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Tailler la route

Sur Edward aux mains d'argent, de Tim Burton.

Sur Edward aux mains d'argent, de Tim Burton.

Première publication : Vacarme n°42, janvier 2008.
Lire sur le site de Vacarme.

When you’re growing up in a small town
Bad skin, bad eyes, gay and fatty
People look at you funny
When you’re in a small town
[…] When you’re growing up in a small town
You know you’ll grow down in a small town
There is only one good use for a small town
You hate it and you’ll know you have to leave

Lou Reed.

C’est une plaine de maisons pastel que surplombe une colline noire. Les premières, au long des contre-allées, déplient jusqu’à l’horizon une théorie de tuiles mécaniques, de façades rectangulaires où s’enchâssent, décorées de losanges, les grandes portes roulantes donnant sur les garages individuels. La seconde leur oppose ses forêts imprécises, sa silhouette de cinéma muet et les clochetons de son manoir ; visible de chaque fenêtre, nul ne s’y aventure jamais. L’histoire raconte ce qui advint lorsque l’ambassadrice des produits de beauté Avon, qu’aucune cliente de la plaine ne voulait ce jour-là recevoir, escalada la colline, y recueillit un Pinocchio gothique dont l’ébéniste n’avait pu avant de mourir remplacer les mains provisoires faites de longs ciseaux. Le film suit l’accueil de cet Edward par la petite communauté de la ville, d’abord émerveillée de sa manière de sculpter les buis, la glace ou les cheveux, puis réticente, envieuse, effrayée, haineuse. Fait remarquable, aucune forme de happy end ne réconcilie in extremis la plaine et la colline, où Edward finit par retourner. La trajectoire est plutôt celle des mythes de séparation où mortels et immortels deviennent ce qu’ils sont en renonçant, à jamais, à se fréquenter : la fable, d’être racontée par l’amoureuse adolescente devenue vieille femme, témoigne qu’avec cette rencontre, les suburbs auront au moins appris à vieillir, et le ciel à neiger.

Le thème dont se saisit Edward aux mains d’argent n’a certes rien de neuf : conte moral sur l’intolérance, le film explore surtout la façon dont l’univers pavillonnaire américain, parce qu’il promet d’un même souffle l’intimité du foyer et celle de la community, doit exclure et rejeter hors-champ tout ce qui pourrait interrompre cette parfaite réversibilité des scènes d’intérieur et d’extérieur, la pleine égalité, éclairée en studio, de la maison et de la ville, ne laissant à ses habitants que le vertige et l’angoisse d’un monde où l’on se sent partout chez soi. Qu’un tel monde, parce qu’expurgé de toute Unheimlichkeit, soit parfaitement inhabitable, qu’il sus- cite la terreur et l’impatience de voir surgir des monstres auxquels au moins il deviendrait possible d’accrocher le sentiment d’étrangeté (comme les enfants s’inventent des croquemitaines pour avoir moins peur du noir), c’est après tout le pont-aux-ânes d’une grande part de la production cinématographique, littéraire ou télévisuelle américaine. Avec la même rigueur qui conduisit ce pays sans cheminées à inventer le Père Noël, l’absence de caves, de greniers, de châteaux et de ruines y suscite une inextinguible soif de hantise, de passions meurtrières sous des visages lisses, de squelettes enfouis sous les maisons trop neuves.

Un gothique de périphérie

Mais un pavillon se laisse-t-il hanter ? Chez Tim Burton, la question est régulièrement soulevée, elle fournit même l’argument du très drôle Beetlejuice, où un couple emmuré par la mort dans sa maison à crédit se voit contraint de dégotter, pour faire peur aux nouveaux occupants, des suaires et des chaînes. La hantise, Burton l’inscrit dans l’espace plutôt que dans le temps ; d’ailleurs, le manoir d’Edward est aussi flambant neuf que les lotissements auxquels il fait pendant, et l’imagerie médiévale est souvent recouverte chez ce cinéaste d’une sorte de glaçage propre à décevoir les amateurs de distance historique. C’est que la noirceur repoussée aux marges des suburbs n’est pas à rechercher dessous, mais à côté, jouxtant la zone pavillonnaire, monticule partout visible auquel personne, jamais, ne jette un regard, de sorte qu’à l’écran, le cinémascope navigue bord à bord avec Murnau sans le toucher. Non le cimetière indien sous l’hôtel de Shining, mais un voisinage sans rapport, une exclusion d’autant plus rigoureuse qu’elle distribue chacun de part et d’autre de frontières impalpables et connues de tous. Ici, la ville nouvelle pousse au pied du pays des morts, comme dans L’Étrange Noël de Mister Jack la ville d’Halloween et celle de Noël donnent sur le même palier magique, ou comme, dans Ed Wood, le pavillon où Bela Lugosi dort dans son cercueil ne se distingue en rien des autres. En ce sens, l’onirisme de Tim Burton, sa manière de poser côte à côte des lieux incompossibles comme, dans le coffre à jouets, les masques et la maison de poupées, a peut-être inventé un fantastique adéquat aux topographies d’aujourd’hui, à cette pratique du zoning urbain qui adosse l’entre-soi, non aux secrets enfouis, mais aux relégations toutes proches. Un gothique de périphérie.

Il est alors logique que le trouble survienne, non du rêve ou du souvenir, mais d’une circulation qui enfreint les circuits obligés, s’écarte du trajet quotidien des voitures ou du petit pas sinueux prescrit par les allées paysagées. C’est affaire, à l’image, non de profondeur de champ, mais de montage ou de superposition : comme Ed Wood monte l’image de Lugosi sur le pas de sa porte dans un film de terreur, la main manucurée de l’ambassadrice Avon fait pivoter le rétroviseur jusqu’à inscrire le manoir sur les diagonales gazonnées. C’est affaire, surtout, de personnages pour qui la perpétuelle communication du dedans et du dehors, de l’espace du foyer avec celui de la communauté, devient impraticable : soit que, comme dans Edward, les rebuffades des voisines leur interdisent d’entrer, soit qu’il leur devienne, comme au couple fantôme de Beetlejuice, interdit de sortir ; soit qu’ils s’égarent hors des lieux familiers, comme Mister Jack perdu dans ses pensées ou Pee-Wee Herman courant après sa bicyclette volée, soit que, comme toute la galerie d’adolescentes en grand deuil, d’enfants précocément voués à la mélancolie (dans le court métrage Vincent) ou d’ermites ayant fui leur famille (Willie Wonka dans Charlie et la chocolaterie), ils refusent un beau jour d’aller jouer dehors, laissent du coup monter les ombres au long des murs de la salle à manger, et transforment le dedans lui-même en un lieu inquiétant. À l’utopie d’une ville où la rue et la chambre enfin s’équivaudraient, où le barbecue scellerait les noces du voisinage et de l’espace privé, Burton oppose l’alliance de ceux qui ne peuvent plus rentrer et de ceux qui ne veulent plus sortir — quitte à filmer avec délicatesse les gestes d’une VRP entre deux âges appliquant « un bon astringent » sur les estafilades d’un pantin reclus.

Que promet une telle rencontre ? En un sens, rigoureusement rien, et le film est très ferme sur ce point : ni subversion des convenances qui régissaient jusque-là les existences individuelles, ni révélation des hypocrisies tapies sous les relations communautaires — les premières reviennent à l’identique, les secondes étaient du départ parfaitement connues. En cela, Edward aux mains d’argent se distingue de l’ordinaire des productions hollywoodiennes auxquelles ses décors pourraient faire songer, qu’il s’agisse du manoir de The Addams Family ou des banlieues sans nuages de The Truman Show. Edward ne songe nullement à refuser, en grimaçant, l’univers de chemises repassées, de papiers peints et de dîners en famille qui lui est proposé, ni à en traverser les décors factices vers l’amour et le monde ; au contraire, il y croit et n’aspire qu’à fondre sa maigre silhouette noire dans cette palette de bleu, de jaune d’or et de rose. Ses buis taillés en forme de danseuses ou de dinosaures ne font qu’exacerber l’esthétique des décors de Noël et de la neige en rouleaux que le père, méthodiquement, agrafe sur le toit. Qu’une telle ambition soit vouée à l’échec semble avoir, pour Burton, deux causes. Une impuissance, d’abord, à effectuer les bons gestes, c’est-à-dire à doubler les codes explicites qui régissent ce monde par la foule de leurs conditions implicites : Edward se débat avec une fourchette comme Mister Jack, en pèlerine rouge, fourre des serpents dans les chaussons, sous le sapin, faute l’un et l’autre de disposer du corps qui conviendrait au rôle et des signes autorisant l’accession à la propriété (« achetez-vous d’abord une voiture », exige le banquier pour accorder un crédit à Edward). Mais cette impuissance et cette propension à faire tout de travers témoignent peut-être d’une tare plus fondamentale : leur envie même de maison et de voisinage, leur désir de façades repeintes, leur air émerveillé d’enfants à la fenêtre les condamnent d’avance à l’échec. Ramenant Edward en ville, l’ambassadrice Avon lui montre, tour à tour les beautés de celle-ci. « Regarde, je comprends que tu sois excité ! », dit-elle en désignant les trésors du suburb : deux gamins qui jouent sur la pelouse, un homme qui passe la tondeuse, une femme qui arrose ses fleurs, deux autres qui l’épient. Mais son exclamation indique qu’à voir par les yeux d’Edward, elle est elle-même saisie d’un amour inhabituel, et cela suffira à la vouer à l’isolement : le rencontrant, elle a transgressé le grand partage qui oppose, de part et d’autre des city limits, ceux qui désirent ce monde parce qu’ils ne l’habitent pas, et ceux qui, y vivant, s’y contraignent, s’y désespèrent ou s’y ennuient. Comme les spectres de Beetlejuice amoureusement penchés, au fond de leur grenier, sur la maquette d’une ville qu’ils ne pourront plus arpenter, comme Mister Jack s’emparant de Noël, les personnages de Burton ne confirment pas les valeurs du foyer en les inversant, ni ne tâchent de les démystifier : ils les inquiètent par leur désir de les rejoindre. Qu’ils puissent aspirer à ces maisons où l’on étouffe leur interdit d’y vivre : à la fin, il leur faut partir.

Mathieu Potte-Bonneville


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