Première publication : Vacarme n°8, 199/2.
Lorsqu’en 1912, l’expédition Scott atteignit le Pôle Sud, le drapeau d’Amundsen les avait précédé, fiché tout droit sur le point magnétique comme l’axe d’une mappemonde. Visible, j’imagine, au tout dernier moment, dans des hurlements de neige, alors qu’une moufle impatiente avait commencé, dans l’un des traîneaux de l’arrière, à défaire le paquet oblong contenant le drapeau britannique, le drapeau Scott désormais inutile — pas de drapeau pour les seconds, pas de médaille d’argent dans la conquête des pôles. Sur une photographie, on voit, figure obligée de l’imagerie exploratrice, Scott et son expédition poser devant le drapeau. Mais leurs traits sont tirés, parce que ce drapeau n’est pas le leur, parce que cette victoire est leur défaite, parce qu’ils avaient cru marcher sur un espace vierge et qu’une frontière déjà les attendait.
Il fallut repartir. Amundsen, dans un trait de férocité inouïe, leur avait laissé une lettre, les enjoignant de porter au monde la nouvelle de son exploit, puisque lui-même pensait s’attarder un peu sur le chemin et qu’ils seraient sans doute revenus avant lui. Sur la route du retour, soufflés par cette lettre, ils y passèrent tous : des kilomètres plus loin, ils en mouraient encore. C’est que, durant l’étape, le bout traînant de ce qui les maintenait en vie s’était, sous l’effet d’un coup de vent, enroulé sur la hampe du drapeau d’Amundsen ; s’éloignant du Pôle, chaque pas les faisait glisser davantage le long de cette corde invisible, et ils finirent par tomber hors de la vie comme une perle se dégage de son fil, de côté, avec un petit bruit sec. Parce que la glace conserve tout, transforme l’histoire en géographie, on les retrouva, morts sur le tracé de cette ligne absente : leurs corps ressemblaient à de petits morceaux de gaine électrique, ou à n’importe quoi de creux et d’induré.
Le tort de Scott, on le sut plus tard, fut de préférer contre l’avis de tous les poneys aux chiens de traîneau : plus robustes, mais moins rapides et résistants, les poneys ralentirent l’aller et transformèrent le retour en désastre. Parce que la glace ne conserve pas les paroles, il reste à imaginer la façon dont, à mesure que la catastrophe devenait patente, on débattit de cette option, on la défendit, on s’y accrocha comme au meilleur choix possible : les poneys, tout de même. Chacun s’imprégna de cette certitude, trouva en sa faveur d’imparables arguments, des raisons décisives, jusqu’à faire lever loin devant le traîneau de tête une seconde colonne de poneys transparents, indestructibles, soutenant de leur pas égal les trébuchements des bêtes et des hommes. La nuit polaire enveloppa l’expédition Scott : mais celle-ci laissa derrière elle, en guise de contribution à l’écosystème et à l’histoire de nos défaites, tout un troupeau fantôme de poneys argumentatifs. Quelques chercheurs racontent que, dans les baraquements de tôle de la Terre Adélie, on entend certains soirs d’insomnie comme un bruit de sabots.
Sinon, vous : ça va ?
Mathieu Potte-Bonneville