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Une liberté conditionnelle

De Marcel Gauchet à Jack Bauer (2007).

De Marcel Gauchet à Jack Bauer (2007).

Première publication : Télérama, hors-série « Qu’avons-nous fait de la liberté ? », 26/4/2007.

Le sort aujourd’hui fait à la liberté est passablement étrange. D’un côté, l’individu est exhorté à se prendre en charge dans tous les compartiments de son existence, commis à devenir « entrepreneur de soi-même » dans la conduite de son éducation, dans sa recherche d’emploi, dans l’exercice de son métier, la prévision de ses maladies ou la préparation de sa retraite. D’un autre côté, il se voit placé sous le regard soupçonneux d’institutions qui ne se contentent pas de prévenir ou de sanctionner les abus d’une telle autonomie, mais fouillent loin dans la poussière de nos comportements quotidiens pour en déceler les dérives supposées. On ne songe pas là, seulement, à l’augmentation de la place prise par la police dans la vie quotidienne des quartiers dits « sensibles » ; mais à la manière dont la lutte contre l’immigration clandestine (autrement dit, la liberté de circuler) pousse ses procédures d’exception jusqu’à vouloir ficher ceux qui rendent visite à des sans-papiers incarcérés ; mais à la façon dont tel rapport parlementaire rêvait l’année dernière de déceler dans le babillage des enfants au berceau les signes précurseurs d’une délinquance à venir ; mais au fait que, surtout, nous paraissons nous accommoder de ces restrictions, dans le même mouvement où nous nous résignons à être, sinon nos propres maîtres, du moins nos propres superviseurs. Dans un curieux jeu de bascule, le spectre d’une liberté sans règle nous paraît justifier un encadrement toujours plus étroit ; mais d’être ainsi serrés de près ne diminue en rien l’obligation d’avoir à nous débrouiller seuls, de sorte que l’indépendance apparaît tour à tour dangereuse et contraignante, inappétissante en tout cas. 

Encore les choses seraient-elles simples si l’exaltation de l’indépendance et la défiance envers ses dérives possibles pouvaient être situées de part et d’autre d’une ligne idéologique : ici les partisans d’un libéralisme sans frein, là les tenants de l’intervention de l’Etat ; ou bien (à l’inverse), ici les tenants de l’ordre moral, là leurs adversaires libertaires. Les positions, toutefois, sont loin d’être aussi tranchées. Les libéraux, certes, veulent réduire l’Etat à ses fonctions régaliennes de défense et de sécurité – mais ils mettent tant de choses sous le vocable de « sécurité » que cette réduction est, pourrait-on dire, en expansion constante. Dans un autre domaine, je verrais volontiers un signe de ce brouillage dans la façon dont l’école est aujourd’hui devenue le lieu d’une concurrence impitoyable entre les familles (en quête du bon parcours, de la bonne option, de la bonne filière), et invoquée comme le dernier bouclier d’une morale républicaine résistant aux perversions narcissiques, et rêvant de blouses grises. Assouplir la carte scolaire, mais faire la chasse aux strings : d’un même geste, l’école est ainsi consacrée par le débat public dans un double rôle, à la fois fabrique d’individus et rempart contre l’individualisme.

Arrêtons-nous un instant sur ce terme : car l‘idée d‘« individualisme » semble être le pivot des deux attitudes inverses que j’essaie de décrire ; elle justifie, selon le moment et l’occasion, notre résignation et notre inquiétude face à la liberté. Résignation, car il est bien entendu qu’il n’est de liberté qu’individuelle ; mais inquiétude, car il est tout aussi entendu que l’individualisme est une plaie qui ronge le lien social et menace notre humanité. Quelques bons auteurs se sont essayés à concilier ces deux intuitions manifestement contradictoires. L’anthropologue Marcel Gauchet, très convaincant à ce jeu, a ainsi tenté de montrer que l’histoire de nos sociétés tendait tout entière, et heureusement, vers la liberté individuelle, mais que celle-ci risquait à terme de devenir auto-destructrice : en prétendant se gouverner eux-mêmes, en contestant toute contrainte au nom de leur indépendance, les individus contemporains scient selon Gauchet la branche sur laquelle ils sont assis, ruinent l’Etat qui les a vu naître et se condamnent eux-mêmes à la dispersion ou au conflit. Il faudrait alors, contre cette dérive et au nom même des libertés, redonner aux cadres et à l’ordre collectifs leur pleine autorité, rappeler aux individus saisis par le vertige ce qu’ils doivent aux institutions qui les transcendent et rendent chaque jour leur autonomie possible. L’argument consiste, on le voit, à plaider la restriction des libertés pour le bien de celles-ci : quelle liberté, sans une sécurité publique qui soustrait chacun à la violence d’autrui ? Sans une morale, qui libère la conscience de la tyrannie du caprice ? Sans une prévention des risques sanitaires qui nous préserve à la fois de l’aliénation à nos dépendances, et des obstacles que notre corps pourrait opposer à notre volonté ? Sans un contrôle de l’opinion indispensable à la coexistence harmonieuses de nos choix individuels ?

Dans un curieux jeu de bascule, le spectre d’une liberté sans règle nous paraît justifier un encadrement toujours plus étroit .

Cette logique semble aujourd’hui gagner à tous coups ; elle a toutefois deux défauts. D’une part, elle est exponentielle : indéfiniment déclinable, l’argument qui fait des libertés individuelles le pire ennemi d’elles-mêmes  croît à la mesure de l’extension supposée de ces libertés – en bref, plus on est libre, moins on l’est. D’autre part, elle est réversible : si l’inflation de la liberté balaie, selon Gauchet, les contraintes qui rendaient son exercice possible, l’inflation de ces contraintes mêmes finit par réduire à néant l’autonomie qu’elles se targuaient de préserver ; ou plutôt, elle ne laisse subsister en fait de liberté que l’arbitraire de ceux qui veillent à notre sécurité, notre morale, notre santé ou nos opinions – elle ouvre certes des marges de manœuvre, mais seulement du côté du pouvoir. Une assez bonne image de ce renversement nous est donnée par la série télévisée « 24 heures » : la violation systématique des droits élémentaires (censure, torture, surveillance, etc) y est à la fois justifiée par la nécessité de défendre le pays de la liberté contre le terrorisme, et contrebalancée par l’attitude de franc-tireur incontrôlable du personnage principal. Jack Bauer est, par excellence, un pur individualiste engagé dans une lutte sans merci contre l’individualisme, lutte dont témoignent ses ressassants appels au sacrifice patriotique. Il incarne, seul contre tous et au moment où il en prive les autres, cette liberté qu’il « défend », en tous les sens du terme : dont il conserve la promesse indéfiniment éloignée, et dont il interdit absolument l’exercice actuel. Cela ne semble pas le rendre très gai.

Comment sortir du cercle ? Comment – résister, à la fois, à ceux qui prétendent soumettre chaque secteur de notre vie à la liberté d’entreprendre, et à ceux (souvent les mêmes) qui justifient leur contrôle au nom de notre autonomie sans cesse repoussée ? Il me semble qu’il faudrait ici opérer une distinction précise : affirmer que la liberté est conditionnée, mais refuser fermement qu’elle soit conditionnelle. D’un côté, la liberté individuelle requiert effectivement des conditions : des moyens, des ressources capables d’écarter assez longtemps la pression du besoin et la peur du lendemain pour qu’envisager un avenir soit simplement possible. Le sociologue Robert Castel a bien montré comment l’histoire de l’Etat social était animée par le souci de mettre en place des systèmes collectifs, permettant à ceux qui ne disposaient pas de ressources propres d’être suffisamment préservés de la précarité pour se poser comme « propriétaires d’eux-mêmes », c’est-à-dire comme libres. Pas de liberté sans conditions collectives, donc – ni sans sécurité, ni sans systèmes de santé, etc. Mais on glisse à un tout autre sens du mot de « conditions » lorsqu’on prétend tirer de ce constat l’idée d’une liberté à la fois suspendue, restreinte et surveillée, d’une liberté qui devrait s’exprimer plus tard et à voix basse, une fois les conditions réunies et sous des conditions imposées. Inconditionnelle, la liberté l’est par définition, ici et tout de suite, et l’on ne voit pas comment elle pourrait jamais sortir de dispositions d’abord mises en place sans elle, et qui prétendraient en retarder l’exigence.

Autrement dit, la liberté des individus ne saurait être impliquée par ses conditions sécuritaires, éducatives, sanitaires, etc, elle ne saurait en découler ou s’en déduire, si elle n’est pas d’abord impliquée dans l’établissement de ces conditions mêmes, si elle n’en est pas partie prenante. Cela veut dire, par exemple, que la liberté des citoyens ne peut être protégée par l’Etat si elle n’est pas, aussi, protégée de l’Etat et de son arbitraire ; que la liberté des enfants ne peut être suscitée par l’école si elle n’est pas reconnue et accueillie au cœur même de la relation éducative ; que la liberté des corps vis-à-vis de leurs risques ou de leurs dépendances ne peut être obtenue par dessus leur tête contre leur consentement. S’il est vrai que nos libertés requièrent des conditions, ni l’arbitraire policier, ni l’autoritarisme moral, ni l’injonction thérapeutique ne peuvent prétendre à ce titre. Une précision, pour finir : le travail d’une liberté se donnant collectivement ses conditions, sans céder sur son principe, cela s’appelle – la politique.

Mathieu Potte-Bonneville


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