C’est mon ami Vincent Edin qui, ce matin, attire mon attention sur la notule commise dans le magazine Franc-Tireur par Julia de Funès, douloureuse plumitive dont le profil public indique qu’elle est « philosophe, essayiste et conférencière » – où l’on vérifiera que le titre de philosophe est actuellement plus dévalué que la roupie indonésienne (monnaie dont le taux de change courant est, rappelons-le, de 16.397 IDR pour 1 EUR, cette page entend renouer régulièrement avec sa vocation éducative).
Le thème du billet (pas la coupure de dix mille roupies, la notule de Julia de Funès, suivez un peu, on n’a pas la journée) le thème donc est « le mouvement woke », motif en passe de s’intercaler entre le baromètre des prix de l’immobilier et l’influence de la franc-maçonnerie au panthéon topique des ritournelles éditoriales. Mais sa beauté, sa profondeur presque, tient pour moi tout entière dans l’incipit qui lance la philippique ; relisons-le en long :
« Evidemment, il n’est pas question d’ignorer les difficultés des « trans », des victimes de racisme, de sexisme ou d’homophobie, ni de nier la persécution de certaines minorités ».
Ne m’émerveillent pas seulement, dans cette amorce, les guillemets disposés autour du mot de trans comme une paire de pincettes hygiéniques permettraient de manipuler en toute sécurité un substantif particulièrement suspect ; ni la superbe avec laquelle la double négation « il n’est pas question d’ignorer » brandit l’étendard du déni comme on se ceindrait de sequins pour souligner ses formes (et en ce mois des fiertés, c’est peut-être justice que la verneinung freudienne puisse elle aussi faire une manière de coming out) ; ni la structure concessive de la phrase dans laquelle la reconnaissance de persécutions se trouve insérée, plaçant de l’autre côté de la virgule tout le reste du texte sous l’égide d’un MAIS monumental et souverain, portant plus que jamais à méditer les mots de Ned Stark rapportés par Jon Snow : « Everything before the word « but » is horseshit » (Game of Thrones, saison 7, épisode 1, formule dont on soulignera toutefois qu’elle n’exclut pas que ce qui suit le mot « but » soit également de la même farine, et quand j’écris farine je me comprends).
Non, ce qui m’émerveille dans cet « évidemment, virgule », c’est le choix de ce premier mot qui, donnant à l’évidence une tournure adverbiale, rejoint d’un trait le coeur du litige : l’idée qu’il y aurait en matière de discriminations des évidences allant s’imposant d’elles-mêmes, autrement dit que le seuil des atteintes acceptables, des comportements stigmatisants, des allusions blessantes, des relégations iniques serait susceptible d’être déterminé indépendamment de tout point de vue particulier. Dire que la mesure de la gravité de ces atteintes aux personnes relève de l’évidence, c’est soutenir que l’exercice de la conscience attentive s’y contente d’identifier ce qui se laisse reconnaître de soi, selon la logique d’une autodésignation du vrai que résume assez bien la formule de Spinoza : verum index sui ; cela revient encore à soutenir, comme l’écrit plus loin J. de Funès, que chaque sujet est à même de faire « la part des choses », aux deux sens du génitif, c’est-à-dire en séparant les choses à raison de la manière dont celles-ci diffèreraient en nature, comme « la défense juste et l’idéologie intransigeante », ou « le respect de l’autre et l’obsession identitaire ».
L’incipit de ce texte ne relève donc pas seulement de la rhétorique paresseuse ou de la concession de pure forme : un manifeste s’y faufile, opposant l’objectivité d’une évidence de surplomb à l’idée que ce partage pourrait bien être, au contraire, l’objet d’une contestation politique où la neutralité des positions depuis lesquelles on parle se trouverait mise en question, si d’aventure il s’avérait que les premier.es concerné.es entendent à leur tour déplacer les bornes de ce qui est évident et de ce qui ne l’est pas, et si sous l’excès de sensibilité stigmatisé par J. de Funès perçait la revendication d’un autre partage du sensible. Que le texte se montre, in fine, plus inquiet des « persécutions sans fin » que la lutte contre les discriminations pourrait faire naître, qu’attentif à « la persécution de certaines minorités » qu’il concédait initialement, n’étonne guère : c’est que l’évidence a ses gardiens, ses rentiers et ses préposés, lesquels tendent à croire qu’il suffit de se jucher sur la colonne de l’éditorialiste pour adopter le point de vue de Sirius.
En fin de compte, alors, peut-être ce pauvre texte permet-il contre toute attente de définir enfin le mot « woke » : être woke, ce serait faire en sorte que cette colonne vacille, que s’efface à-demi la ligne distribuant de part et d’autre l’évidence raisonnable et la sensibilité excessive, que l’on ne sache plus très bien en bref où placer la virgule.