutionnelle, dont Gauchet n’a par ailleurs nul besoin.

Il faut donc, en quelque sorte, que la possibilité de Gauchet se trouve chez Clastres, et que l’écart vis-à-vis de Clastres soit décelable chez Gauchet. Comment en situer le point ? Peut-être peut-on partir du motif que j’indiquais en commençant, et de ce jeu de question-réponse, ou d’énigme-solution, indiqué au frontispice de La Condition politique. Pour indiquer brièvement l’hypothèse, je dirais que Gauchet répond bel et bien à la question posée par Clastres ; mais il me semble y répondre de telle manière qu’une part de ce qui, chez Clastres, demeurait question et tirait peut-être sa fécondité de se maintenir comme énigme, se trouve en quelque sorte suturé ou perdu, de sorte qu’il nous faudrait, non seulement aller de la question à la réponse, mais tout autant remonter de la réponse vers la question.

J’essaie de m’expliquer. L’énigme que Gauchet décèle chez Clastres est formulée ainsi :

« Ces sociétés ne sont pas dépourvues d’Etat ; elles sont agencées contre le surgissement d’un Etat. La formule peut sembler, il est vrai, ne s’élever au-dessus de la platitude du constat que pour retomber dans l’absurdité d’un raisonnement finaliste, où l’avant s’explique par l’après. Les esprits forts n’ont pas manqué de ricaner de la prescience divinatoire ainsi prêtée à nos lointains ancêtres vis-à-vis de leur destinée future. Admirables sauvages qui savaient à quoi s’en tenir sur un Etat qu’ils n’avaient jamais vu ! Il va de soi que la proposition n’a le moindre intérêt que si elle exlut toute idée d’anticipation. Mais elle prend alors un caractère d’énigme« .

(CP, 12).

La difficulté est connue, à vrai dire inlassablement répétée malgré les tentatives de Clastres pour se démarquer d’une « métaphysique finaliste selon laquelle une volonté mystérieuse userait de moyens détournés afin de dénier au pouvoir politique précisément sa qualité de pouvoir » (SCE, 38). Comment être contre quelque chose qu’on ignore ? Ainsi posée, la question peut amener à élever contre la construction de Clastres deux objections dirimantes : 1/ celle de ne critiquer les lectures évolutionnistes situant sociétés primitives et sociétés à Etat dans le cours d’un développement continu, que pour reconstituer une contre-téléologie où l’Etat, d’aboutissement nécessaire, deviendrait menace exclusive ; 2/ celle de ne contester l’ethnocentrisme qui consiste à lire, au regard de notre richesse supposée, un « manque » dans les sociétés primitives, que pour en introduire un autre, en louant cette fois les sauvages d’avoir trouvé leurs solutions à nos problèmes, en se défaisant d’un rapport de domination qui définit et obnubile nos sociétés. 

La réponse religieuse.

A cet égard, on peut bel et bien dire que l’oeuvre de Gauchet relaie celle de Clastres, et qu’elle se définit pour partie comme une réponse aux objections dont celle de Clastres a très tôt fait l’objet. Pour citer encore une fois l’introduction à La Condition politique : « la solution que j’ai cru pouvoir lui donner (…) tient en un mot : le mot de religion. Si le politique se cache, c’est parce que sa place est occupée et neutralisée par le religieux » (CP, 13). D’être formulée « en un mot » (et déployée, en beaucoup plus de mots, dans Le Désenchantement du monde), cette solution enveloppe pourtant une série de réponses, et se soutient d’une série de présupposés, qui valent d’être rappelés.

Vis-à-vis des objections dont je viens de parler, la référence au religieux revient à substituer au finalisme où l’avant (les sociétés sans Etat) s’expliquerait par l’après (l’Etat qu’elles refusent), un isomorphisme, les deux types de société ménageant à leur fondement une seule et même place, quoique diversement occupée – place du religieux là, place de l’Etat ici. Dans ce cadre formel commun, cette référence au religieux permet aussi d’éviter l’ethnocentrisme : l’Etat n’est plus la vérité négative des sociétés sauvages, il est l’une des façons d’instancier la place vide du fondement, façon ni plus ni moins nécessaire que l’autre, mais procédant de ce que Gauchet nomme régulièrement une Décision (« telle est l’énigme des sociétés humaines que chaque type de société advient et se constitue par une Décision quant à ce qui rend possible l’existence du social en tant que tel« , CP, 126). 

Du point de vue cette fois des présupposés dont cette réponse se soutient, on peut en distinguer  trois, encore qu’ils soient si essentiellement liés qu’ils paraissent faire cercle. 1/ Qu’il faille, d’abord, qu’existe dans tous les types de société une « place » investie tantôt par les commandements impérieux de la religion primitive, et tantôt par la souveraineté étatique, s’explique par la nécessité où se trouve toute société de fonder son unité dans une division primordiale, séparation d’avec son principe constitutive de l’être-ensemble en soustrayant l’existence et la justification de celui-ci à l’initiative des individus. A cet égard, l’expérience de l’Etat éclaire la fonction de la religion des sauvages – elle rend possible une « histoire politique de la religion ». 2/ Que cette justification de l’être-ensemble ne puisse se donner que dans la forme de la division ou de la séparation, renvoie à une orientation ou à une tension animant toujours-déjà les individus qui peuplent la communauté politique, et sans laquelle ils n’adviendraient littéralement pas comme sujets : cette tension est celle de la dette, que Gauchet formule ainsi :

« Il faut que la loi et le savoir qui comprennent ce bas-monde viennent d’ailleurs que du plan où nous autres nous tenons : telle est la volonté de dépossession, tel est le besoin de se tenir pour débiteur »

(CP, 70).

Cette fois, c’est l’expérience religieuse qui paraît éclairer le fait politique, à travers l’aspiration à se soumettre à une transcendance dont cette expérience atteste. On soulignera que le plan où s’exerce la dette, la loi et le savoir, fait du sens l’objet de la dette, au double sens du mot de « sens » – ce dont les hommes aspirent à se déposséder, c’est à la fois de la signification et de l’orientation de la vie en communauté (« telle est la racine dernière de la dette du sens consubstantielle à la vie sociale : la nécessité pour une société de se penser dans la dépendance de son dehors ou de son autre pour se penser tout court« , CP, 73). De là, le troisième présupposé, réunissant le fait objectif de la division instituante, et le fait subjectif de l’aspiration à la dépossession dans une théorie du symbolique fondateur de l’existence sociale : si « le sens vient toujours de l’autre » CP, 68), cela tient en définitive à la façon dont l’être-social n’existe que de se trouver porté au langage, et n’accède par là à lui-même qu’en se trouvant séparé de lui-même.

Points de suture.

Telle est la réponse, dont on ne peut nier qu’elle fasse fonds sur une pensée forte – j’ai presque envie de dire : peut-être trop. On notera qu’en un sens, Gauchet répond peut-être davantage aux objections lancées contre la pensée de Clastres qu’à cette pensée même, pensée dont il vient par contrecoup durcir les principes généraux. De façon générale, en matière de philosophie, peut-être convient-il de se méfier de ceux qui prennent votre défense. Soucieux de disculper de l’accusation de forçage l’auteur de La Société contre l’Etat, Gauchet fait disparaître les déséquibres qui, aussi bien, animent son propos ; il dissout le risque finaliste dans un cadre formel auquel il donne la stabilité d’un transcendantal ; il évacue l’accusation d’ethnocentrisme dans la production d’une théorie générale capable d’embrasser, à parité, sauvages et Occident, là-bas et ici. En bref, des deux côtés, il subsume la différence entre sociétés primitives et sociétés à Etat, différence qui chez Clastres vaut immédiatement provocation à penser (au risque d’une sorte de précarité intellectuelle), sous l’identité d’une théorie à l’intérieur de laquelle ces diverses sociétés apparaissent comme autant d’instanciations particulières. Du coup, des concepts qui se trouvaient, chez Clastres, dotés de significations foncièrement antagoniques, selon qu’ils étaient mobilisés pour penser les sociétés sans Etat ou les sociétés à Etat, deviennent des catégories générales, dotées d’une signification constante dans l’un et l’autre cas. On peut le vérifier à propos des divers présupposés que je viens de mentionner.

Il en va ainsi, d’abord, du concept même de division ou d’altérité. Chez Clastres, la division qui situe en un lieu séparé à la fois le Savoir et la Loi, les origines de l’ordre du monde et les règles impératives gouvernant l’ordre social, cette division est, si j’ose dire, foncièrement divisée : elle est présentée et analysée, à propos des sociétés primitives, comme un instrument contre la sujétion – si la loi est séparée, c’est pour que nul ne s’en empare, ou pour instaurer ce que Clastres appelle « une interdiction d’inégalité » (SCE, 159) ; elle est d’autre part présentée et analysée, à propos des sociétés à Etat, comme un instrument de sujétion – elle est ce dont se revendiquent ceux qui gouvernent, pour gouverner. Considérer au contraire, comme le fait Gauchet, que la division politique telle que nous la connaissons dans l’Etat, se précède elle-même à travers une division religieuse dont la forme et la fonction, quoiqu’évidemment différentes au plan des manifestations, des conséquences, etc, sont fondamentalement équivalentes, revient à minorer considérablement l’idée selon laquelle ce fait de structure prendrait des sens différents selon la façon dont il est instrumentalisé. Neutralisation de la différence. Mais dans la mesure où ce fait de structure est interprété par Gauchet comme une aliénation nécessaire, une hiérarchie implicite se reconstitue entre sa version primitive et sa version étatique : la tentative « sauvage » pour se libérer de l’inégalité par une sujétion commune et inexorable, apparaît comme une version illusoire de cette aliénation fondatrice que l’Etat, lui, manifeste et assume en sa vérité : « Le parti de l’Etat, et ce n’est pas rien non plus à considérer, c’est en quelque manière la volonté de regarder en face la nature du lien qui tient ensemble les sociétés. N’aurions-nous donc le choix qu’entre l’illusion libératrice et l’implacable vérité de l’oppression ? » (CP, 88) 

Le même type d’analyse peut être mené à propos de la notion de dette, dont Gauchet fait le ressort subjectif de tout ordre social. Si l’on parcourt La Société contre l’Etat, on s’aperçoit que, de dette, il est question principalement en deux endroits, et de manière fort différente. D’une part, il y a la dette économique, ressort caractéristique et condition de possibilité de l’exploitation dans les sociétés à Etat : « c’est bien là en effet qu’elle s’inscrit, la différence entre le Sauvage amazonien et l’Indien de l’empire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent : il faut payer ce que tu nous dois il faut éternellement rembourser ta dette à notre égard« . (SCE 169). D’autre part, la présence de la dette plane sur l’analyse que Clastres consacre à la torture dans les sociétés primitives, puisque celle-ci est d’emblée lue au travers d’une référence à La Colonie pénitentiaire de Kafka, et à l’écriture punitive de la loi sur le corps du condamné. D’un côté la dette-exploitation, de l’autre la dette-soumission à la loi du groupe. Il est pourtant fondamental de souligner que Clastres se garde de rassembler ces deux analyses de la dette sous l’égide d’une unique aspiration à se trouver dépossédé du sens. Il y a là, non seulement le signe d’une réticence vis-à-vis d’une généralisation transversale aux deux types de société, mais surtout l’indice de ce que, chez Clastres, la dette est à penser essentiellement et d’abord comme une pratique instituant ce dont il y a dette, pratique productrice et reproductrice d’une transcendance, à la manière dont chez le Nietzsche du deuxième traité de la Généalogie de la morale, c’est la radicalisation du châtiment qui en vient à susciter face à face la figure de la divinité et celle du sujet coupable. Autrement dit, écartelée entre l’analyse de sa fonction économique dans l’empire Inca, et celle de sa fonction politique dans les sociétés Guayaki, la dette ne peut être comprise comme un fait anthropologique premier, attestant d’une aspiration inaugurale des hommes vers une altérité capable de prendre en charge la signification de leur présence commune au monde, selon une perspective où, comme le dit Gauchet, « l’extériorité du fondement social préexiste à l’Etat. Elle est un fait premier de l’histoire des sociétés » (CP, 48). Chez Gauchet, l’extériorité est première et inscrite dans une structure originairement débitrice du sujet humain , chez Clastres, la dette est rendue à la divergence de ses pratiques, et des mondes que celles-ci instituent comme leurs vis-à-vis.

Unifier, séparer.

En bref, qu’il s’agisse de l’analyse de la division sociale ou du sens donné au phénomène de la dette, s’indique une divergence de « style théorique » assez profonde. Chez Gauchet, on assiste à un extraordinaire effort pour produire, sur la base des indications de Clastres, une perspective unificatrice. Mais de ce fait même, et par la constance du cadre d’interprétation qu’elle établit, cette construction d’ensemble tend à séparer radicalement ce qui relève du transcendantal et ce qui, empiriquement, trouve à s’y inscrire ; cependant que, chez Clastres, cette même distinction n’est posée que pour être immédiatement compliquée par la considération des pratiques ou la variabilité des usages. On le vérifiera en constatant, par exemple, combien chez Gauchet la double référence au Symbolique (comme condition d’existence de toute société) et à la Décision (comme condition instituant une forme particulière de société, assignant un lieu particulier au symbolique) est constamment affectée d’une abstraction radicale, signe de ce qu’elle se joue sur un plan entièrement distinct de la manière dont les hommes agencent et réaménagent leur conduite – Symbolique ramené à la nécessité monotone et vide d’en passer par l’altérité pour fonder l’être-ensemble ; Décision toujours-déjà prise, y compris pour les sociétés à Etat, lesquelles, si l’on en croit Le Désenchantement du monde, ne maîtrisent en vérité que fort peu les avatars qu’adopte leur propre souveraineté emportée, de figure en figure, dans cette forme d’effondrement sur soi qu’est le passage à la démocratie. Scission radicale du pouvoir et de ce qu’il institue : « l’ambition du pouvoir séparé, c’est d’accomplir radicalement sa séparation (…) c’est de faire de la société son pur avoir pour la faire pleinement être » (CP, 146). Or, si l’on pourrait trouver chez Clastres des formulations approchantes (par exemple, dans telle page où il affirme la nécessité de distinguer « l’être et le faire de la chefferie, le transcendantal et l’empirique de l’institution » (SCE, 32), la force de ces analyses tient peut-être à leur manière singulière de se trouver constamment déportées hors de cette séparation stricte, dans une étrange exposition de la démarche structurale à l’inventivité de celles et ceux qui peuplent le « terrain » ethnologique.

En attesterait une triple attention, que je ne peux ici que me contenter d’indiquer, comme autant de points d’inscriptions chez Clastres d’une pensée des usages : attention à la guerre, en tant que celle-ci peut-être un excellent moyen de se débarrasser du chef, mais en tant aussi qu’elle fait revenir constamment au coeur de la tribu la possibilité et la menace du commandement ; attention aux corps (corps torturés sur lesquels la loi s’inscrit, dans l’analyse de la torture ; mais corps aussi bien secoués par le rire, par les mythes qui caricaturent les chamanes et obligent à introduire dans le sérieux de l’analyse structurale une dimension ironique inattendue – on ne rit guère, chez Marcel Gauchet, et il n’y a pas non plus de corps) ; attention surtout au langage, paradigme de l’ordre symbolique, mais à propos duquel Clastres esquisse des analyses d’un tout autre style, qu’on dirait aujourd’hui pragmatiques. On songe ici à l’analyse de la voix des prophètes, à la fois comme protestation contre la constitution d’un pouvoir des chefs dans les tribus amérindiennes, et comme vecteur d’une mobilisation qui fait peut-être naître l’autorité même qu’ellel tâche de conjurer (« parole prophétique, pouvoir de cette parole : aurions-nous là le lieu originaire du pouvoir tout court, le commencement de l’Etat dans le Verbe ?« , SCE, 186) ; on songe aussi aux pages que Clastres consacre au chant des chasseurs Guayaki, et qui se concluent ainsi : « peut-on encore écouter, de misérables sauvages errants, la trop forte leçon sur le bon usage du langage ? » (SCE, 111 – souligné par nous).

On voit ainsi que si la réponse proposée par Gauchet vient en écho à une question présente chez Clastres, elle vient aussi en un sens clore à une question qui n’a peut-être pas vocation à être refermée si elle veut produire ses réponses propres. En quel sens cet écart théorique peut-il avoir rapport avec les diverses inflexions politiques que je mentionnais en commençant ? Une part de la réponse me semble s’esquisser dans la manière dont Gauchet distingue « la politique » et « le politique » : « Je propose de réserver le politique à la désignation de l’essence politique de l’ensemble des sociétés humaines et de garder la politique pour désigner la spécificité de la politique démocratique (…) nous pouvons dire dès lors : la politique est le visage que prend le politique dans notre société » (CP, 532). Dans cette définition, il n’y a de « la » politique, au sens d’une pratique prenant en charge les formes et les cadres de l’être-ensemble, que dans les sociétés étatiques – les sociétés primitives étant elles, renvoyées à l’ordre d’un politique qui (par décision, sans doute, mais toujours-déjà jouée) les surplombe entièrement ; dans le même temps, dire que « la politique est le visage que prend le politique dans notre société« , c’est aussi dire que cette pratique peut et doit être pensée essentiellement selon la forme et le devenir que lui assigne une analyse transcendantale de l’ordre politique, condamnant par exemple la transcendance de la souveraineté à verser inexorablement dans une immanence de plus en plus précaire, selon le parcours logico-historique décrit dans Le Désenchantement du monde. Autant dire que, de la politique, il n’y en a peut-être au fond ni là-bas ni ici – ce qui n’est pas sans rapport avec le mélange de regret et de pessimisme qui teinte beaucoup des prises de position de Marcel Gauchet. Or il me semble que les textes de Pierre Clastres portaient une autre leçon : ne pas renoncer aux exigences de l’élaboration théorique, propre à l’anthropologie (comme s’il fallait choisir entre l’élucidation des dispositions d’ensemble au nom d’une considération platement empirique des usages), mais traquer en même temps les ruses susceptibles de surgir y compris et d’abord dans l’espace en apparence le moins propre à les laisser se déployer, cet espace saturé de codes que dessinent les sociétés primitives. Chercher, là-bas et ici, les échappées d’une politique dont l’urgence, l’importance et la fécondité n’impliquent pas qu’on la mette au masculin.

Mathieu Potte-Bonneville

Ouvrages cités en abrégé :
CP : Marcel Gauchet, La Condition politique, Gallimard, coll. « Tel », 2005.
DM : Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1985.
SC : Pierre Clastres, La Société contre l’Etat, Minuit, 1974.


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