Première publication : Mediapart, 21 avril 2008.
Si la plupart des anniversaires célèbrent tantôt une naissance et tantôt une disparition, certains font à la fois l’un et l’autre, d’un trait. Voici dix ans, au printemps 1998, sortait l’un des plus grands albums de la musique dite « alternative », cependant que celui qui l’avait conçu, porté, joué et chanté décidait après quelques mois d’épuisante tournée de disparaître aux yeux du monde, refusant toute proposition de concert, opposant aux rumeurs de retour un démenti posté de loin, décourageant par son mutisme lisse toute tentation d’héroïser son absence, comme retourné vers ce silence qui, à tendre l’oreille, semblait déjà insister au centre exact de sa bouche grande ouverte, au creux de ses images surréalistes repliées comme des sphinx, à l’aplomb de son chant à pleine tête. A peine raconte-t-on, sur la Toile, l’avoir entendu une fois à Auckland en 2001, aperçu en batteur anonyme ou croisé en larmes dans des coulisses new-yorkaises. D’autres, d’avoir tiré de leur propre faiblesse pareille cathédrale, en vinrent à se faire un grand trou à l’arrière du crâne pour ne plus devoir la porter à bout de bras dans des stades éclairés a giorno – quitte à se condamner, par cette disparition trop ostensible, à devenir l’objet d’un culte qui ne laisserait plus leurs fantômes en repos. Nevermind. D’autres encore tentèrent la catatonie, tel Brian Wilson dont on dit qu’il cessa tout à fait de bouger du jour où, cruellement, Paul McCartney vint jusqu’à son studio pour poser au piano les premières mesures de She’s leaving home, qu’il composait alors et à hauteur de laquelle les Beach Boys jamais ne se hisseraient. Celui dont nous fêtons l’anniversaire d’absence se contenta, lui, de glisser centimètre par centimètre sous le seuil d’attention du public, dormant depuis lors tantôt ici et tantôt là, laissant son groupe se défaire sans même le dissoudre, soutenu en cela par une tristesse que l’on devine indéfectible et patiente, fiable comme une pente. Nietzsche le suggère à propos de sa propre vie d’errant et de son renoncement à enseigner à Bâle : parfois, nos défaillances savent prendre soin de nous.
Le disque s’appelle In the Aeroplane over the sea, le groupe Neutral Milk Hotel, son leader effacé Jeff Mangum – soit une sorte de Salinger musical, l’un et l’autre partageant le don de la beauté brève et le choix de l’invisibilité. On dispose pourtant d’une photo relativement récente de Mangum, signée du portraitiste Chris Buck.
L’image est prise sans doute dans les bois qui jouxtent Athens, Georgie, ville dont Neutral Milk Hotel occupa l’éphémère scène en participant avec d’autres à la création du label Elephant 6. L’importance de In the Aeroplane… ne se mesure pas, toutefois, à avoir assuré un bref interrègne entre le grunge agonisant et les ambitions symphoniques actuelles d’Arcade Fire ou Sufjan Stevens, qui l’un et l’autre se réclament de Mangum. Ce, même si l’on peut faire droit à Neutral Milk Hotel d’avoir ouvert la route vers une musique où il serait de nouveau permis de convoquer des symboles et de redéployer l’instrumentarium (cuivres, tambourins, cornemuses), sans qu’une telle inflexion apparaisse comme une restauration, sans qu’il s’agisse par le recours au bon vieux concept-album de mettre enfin un terme à l’ère dépressive des nineties commençantes : dans le disque, les échos de fanfare comme les histoires à dormir debout s’insèrent dans le flux déchiré d’un rock ignorant tout du passage aux accords septièmes, avec la même nécessité paradoxale qui conduisit Jeff Mangum à puiser dans la lecture du Journal d’Anne Frank la force d’aller mieux, de se remettre à composer. De là, cette écriture où une quincaillerie psychédélique faite de garçons à deux têtes et de fleurs de carotte laisse échapper quelques scènes d’une précision onirique (« and mom would stick a fork right into daddy’s shoulder (…) while we would lay and learn what each other’s bodies were for » – The King of Carrot Flowers), scènes jouxtant des mots d’ordre que Cobain aurait pu laisser tomber d’une voix blanche, en regardant ailleurs (« know all your enemies / we know who our enemies are » – O Comely). Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est la voix de Mangum, son usage de la voix plutôt que son timbre : cette manière de se tenir à la limite du hurlement, de la déclamation et de la dissonance sans y céder jamais. D’avancer vent debout avec la sincérité sévère et remontée d‘un enterrement politique. De jouer avec ce qu’un micro peut endurer avant de renoncer, dans un grésillement, et de s’avouer simple dispositif d’enregistrement dépassé par un événement qu’il n’aura su retranscrire. De s’installer dans le tue-tête comme si c’était là un registre auquel il ne fallait à aucun prix déroger, même lorsqu’on murmure, parce qu’il offrira à condition de s’y vouer pour toujours des modulations et des harmoniques encore inexplorées. A pleine voix, comme une ascèse.
Il faut donner à cet usage de la voix l’arrière-plan qui est le sien. Depuis 1965 à peu près et le fameux concert électrifié de Dylan devant un public folk hostile, une part de la musique « rock » travaille à explorer l’opposition entre musiques accoustique et électrique. Tantôt, les musiciens cherchent à accentuer, conformément à la logique du modernisme artistique, la différence propre à chacun des deux médiums (tel le français Marc Ribot dont les disques et concerts solo cherchent à faire entendre ce qu’il nomme, dans un entretien, la « faiblesse » spécifique de la guitare, lorsqu’on la débranche). Tantôt, ils s’emploient au contraire à faire violence à ce qui sépare chaque registre de l’autre, tentant de retrouver et d’extraire au cœur de la musique accoustique la vibration distordue qu’elle récuse, et inversement. L’objectif de tels croisements n’est pas de réconciliation, contrairement aux concerts unplugged dont le seul souci est trop souvent de conférer aux musiques électriques un surcroît de respectabilité et de les rendre écoutables par les parents d’enfants en bas âge. L’enjeu est plutôt de produire une synthèse qui, par sa manière de tendre au même arc des lignées musicales disparates, rende de nouveau audible, par les moyens propres de la distorsion, l’intensité d’une musique « folk » que son imagerie de feux de camp a rendue innocente et fade – ou bien, par les moyens de la guitare sèche, la sécheresse d’une musique rock que la saturation a pu noyer dans les hymnes et l’emphase. La première voie est peut-être celle de Neil Young, dont la trajectoire et les allers-retours sont marqués par la tentative de produire un folk électrique et non simplement « électrifié » – la différence est sur ce point à peu près la même qu’entre le répertoire des œuvres pour piano et la transcription pour piano d’œuvres symphoniques. La tentative inverse, celle d’un devenir-électrique de la musique par des voies strictement accoustiques, tentative pour faire en quelque sorte pousser le second Dylan dans le bois du premier, trouve dans le premier album des Violent Femmes (Violent Femmes, 1982) à la fois son principe et son achèvement, au moins pour ce qui concerne les guitares et la basse. On peut même dire que la formule sortit à ce point toute armée de la tête de Gordon Gano et de ses musiciens qu’elle en devint presque immobile, obturée, impraticable, faisant de ce disque un monument instantané à la voie qu’il ouvrait, au point qu’on a pu le comparer au Citizen Kane de Welles.
De ce point de vue, bien peu s’est ensuite passé – jusqu’à cet Aeroplane over the sea, justement, c’est-à-dire jusqu’à ce que Jeff Mangum porte un fer identique dans la voix elle-même, contourne l’alternance du chant et du cri à laquelle les Pixies puis Nirvana avaient entretemps donné sa consécration, pour inventer un cri du chant comme tel, comme on parlerait d’une colère froide ou d’une foi désespérée, autant de vivants paradoxes dont la contradiction, pour peu que l’on sache s’y tenir, se renverse en l’évidence même. En quoi l’album, pour « rock » qu’il soit, relève bel et bien de la musique expérimentale, si le signe d’une expérimentation véritable est de porter les facultés à la limite où elles se fendent et s’ouvrent comme un continent. Littéralement, on ne savait pas qu’il fût possible de chanter ainsi.
Ensuite, Jeff Mangum disparut. Les bougies soufflées, laissons-lui l’ombre de cette paix précaire : on n’est jamais tenu de faire un autre disque.
Mathieu Potte-Bonneville