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Zone
De l'acronyme.
Posted in Formes brèves 6 min read
L'archéologue et son ombre Previous À tue-tête Next

Texte rédigé pour l’abécédaire de la soirée « mai 68 » organisée à l’Odéon – Théâtre de l’Europe en mai 2018 (les forces de l’ordre ayant décidé de gazer quelques manifestants à l’extérieur, on préféra finalement quitter la scène).

Entre 1967 et 1969, dans ce laps de temps-là, intervient une modification importante dans les formes administratives et juridiques qui président à l’aménagement urbain du territoire français : le décret N°58-1464 du 31 décembre 1958 (contemporain, notez-le, de l’institution de Cinquième République) se voit abrogé le 30 mai 1969 (un mois presque pile, notez-le, notez-le, après le départ du Général de Gaulle consécutif au référendum qu’il aura voulu et perdu) ; cependant que, dès le 30 décembre 1967, une loi entreprend de lui substituer un dispositif différent, loi dont les effets pourtant ne trouveront à se déployer que plus tard, à partir de 1970, de sorte que comprise entre les derniers clignotements d’un décret pas tout à fait éteint et les premiers frissons d’une loi dont la traduction tarde, l’année 1968 forme un espace indécis qu’on pourrait dire, aussi bien, quadrillé par leurs attentions croisées que délaissé par leurs insuffisances respectives :  ou disons, une zone, et plus exactement une zone entre deux zones, une interzone si vous voulez : d’un côté le décret qui vit alors ses dernières heures instituait, dix ans plus tôt, les Zones à urbaniser en priorité, disons les ZUP – d’ailleurs tout le monde disait les ZUP, le mot était passé dans le vocabulaire, autour de Nimes on n’habitait plus Nîmes-Ouest, on s’installait ZUP-Sud ou ZUP-Nord, à Poitiers on lisait ZUP-Gazette cependant que démographes et psychosociologues hésitaient à nommer les sujets de leurs enquêtes, les baptisaient tantôt “zupéens”, tantôt “zupistes” voire “zupards” ; c’est qu’avec les ZUP, il ne s’agissait plus comme au sortir de la guerre de reconstruire ce qui avait été détruit, mais d’inventer ce qui serait – non de refaire une France comme neuve mais de rêver d’avenir, on ne disait pas encore disruptifs mais d’être futuristes voire révolutionn…, enfin modernes quoi ; même si de ZUP en ZUP il devenait de plus en plus patent, de plus en plus irrécusable que ce genre de modernité ordonnée au zonage urbain n’allait pas sans tracas ni sans déception, parce qu’on avait eu beau l’accommoder, ce mot, au lexique de la planification territoriale, le plier comme un parapluie dans le zig-zag de son initiale, et couler cette initiale même dans un bloc d’acronyme, le mot de zone revenait avec sa mine de terrain vague, avec ses manières de fortifs et ses airs de périphérie, avec la dangereuse indécision de ses contours, avec les relégations qu’il exerce et les frayages qu’il autorise, de sorte qu’à couvrir la France de ZUP et celles-ci de dalles, de dessertes et de chemins de grues, de rues qui n’en sont pas et de cloisons trop minces, on avait peut-être inconsidérément multiplié les zones, verticalisé l’inhospitalité et densifié l’inhabitable. Et c’est pourquoi, précisément, la Loi d’orientation foncière n°67-1253 du 30 décembre 1967 entreprend de changer de pied, de braquet, de cheval ou son fusil d’épaule en instituant, notez-le, les Zones d’Aménagement Concerté, les ZAC, dans le but avant tout de faciliter le dialogue entre les collectivités publiques et les promoteurs privés : l’extinction des ZUP dans l’éclosion des ZAC, c’est comme la transition paysagée de l’urbanisation gaullienne à l’aménagement pompidolien, la hauteur régalienne du premier traduite en barre d’immeubles, en cités, en étages, l’arrondi gestionnaire du second (Pompidou) étalée au long des routes en ronds points, en parkings, en entrepôts oblongs. Comme dirait Stanley Kubrick dont le film sort, ça tombe bien, en 1968, c’est une odyssée de l’espace : ici les monolithes dressés des barres ; là les monolithes allongés des premiers supermarchés, des premières zones de chalandise vouées à s’étendre à l’infini, vous verrez.

Je vous dis cela parce que si l’incendie de 1968 a pris sur un campus périphérique que jouxtaient alors des bidonvilles, à Nanterre, puis s’est concentré dans un triangle de noms glorieux, Soufflot Gay-Lussac Saint-Michel, la France se hachurait alors d’allées aux toponymes systématiques, figures de la science par paquet de douze, grands peintres au kilomètres, arbres fruitiers, graminées, fleurs, Arago, les Tilleuls — et de “quartiers” aussi, quartiers d’aucune ville, qui n’étaient pas latins. Je vous dis cela parce qu’un événement est toujours arraché au corps-à-corps incertain avec la rationalité gestionnaire comme un zèbre échapperait à ses rayures, et pour cette raison implique, toujours, de reprendre ou de retourner les mots compromis : ne pourrait-on dire, tenez, qu’un un sens mai 68 fut littéralement un genre de “Grand Ensemble” ? Je vous dis cela parce que théorisant bien plus tard le concept de Zone d’Autonomie Temporaire (TAZ, oui, c’est en anglais, ce coup-ci le Z est à la fin mais le Z vient toujours à la fin vous savez ?) le théoricien anarchiste Hakim Bey reconnut en mai 1968 une telle zone, lui reconnaissant avec d’autres insurrections urbaines, je cite “un air finalement commun d’impermanence, une aptitude à bouger, à changer de forme, à se re-localiser dans d’autres universités, d’autres montagnes, des ghettos, des usines, des maisons, des fermes abandonnées, ou même dans d’autres niveaux de réalité”. Je vous dis cela parce que si le classement en Zone d’Aménagement Différé n’intervint que dans un deuxième temps c’est en 1968 qu’une note de l’Organisme régional d’étude et d’aménagement d’aire métropolitaine de Nantes Saint-Nazaire identifie Notre-Dame-des Landes comme le site préférentiel retenu pour un futur aéroport – sans s’attarder à reconnaître son caractère de zone humide.

Je vous dis cela, je ne sais pas : j’aurai cinquante ans cette année, en mai 1968 je patientais dans cette pénombre rouge où l’on est occupé à naître.

Mathieu Potte-Bonneville


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