menu Menu

Un errement méthodique

« Je suis comme une écrevisse, je me déplace latéralement.» – M.F.

« Je suis comme une écrevisse, je me déplace latéralement.» – M.F.

Première publication : Magazine littéraire, n°540, février 2014.

« Je suis comme une écrevisse, je me déplace latéralement.» (STP, 80) Empruntée au cours de 1976, cette remarque de Michel Foucault s’inscrit dans une série : celle des notations qui, d’un bout à l’autre de l’oeuvre, conjuguent pour caractériser celle-ci le motif du déplacement et celui de l’imprévisible, de l’échappée ou de la surprise. Le voyage commence dès la première préface de l’Histoire de la folie à l’âge classique (préface que Foucault fera retirer de la seconde édition, comme on balaie ses traces dans la neige) : le livre, explique-t-il, fut « entrepris au cours de la nuit suédoise (et) achevé au grand soleil têtu de la liberté polonaise » (DE, I, 167). D’abord géographique et biographique, le vagabondage s’affirme bientôt comme le ressort secret qui alimente le désir même d’écrire, désir que L’Archéologie du savoir décrit comme la construction d’un « labyrinthe où m’aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains, l’enfoncer loin de lui-même, lui trouver des surplombs qui résument et déforment son parcours, où me perdre et apparaître finalement à des yeux que je n’aurais jamais plus à rencontrer » (AS, 28). Tout au long des années soixante, le lecteur de Foucault croisera d’ailleurs d’autres labyrinthes : ceux, linguistiques et littéraires, de Raymond Roussel, où le sens ne se loge pas au creux des signes comme une instance préalable ou un message à décoder, mais naît de leurs méandres mêmes (« C’est le labyrinthe qui fait le Minotaure : non l’inverse« , RR, 113) ; ceux, philosophiques, de son ami Gilles Deleuze, puisque le grand livre de ce dernier, Différence et répétition, se voit croqué sous la plume de Foucault à travers une fable, où Ariane finit par se pendre à son propre fil, cependant que Thésée explore sans retour le monde de la différence. A travers « corridors, tunnels, caves et cavernes, fourches, abîmes« , Thésée « s’avance, boîte, danse, bondit » (DI, 1, 767).

Ce goût de l’égarement n’est pas à comprendre, chez Foucault, comme un surcroît de maîtrise (comme s’il s’agissait de conduire le lecteur, yeux bandés, jusqu’à une conclusion prévue d’avance), ou une mesure de prudence à la façon dont Descartes, dissimulant à la censure les conséquences dernières de ses arguments, pouvait affirmer larvatus prodeo, « j’avance masqué ». Si désorientation il y a, elle vaut d’abord pour l’auteur, dont les bifurcations revendiquées visent d’abord à mettre en péril l’identité à soi de la pensée de telle sorte que, si une cohérence apparaît d’un livre l’autre, celle-ci se donne comme une surprise de plus : « On croyait s’éloigner et on se trouve à la verticale de soi-même » (UP, 17), remarque amusée, en 1984, la préface de l’Usage des plaisirs. Rapprocher Foucault de Descartes, alors, c’est souligner la symétrie inversée de leurs choix fondamentaux. Là où la pensée doit, pour Descartes, se préserver de l’erreur par l’adoption d’une méthode (littéralement, « voie droite »), Foucault situe l’interrogation sur les normes sous l’ombre portée de la capacité de l’homme à errer et à se tromper : « L’opposition du vrai et du faux, les valeurs qu’on prête à l’un et à l’autre, les effets de pouvoir que les différentes sociétés et les différentes institutions lient à ce partage, tout cela n’est peut-être que la réponse la plus tardive à cette possibilité d’erreur intrinsèque à la vie » (DE, IV, 775) , écrit-il à propos de son maître Georges Canguilhem, dans une synthèse dont toutes les formules indiquent qu’il s’agit aussi d’un autoportrait. Il faudra donc, là est le paradoxe, méthodiquement errer : cela suppose, non de fixer l’esprit sur des idées claires et distinctes (comme chez Descartes l’idée de la cire par-delà ses variations sensibles), mais sur des objets eux-mêmes errants, dont l’identité ne saurait être assignée indépendamment des redistributions historiques qui en modifient la découpe (la folie, le crime, la sexualité), et sur des sujets erratiques – nef des fous circulant au hasard des cours d’eau (Histoire de la folie), chaîne des forçats prenant les foules dans ses méandres (Surveiller et punir), ou jeune parricide égaré durant vingt-neuf jours à travers forêts et sentiers (Moi, Pierre Rivière). C’est à cette nécessité de l’errement qu’il faut rapporter les deux grandes thèses négatives de Foucault : il n’est pas, en amont, d’objets substantiels ou de réalités stables que la culture se contenterait de recouvrir ou la science de dévoiler ; il n’est pas, en aval, de sens ultime ou de fin dernière vers lesquels les déplacements de l’histoire trouveraient à converger. La mise à distance de ces deux horizons libère un espace dans lequel l’oeuvre trace ses chemins ; chemins dont on ne dira pas, comme chez Heidegger, qu’ils ne « mènent nulle part », mais plutôt qu’ils conduisent toujours ailleurs, l’intérêt de chaque parcours s’authentifiant du déplacement du regard auquel il oblige les lecteurs. « Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir » (UP, 14), lit-on dans L’Usage des plaisirs.

Poussons l’hypothèse : qui veut retracer l’évolution de la pensée de Foucault doit, à son tour, se garder de rabattre trop vite ces déplacements sous l’unité au moins idéale d’un parcours orienté, même si cette manière de procéder a certes son importance et, jusqu’à un certain point, sa validité. Dans l’histoire de la réception de l’auteur des Mots et les choses, cette stratégie de lecture a pris essentiellement deux formes. D’un côté, face au constat d’une oeuvre visiblement scandée par plusieurs ruptures majeures, de nombreux auteurs ont tenté de reconstituer pour chaque étape l’équivalent d’un système, avec son objet, sa méthode et ses concepts directeurs propres. Du vivant de Foucault, l’ouvrage devenu classique de H.Dreyfus et P.Rabinow, Michel Foucault : un parcours philosophique esquissait déjà une lecture de ce genre : on voyait s’y succéder l’archéologie des années 1960, centrée autour d’une caractérisation du discours détachant ce dernier de toute référence à l’intention des sujets parlants ou à l’identité des objets évoqués, et visant à rendre compte des formes et transformations du savoir ; la généalogie des années 1970, tournée vers l’élucidation des technologies de pouvoir, considérées indépendamment de la légitimité et de la finalité de leur exercice, de manière à comprendre la génèse de l’individu moderne ; les linéaments enfin, dans les années 1980, d’une réflexion éthique, où il s’agit de repérer sous la relative constance historique des règles morales les variations du rapport à soi-même qu’implique à chaque période l’adoption d’une conduite, en vue d’éclairer la formations et les transformations de la subjectivité. D’un autre côté, à cette reconstruction systématique, H.Dreyfus et P.Rabinow adjoignaient dès 1982 une perspective dynamique : l’impuissance de l’archéologie à expliquer les causes du passage d’une formation discursive à l’autre, son incapacité aussi à se fonder elle-même et à donner sens aux engagements de Foucault, auraient suscité l’introduction d’une généalogie plus attentive à la matérialité des conflits sociaux ; mais ce tableau d’un monde où les individus seraient les jouets des machineries du pouvoir aurait appelé à son tour une prise en compte plus fine de l’initiative et de la liberté des sujets.  

Système, parcours : la limite de ces stratégies interprétatives, on le voit bien, tient à ce qu’elles définissent un cadre qui restreint autant qu’il éclaire les déplacements, les errements et les béances propres à la démarche de Foucault – comme si, une fois posées les bordures du puzzle, les blancs avaient vocation à être progressivement comblés, jusqu’à former un dessin entièrement cohérent et lisible. Peut-être faudrait-il, en réalité, procéder à l’inverse et approcher l’oeuvre, plutôt que par ses bords, par ses doublures, ses trouées et ses complications. Doublures : très tôt, tout se passe comme si Foucault installait son travail sur plusieurs écritoires en même temps de telle sorte que leur décalage même, méthodiquement maintenu, suscite des effets de sens. Ce sont, dans les années 1960, les textes consacrés à la littérature – de Roussel à Bataille ou Blanchot –, textes qui doublent l’archéologie de la folie, de la médecine ou des sciences humaines sans que leurs motifs trouvent pourtant à se superposer exactement. Ce sont, dans les années 1970, les textes de combat et les interventions dans l’actualité, lors même que les enquêtes généalogiques consacrées à la prison ou à la sexualité s’arrêtent toujours au seuil du contemporain, laissant ouverte une marge de jeu entre la description de notre plus proche passé et l’espace des luttes présentes. A ce système de contrepoints, il faut adjoindre quelques béances : la brusque interruption des textes consacrés à la littérature, au seuil des années 1970 ; le long silence éditorial (dû en partie seulement à un conflit entre Foucault et son éditeur) qui sépare le premier tome de l’Histoire de la sexualité, en 1976, et ceux qui le suivront en 1984 – ou plutôt, ne le suivront pas, puisque Foucault y aura changé à la fois de concept directeur, passant du pouvoir au sujet, et de période de référence, du 18e siècle à la Grèce antique. Remaniement qu’annonçait, en un sens le livre de 1976, puisque La Volonté de savoir portait fièrement sur sa quatrième de couverture les titres des volumes ultérieurs… et jamais publiés : si Foucault expliquait parfois écrire un livre « pour s’en débarrasser », il semble avoir eu à maintes reprises le goût d’annoncer de grands programmes pour se forcer lui-même à faire tout autre chose. On aurait pu s’attendre à ce que l’édition progressive du « corpus » foucaldien mette bon ordre à ce jeu de cache-cache. En réalité, la publication des entretiens, conférences et articles réunis dans les Dits et écrits en 1994, puis celle des cours au Collège de France, initiée en 1997 dans un savant désordre chronologique et pas encore achevée, a plutôt ajouté quelques arcanes au labyrinthe. D’une part, Foucault s’est plié de manière radicale à l’obligation faite, aux professeurs du Collège de France, de proposer une recherche nouvelle chaque année : les cours, en effet, ne se répètent pas plus qu’ils ne répètent le contenu des livres rédigés à la même période, explorant d’autres corpus (de la Grèce archaïque, en 1970, aux néo-libéralismes du XXe siècle, en 1978), faisant lever d’autres concepts, des « révoltes de conduites » médiévales à la parrhésia grecque. Davantage : entre le titre déposé, chaque été, pour la session de cours et le démarrage effectif de ceux-ci, il n’est pas rare que le thème, l’approche ou l’angle d’attaque aient changé, au désarroi et à la joie mêlés du lecteur d’aujourd’hui.

« Sans que je puisse encore prévoir un terme, mon discours, loin de prédéterminer le lieu d’où il parle, esquive le sol où il pourrait prendre appui » (AS, 278) peut-on lire dans L’Archéologie du savoir. Ce jeu d’esquive a irrité, et irrite encore, celles et ceux qui identifient la philosophie à une entreprise fondationnelle, et reprochent à Foucault de se soustraire aux exigences de justification rationnelle, en changeant de sujet sitôt qu’approche le moment d’exhiber ses principes. Un tel reproche oublie que, des « enquêtes » de Hume aux « investigations » de Wittgenstein, d’autres modèles de l’activité philosophique existent, dont la conduite ne s’authentifie pas d’un centre, d’un socle ou d’un point d’arrêt. Mais c’est aussi pourquoi les lectures contemporaines de Foucault devraient préférer, aux facilités de l’éloge, le travail de l’enquête et le renouvellement des usages : « faire travailler » les concepts de Foucault est après tout la meilleure façon de monter que ceux-ci ont (pour emprunter et détourner la formule que Malebranche appliquait à l’esprit) « du mouvement pour aller plus loin ».

Mathieu Potte-Bonneville

Textes de Foucault cités en abrégé :

AS : L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1969.
DE : Dits et écrits (1954-1988), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994.
RR : Raymond Roussel, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1963.
UP : L’usage des plaisirs. Histoire de la sexualité, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1984.
STP : Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-78), Paris, Gallimard / Le Seuil, « Hautes études », 2004


Previous Next

keyboard_arrow_up