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Franchir le pas - Actualité de la transgression.
Posted in Autour de Foucault, Autour du politique, Non classé 46 min read
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Poitiers, 10e Rencontres Michel Foucault, 2021. Conférence inaugurale.

Pour Maggie Nelson.

Avant d’aborder les enjeux moraux et politiques, mais aussi artistiques, littéraires ou philosophiques que la notion de transgression semble spontanément charrier avec elle, vous me pardonnerez de faire un bref détour par la géographie physique. 

Parmi les métaphores que Michel Foucault mobilise pour caractériser les effets de ce qu’il nomme son “archéologie”, on trouve celle-ci, au seuil des Mots et les choses :

En essayant de remettre au jour cette profonde dénivellation de la culture occidentale, c’est à notre sol silencieux et naïvement immobile que nous rendons ses ruptures, son instabilité, ses failles ; et c’est lui qui s’inquiète à nouveau sous nos pas.

Cette image prépare, bien sûr, une autre image beaucoup plus connue, qui elle intervient aux toutes dernières lignes du livre : 

L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître (…si) elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIe siècle le sol de la pensée classique –, alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable.

Les Mots et les choses est donc un livre qui s’ouvre quand le sol s’inquiète, et qui se clôt quand la mer monte. Cette image n’est pas isolée chez Foucault : elle revient périodiquement, depuis les textes consacrés dans les années 1960 à la littérature et au nouveau roman (Foucault évoque alors “un sol qui est une absence de sol”), jusqu’à ce cours au Collège de France de 1976, intitulé Il faut défendre la société, et qui s’ouvre sur ce que Foucault nomme alors “depuis dix ou quinze ans, l’immense et proliférante criticabilité des choses, des institutions, des pratiques, des discours ; une sorte de friabilité générale des sols, même et peut-être les plus familiers, les plus solides et les plus prochains”.

Voilà donc que, régulièrement sous la plume de Foucault le sol s’éclipse, s’inquiète, s’érode ou se dérobe. Dans le contexte intellectuel particulier qui entoure son oeuvre, l’intention de cette image évoque les opérations de fouilles que suggère le mot d’archéologie, et pointe à la fois vers la question phénoménologique de savoir si l’expérience se laisse enraciner dans un soubassement premier extérieur ou antérieur à la conscience (du Husserl de La Terre ne se meut pas, au Heidegger en quête d’un Ur-Grund) ; et vers la manière dont la psychanalyse se veut désenfouissement de l’inconscient, décrit par Freud comme une ville sous la ville. Voilà les terrains sur lesquels s’élève cette image des sols.

Reste que le propre des images est de dériver parfois très loin des contextes qui leur ont donné naissance, et d’aborder d’autres rivages. Cette image du sol qui s’inquiète sous nos pas m’est revenue, je l’avoue, en découvrant voici quelques jours le message adressé par Simon Kofe, ministre des affaires étrangères des îles Tuvalu, aux délégués rassemblés à Glasgow pour la COP 26 : l’intervention de Simon Kofe prenait la forme, vous l’avez peut-être vu, d’une allocution enregistrée depuis son archipel de l’océan Pacifique. L’allocution était d’abord filmée très classiquement en plan serré ; mais à mesure que la caméra reculait, elle laissait apparaître le Ministre debout dans l’eau jusqu’à mi-cuisses, appuyé à un pupitre lui-même en partie immergé. L’effacement de l’homme comme un visage sur le sable qui disparaît à marée montante, l’inquiétude des sols prenaient, avec ce témoignage sur les effets du réchauffement climatique, un sens redoutablement littéral. Ce sens n’était pas étranger d’ailleurs à ce que Foucault nomme “l’ébranlement des discours” : dans le même mouvement où la mise en scène entendait appuyer et renforcer le cri d’alarme poussé par le Ministre, ou elle allait en d’autres termes dans le sens de son discours, elle mettait en cause la forme même de ce discours, soulignait l’inadéquation croissante entre la dramaturgie politique, pupitre devant, drapeau derrière, et les événements climatiques extrêmes qui rendaient cette exhibition des signes de la souveraineté, cette séparation entre la scène politique et son inscription dans un environnement non-humain, tout à la fois obscène et ridicule. On voyait s’établir un rapport direct entre l’inquiétude du sol, disparu sous l’eau du Pacifique, et “l’immense criticabilité des choses, des institutions, des pratiques, des discours”, affaiblis et érodés non par la volonté maligne d’intellectuels acharnés à en déconstruire la légitimité, mais par un mouvement inexorable comme la marée montante, mouvement qu’il faut de plus en plus d’aveuglement et d’oeillères, ou disons des plans cadrés de plus en plus serrés, pour ne pas apercevoir.

Or, et c’est ici que je souhaitais vous entretenir de géographie physique, une transgression, c’est très exactement cela. En géologie, on appelle “transgression marine” l’avancée du trait de côte sur le continent, provoquée par une élévation relative du niveau de la mer : le géographe Yves Cazaux nous rappelle ainsi que la dernière grande transgression marine, dite transgression flandrienne, s’est déclenchée il y a environ 19 000 ans suite au réchauffement climatique, à la fin de la dernière glaciation de Würm. La disparition définitive des inlandsis fennoscandien et laurentien a provoqué une montée du niveau de la mer d’environ 120 m, soit une vitesse de 10 m par millénaire. C’est l’occasion d’indiquer que le niveau de la mer a augmenté plus rapidement durant les 100 dernières années que durant les 6000 années précédentes. 

De cela, bien entendu, il n’est nullement question chez Michel Foucault, et on chercherait en vain dans son oeuvre la moindre trace de préoccupation pour les atteintes à l’environnement. Ce qui par contre s’indique chez lui au travers des métaphores que j’évoquais, et qui peut être utile dans la situation présente, c’est cette idée selon laquelle la transgression n’est pas, ou pas seulement, quelque chose que que nous commettons de notre seule initiative, en laquelle nous pourrions reconnaître la trace de notre liberté souveraine, qui atteste de notre supériorité sur l’ordre établi et de la transcendance de notre volonté sur les choses ; c’est cette idée que la transgression est aussi bien quelque chose qui nous arrive, qui vient destabiliser l’ensemble de nos repères et évider le sens des mots que nous avons à la bouche. 

Bien entendu, disant cela, je ne nie pas que l’accélération de la montée des eaux soit l’effet direct de l’intensification des émissions de CO2 par les activités humaines ; à ce titre, nous en sommes responsables, et on pourrait même appliquer aisément à la conjoncture présente un schéma somme toute classique, si familier aux Grecs, schéma selon lequel l’homme transgresse l’ordre naturel en faisant preuve d’hubris, et déclenche en retour une punition cataclysmique. 

Il me semble toutefois que, l’autre jour, dans l’image de cet homme cravaté plongé jusqu’à mi-cuisse dans les eaux du Pacifique, se laissait discerner un autre aspect de l’expérience présente : car à s’en tenir au ras de la situation dans laquelle nous sommes immergés, ce sont bien les choses extérieures ou supposées telles qui désormais transgressent – la mer qui déborde, le trait de côté qui recule, les feux qui gagnent, les icebergs qui fondent et le désert qui croît ; et face à cette transgression devenue non expression immédiate de la liberté humaine mais manifestation ou réplique du monde lui-même, le défi serait d’inventer une tout autre manière de vouloir ; une manière de vouloir qui n’en passe plus par la transgression, autrement dit qui pour s’éprouver volontaire n’exige plus le franchissement des limites, mais se recourbe au contraire vers le monde où nous sommes commis à vivre. L’historienne des sciences Frédérique Aït-Touati souligne à ce propos que dans l’imaginaire classique, celui qui naît avec la physique et la cosmologie moderne, vouloir, c’est franchir : l’expansion coloniale et la représentation du ciel déteignent l’une sur l’autre et de chaque côté, il n’est plus question que de conquêtes et de frontières : « Plus Ultra », toujours plus loin, telle est la devise que Bacon donne comme programme à la science moderne, en reprenant la devise de l’empereur conquérant Charles Quint. Vouloir, c’est alors repousser les frontières, autrement dit trangresser les limites, et la volonté de savoir est “comme une flèche qui va vers le nouveau monde, puis vers le ciel”. Or, avec la découverte de ce que le monde habitable est à la fois précaire et étroit, avec la mise en lumière de cette “zone critique” qui va de la mince couche de sol cultivable déposée à la surface du globe à la stratosphère, toute la question aujourd’hui devient de savoir comment réorienter la flèche, comment découpler l’exercice de la volonté de cet imaginaire transperçant, comment réorienter notre désir et notre soin vers cet espace vivable aujourd’hui à la fois menaçant et menacé. 

Pour le dire autrement, si du côté de ses conditions l’anthropocène peut être lue comme l’effet d’une trangression humaine commise sur l’ordre du monde, du côté de ses effets et de ses implications, l’urgence environnementale fait naître une conjoncture à fronts renversés, conjoncture où face aux ravages d’un monde devenu transgressif et désordonné il s’agirait de désapprendre à franchir, à transpercer, à traverser, pour se mettre à désirer autrement, pour se désaccoutumer à lire dans la transgression des limites le signe le plus sûr de notre capacité à vouloir. Ce n’est pas que la transgression déplace les frontières, comme à l’ordinaire ; c’est, plus étrangement, que quelque chose de la transgression, de ce que nous avions l’habitude de nommer ou de penser sous cette catégorie, s’est discrètement remis en mouvement et présente un profil que nous ne lui connaissions pas. Pour le coup, comme dirait Michel Foucault, le sol s’inquiète sous nos pas.

*

Si l’on se tourne maintenant vers des rivages mieux repérés ou davantage arpentés, vers des pans du débat public où la notion de trangression prend des accents plus familiers, il n’est pas certain que nous y retrouvions aisément nos repères. Dans ce domaine-là, on peut avoir d’abord, le sentiment embarrassant que revendiquer la trangression et l’opposition résolue aux bonnes moeurs ne revient plus forcément à se ranger dans le camp de celles et ceux qui sont discriminés, méprisés ou opprimés par d’autres, et qui entendent mettre en cause l’ordre social, parce que celui-ci contribue à entretenir cette injustice. Il arrive de plus en plus souvent qu’au travers de cette même revendication certains entendent faire valoir leur droit à discriminer, à mépriser ou à opprimer d’autres, à leur faire violence, et entendent faire apparaître les entraves mises à ce droit comme une forme d’injustice. Le dessinateur de presse Pascal Gros le résume bien mieux que mes formules abstraites ne peuvent le faire au travers d’une caricature qui apparaît et disparaît régulièrement sur les réseaux sociaux : on y voit, de part et d’autre d’une petite table sur laquelle est posée un présentoir soutenant un livre (couverture blanche, bandeau rouge) un critique et un écrivain – le premier disant au second “Vous êtes raciste, antisémite, misogyne, homophobe et con”, à quoi l’écrivain qu’on imagine à succès (après tout, il publie chez Gallimard) répond “Oui, euh, je préfère me définir comme “rebelle politiquement incorrect””. L’Incorrect c’est d’ailleurs, vous le savez, le titre d’un magazine lancé en 2017 et qui entend se faire l’écho de la ligne “conservatrice” et “identitaire” de Marion Maréchal-Le Pen, et – meme si nous devrions nous souvenir que la sainte alliance des culs-serrés et de la canaille est l’une des conditions de possibilité historiques du fascisme, nous sommes si accoutumés à associer les mots “conservateur”, “identitaire” et “transgressif” ou “incorrect” que nous négligeons de nous arrêter sur l’étrangeté de cet attelage.

Faut-il conclure, alors, que le geste et la rhétorique de la transgression seraient simplement passés avec armes et bagages du côté d’une pensée conservatrice se vivant elle-même comme minoritaire et opprimée, ou jouant stratégiquement de la revendication de liberté (et singulièrement de liberté d’expression) contre les exigences d’égalité qui proscrivent les discours et les attitudes discriminatoires ? En réalité, c’est un peu plus compliqué : car les mêmes voix peuvent, d’un côté, protester contre la multiplication des entraves mises à l’exercice de leur liberté en se posant comme remparts contre une censure généralisée, et en revendiquant le droit à briser les codes, et de l’autre côté, s’inquiéter de la généralisation du geste transgressif, geste dont elles font le symptôme d’une culture ne trouvant plus ses marques que dans la contestation de ses propres repères. Le parcours d’une sociologue comme Nathalie Heinich est à ce titre exemplaire : dans son ouvrage intitulé Le Paradigme de l’art contemporain, Nathalie Heinich entend montrer comment l’art s’est entièrement redéfini autour de la transgression, une oeuvre ne trouvant selon elle de valeur que dans la manière originale dont elle met en question les limites externes ou internes circonscrivant la pratique artistique : à ce titre, notre époque serait celle de la transgression devenue obligatoire, au risque évidemment de s’épuiser dans la répétition, dans la redite ou dans l’affadissement de postures transgressives devenues stéréotypées. Simultanément toutefois, à cette inquiétude vis-à-vis de la généralisation de la transgression répond chez Nathalie Heinich une inquiétude d’allure inverse, qui vise la multiplication des contraintes dont se rendraient responsables dans le champ intellectuel et culturel certains groupes minoritaires, sous prétexte d’émancipation : à en croire Nathalie Heinich, s’exercerait à l’Université, dans le champ artistique et dans le débat public, une cancel culture venant borner la liberté d’expression de manière intolérable – diagnostic qui conduit assez logiquement à l’éloge de la liberté d’offenser. La difficulté d’une telle position apparaît évidemment lorsque les deux perspectives se croisent, par exemple lorsque certaines stratégies des militant.e.s, face à qui on brandit le droit à la transgression, prennent elles-mêmes la forme de transgressions que l’on estime alors intolérables. C’est, à mon sens, ce qui explique l’irritation particulière que suscite l’écriture inclusive : la virulence de cette critique, l’horreur sacrée que suscite l’écriture inclusive, a quelque chose d’un embarras. Et c’est en effet une posture inconfortable que celle des adversaires de l’écriture inclusive : elle consiste à rappeler au respect de règles intangibles, celles de l’orthographe, des militant.e.s à qui l’on reproche d’ériger des règles intangibles ; et ce contrepied présente aussi le risque rappeler que la “censure” qu’on leur reproche d’exercer est, d’abord, la transgression de certaines formes de silenciation sociale, incorrection dont on entend soi-même faire l’éloge. Lorsqu’on se revendique incorrect, corriger n’est pas chose facile.

Reste que, dans ce domaine-là aussi (comme je le soulignais tout à l’heure à propos de l’urgence environnementale), une certaine familiarité s’est rompue avec l’idée de transgression. Car si je viens de souligner les contradictions qui peuvent travailler le camp conservateur, on pourrait à l’inverse se demander, en miroir, dans quelle mesure il est encore possible de faire coexister transgression, création et émancipation. Cette conjonction perd de son évidence dans un contexte où d’une part la rhétorique transgressive est si souvent mobilisée pour reconduire les ordres anciens (dans ce qu’on pourrait appeler l’incorrection conservatrice), et où d’autre part on plaide pour davantage de responsabilité des artistes, des auteurs, mais aussi bien des institutions muséales vis-à-vis de ce qu’ils ou elles disent, montrent, exposent ou défendent. Si l’urgence environnementale appelait, tout à l’heure, à nous demander dans quelle mesure on peut découpler l’acte de vouloir des imaginaires de la percée, le féminisme contemporain ou les prises de parole des populations minorisées invitent effectivement à interroger l’évidence du lien entre l’acte créateur et le geste transgressif. Et nous sommes si profondément attachés à cette relation, si intimement convaincus qu’il n’est pas de vouloir véritable, ni de création véritable, ni d’émancipation véritable sans ce vertige d’un affrontement avec les limites de la volonté, de la création et de la liberté, nous en sommes si convaincus que la simple idée de voir ce lien se défaire ou se compliquer suffit à susciter un autre genre de vertige – comme si, une fois encore, le sol se dérobait sous nos pieds.

Il me semble qu’entretenir cet autre genre de vertige, ne pas le laisser se dissiper trop vite, est aujourd’hui la meilleure raison de lire Michel Foucault et de le regarder d’un peu près se débattre avec la transgression – avec le mot comme avec la chose. L’intérêt des textes de Foucault à cet égard ne vient pas du fait qu’en abordant tour à tour la folie, la prison ou la sexualité, en convoquant Sade, Bataille ou Artaud, ils nous permettraient de retremper notre confiance dans le bien-fondé d’une pensée qui s’affranchit de tous les codes, excède perpétuellement toutes les limites, même et surtout les limites qu’elle s’est posée (“Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil” écrit Foucault dans L’Archéologie du savoir). Non, on peut lire Foucault comme il le préconisait lui-même, en pratiquant une “morale de l’inconfort” : en suivant comme une nervure sinueuse la manière dont, d’un bout à l’autre de son oeuvre, la transgression est et demeure un problème, un horizon dont il est aussi impossible de se satisfaire que de se défaire. Si la critique est, selon la formule proposée par Foucault dans un entretien de 1981, l’art de “rendre difficiles les gestes trop faciles”, on peut dire que la critique pratiquée par Foucault touche à la transgression, mais aux deux sens de l’expression : elle la jouxte, la côtoie, lui emprunte son allure corrosive et dangereuse, se règle peut-être, on va le voir, sur elle comme sur une sorte de guide pour explorer l’histoire ; mais aussi, la critique peut et doit viser la transgression, elle atteint ou attente à la transgression, elle en écorne la pureté ou la légende noire, elle décape en elle ce qu’il peut y avoir de facilité, elle la réinscrit dans une certaine mesure dans une histoire dont la transgression prétend s’affranchir souverainement. 

*

Tentons de caractériser cette dualité, à mon avis centrale dans l’archéologie de Foucault, par approches successives. Au plus général, considérée d’assez loin, l’oeuvre de Michel Foucault semble parcourue d’une tension essentielle, qui apparaît clairement si l’on confronte par exemple le titre du long texte que Foucault consacre à Maurice Blanchot en 1966, “La pensée du dehors”, à cette sentence lapidaire, formulée en 1976 :

C’est une illusion de croire que la folie […] nous parle à partir d’une extériorité absolue. Rien n’est plus intérieur à notre société, rien n’est plus intérieur aux effets de pouvoir que le malheur d’un fou ou la violence d’un criminel. Autrement dit, on est toujours à l’intérieur. La marge est un mythe. La parole du dehors est un rêve.

Prenons la mesure de cette contradiction : pour une part, Foucault est ce philosophe pour lequel l’enquête sur les concepts directeurs de l’expérience et de la culture (disons, dans le désordre, la raison, la vie, le droit, le savoir…) n’est possible qu’à la condition d’introduire dans le jeu certains objets brûlants, des objets que ces mêmes instances entendent repousser sur leurs marges, considérer à la fois comme indésirables et comme inessentiels. Dans un très beau texte publié en 1996, le philosophe Patrice Loraux écrit à ce propos : 

Je vais travailler pour ce faire sur quatre mots, quatre positivités que l’on peut reconnaître tout de suite comme étant majeures dans l’oeuvre de Foucault : la folie, la maladie, le crime, le plaisir. (…) Vous aurez beau vous y prendre comme vous voulez, vous ne pourrez jamais parvenir à les réduire de quelque manière que ce soit. Or la réduction, on le sait, est l’une des grandes opérations de la philosophie, de la phénoménologie en particulier (…). (la réduction) comporte un enjeu de taille : elle protège le penseur. Elle tend à annuler et à neutraliser ce qui pourrait faire effet en retour sur lui.

La remarque de Loraux souligne que la transgression n’est pas pour Foucault un objet parmi d’autres, dont il traite par exemple à propos de Georges Bataille, mais d’abord une opération, ou une série d’opérations enchâssées : premièrement, déplacer le regard de l’instance que la tradition philosophique a élu comme son objet, vers son contrepoint mineur (la folie plutôt que la raison, la maladie plutôt que la vie, le crime plutôt que le droit, le plaisir plutôt que le désir) ; deuxièmement, ne pas tenter de fixer une essence de la folie, de la maladie, etc, mais montrer plutôt comment la prise en compte de cette dimension-là perturbe et destabilise toute tentative pour poser une essence de la raison, du droit, de l’anthropologie, les fait basculer du ciel des idées vers l’élément de l’histoire – parce que l’histoire de la raison c’est l’histoire d’une conjuration perpétuellement relancée et manquée, c’est l’histoire de qu’elle ne cesse de définir, d’échouer à définir et de redéfinir comme la folie – ; troisièmement, ne pas se considérer soi-même hors du jeu ou au-dessus du jeu, mais admettre que le sujet qui philosophe est lui-même exposé à la menace de ces objets perturbants (ce qui conduit à l’occasion Foucault à décrire ses ouvrages comme autant de “fragments d’autobiographie”). A ce titre, on pourrait dire que le projet d’une “histoire des limites” défini par Foucault dans la première préface de l’Histoire de la folie est, et demeure, l’une des clefs de l’oeuvre : 

On pourrait faire une histoire des limites – de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu’accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour l’Exterieur ; et tout au long de son histoire, ce vide creusé, cet espace blanc par lequel elle s’isole la désigne tout autant que ses valeurs.

Cette définition, ce projet d’une histoire des limites, ne vaut pas seulement pour le premier grand livre de Michel Foucault – il faut ici rappeler qu’en 1981, il définit encore la critique comme “l’analyse des limites et la réflexion sur elles” ; or on peut se souvenir que, dans l’analyse que Foucault propose de la transgression chez Georges Bataille, celle-ci est entièrement prise dans son entrelacement, dans un jeu avec les limites qu’elle conteste :

La transgression est un geste qui concerne la limite ; c’est là, en cette minceur de ligne, que se manifeste l’éclair de son passage, mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine même. (..) Le jeu des limites et de la transgression semble être régi par une obstination simple : la transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau jusqu’à l’horizon de l’infranchissable.

Il n’y a donc d’histoire des limites possibles que dans une proximité avec la transgression, en droit (il n’y a de limite que là où il y a une transgression possible, et réciproquement) et en fait (nous ne pouvons voir les limites que là où la transgression vient les frapper et les faire apparaître). Pour l’archéologie, la transgression a valeur de boussole parce qu’elle vient révéler l’envers, les bords de ce qui en soi se prétend illimité – c’est la transgression d’Antonin Artaud, de Nietzsche, de Gérard de Nerval, de Van Gogh (liste maintes fois égrenée par Foucault dans la dernière section de l’Histoire de la folie à l’âge classique) qui permet de retourner la raison sur sa doublure, de passer de l’histoire de la philo à l’histoire de la folie

Toutefois, ce qui est réversible est toujours susceptible d’être de nouveau retourné, renversé. Si les limites n’apparaissent que là où la transgression les fait miroiter, et si la transgression en retour doit pour s’exercer trouver une limite à contester et à franchir, alors ce jeu n’est pas forcément ce qui va nous permettre de passer à l’extérieur de notre régime de pensée, pour en apercevoir l’étroitesse historique, mais ce qui peut nous replonger à l’intérieur de la configuration de savoir, et d’autant plus certainement que nous pensions en sortir ou lui échapper avec fracas. Lorsque Foucault écrit : “la marge est un mythe, le dehors est un rêve”, il ne faut pas y voir une marque de désillusion ou l’effet d’un découragement passager, mais un risque enveloppé dans le jeu de la transgression elle-même – le risque que le risque, ou que la prise de risque, ne soit qu’en trompe-l’oeil parce qu’elle doit son existence à la position d’une limite qu’elle confirme en la refusant. De ce point de vue, au lyrisme de l’Histoire de la folie ou de la lecture de Bataille répond, en 1976, l’ironie avec laquelle Foucault dans La Volonté de savoir décrit la posture de celui qui entend transgresser les interdits en matière de sexualité, contester en acte la répression qui s’abat sur le sexe :

Il y a peut-être une autre raison qui rend pour nous si gratifiant de formuler en termes de répression les rapports du sexe et du pouvoir : ce qu’on pourrait appeler le bénéfice du locuteur. Si le sexe est réprimé, c’est-à-dire voué à la prohibition, à l’inexistence et au mutisme, le seul fait d’en parler, et de parler de sa répression, a comme une allure de transgression délibérée. Qui tient ce langage se met jusqu’à un certain point hors pouvoir il bouscule la loi; il anticipe, tant soit peu, la liberté future. De là cette solennité avec laquelle aujourd’hui, on parle du sexe.(…) Depuis des dizaines d’années, nous n’en parlons guère sans prendre un peu la pose : conscience de braver l’ordre établi, ton de voix qui montre qu’on se sait subversif, ardeur à conjurer le présent et à appeler un avenir dont on pense bien contribuer à hâter le jour.

A travers ces lignes mordantes, le propos de Foucault est triple : premièrement, l’intensité et la fréquence avec laquelle nous nous dressons pour parler du sexe porte à douter de la réalité de la répression contre laquelle on s’insurge ; deuxièmement, l’invocation de cette répression supposée est même ce qui rend possible et désirable (par la posture héroïque qu’elle nous permet de prendre) la multiplication des discours sur le sexe, l’interdit ou la supposition de l’interdit est ce qui permet d’en parler davantage (tout en rendant la chose d’autant plus excitante) ; troisièmement, pris dans cette spirale, nous nous convainquons que le pouvoir s’exerce sur la sexualité sous les formes de la loi, de l’interdit et de la répression, alors que le véritable pouvoir circule peut-être dans les multiples incitations à expliciter notre sexualité, à la mettre en discours, jusques et y compris dans les discours qui se prétendent transgressifs. 

Une parenthèse ici. J’avoue qu’en relisant ces lignes de La Volonté de savoir j’ai éclaté de rire, en réalisant que Foucault avait donné par anticipation la meilleure analyse possible de la complainte contemporaine selon laquelle “on ne peut plus rien dire”. Faites l’exercice : remplacez, dans l’extrait que je viens de citer, “sexe” par “problème avec les musulmans”… Non seulement on ne peut plus rien dire, mais on le dit souvent ; et non seulement cela, mais c’est en affirmant que l’on ne peut pas en parler qu’on peut le dire le plus souvent possible ; et ce que l’on est censé ne pas pouvoir dire finit par exercer un pouvoir bien plus considérable que la chape de plomb supposée dont ce discours se dit victime. 

Voilà en tout cas le problème, ou la ligne de faille qui traverse de part en part l’oeuvre de Foucault : avec une égale rigueur philosophique, avec le même sérieux et la même nécessité, l’éloge lyrique de la transgression, comme fil conducteur d’une histoire des limites, permettant d’apercevoir le dehors de notre propre histoire, y coexiste avec la contestation ironique de la transgression, comme mécanisme intérieur à l’exercice du pouvoir, ne dressant l’illusion d’une limite que pour mieux nous reconduire au centre de notre propre formation de discours.

Cela, c’est la manière dont les choses se présentent de loin. Approchons-nous : cette tension, il est tentant d’essayer de la réduire en y voyant l’effet d’un changement de perspectives, d’un déplacement historique dans la réflexion de Foucault – c’est tentant, et cela fonctionne un peu. Il y a bien, sur le sujet de la transgression, un déplacement d’accent assez net entre le Foucault des années 1960 et celui des années 1970. A mesure que la généalogie du pouvoir se substitue à l’archéologie du savoir, à mesure aussi que l’attention aux événements politiques contemporains vient ponctuer les enquêtes sur le passé et leur servir de boussole (fonction que, d’une certaine manière, Foucault confiait jusqu’alors à la littérature), la place et le crédit accordés à la transgression vont eux aussi changer. On trouve une trace très claire de ce changement d’accent dans un entretien que Foucault donne au Japon, en 1970. Interrogé sur le rapport entre transgression et littérature, Foucault va soutenir successivement deux thèses, de prime abord assez contradictoires :

“A mon avis, l’acte d’écrire – un acte mis en dehors du système socio-économique, tel que la circulation, la formation des valeurs – fonctionnait jusqu’ici, par son existence même, comme une force de contestation à l’égard de la société. Cela n’a pas de rapport avec la position politique de celui qui écrit. (…) Sade avait beau être anarchiste, il était avant tout aristocrate (…) Flaubert avait, en son for intérieur, des opinions bourgeoises (…) pourtant, surle plan de la critqiue de la société européenne, l’écriture de Sade et de Flaubert a joué un rôle que les textes bien plus gauchisants de Jules Vallès n’auraient jamais pu jouer. Par conséquent, on peut dire que c’est l’écriture, par le fait même qde son existence, qui a pu maintenir pendant cent cinquante ans au moins sa fonction subversive”.

“La littérature devient un lieu où la transgression peut être accomplie à l’infini. (…) Mais en même temps, dans notre société, la littérature est devenue une institution dans laquelle la trangression qui serait partout impossible devient possible. C’est pourquoi la société bourgeoise se montre tout à fait tolérante à l’égard de ce qui se passe dans la littérature. En quelque sorte, la ilttérature est admise dans la socité bourgeoise précisément parce qu’elle a été digérée et assimilée”.

La première thèse, on le voit, consiste à défendre le caractère intrinsèquement transgressif de la littérature, comprise comme expérience avec le langage, et à la défendre contre toute tentative pour enrôler la littérature dans un projet de contestation politique ; la seconde thèse, par contre, vient relativiser la transgression littéraire vis-à-vis de la contestation politique (et des formes révolutionnaires que prend celle-ci dans l’immédiat après-mai 1968) en soulignant le caractère inoffensif de ce qu’on pourrait appeler une transgression de papier. Foucault donne à ce renversement une justification historique : l’événement de mai aurait rendu caduque la transgression littéraire. Mais on n’est pas obligé de le croire : il s’agit peut-être tout autant d’un basculement dans l’histoire de sa propre pensée. En tout cas, on voit bien comment, d’une affirmation à l’autre, la perspective bascule : ce que soutient alors Foucault, c’est que la modernité a ménagé en son propre sein un espace où l’expérimentation avec le langage peut faire signe vers une extériorité radicale ; si on la considère pour elle-même, et encore qu’elle soit parfaitement intégrée à l’économie des discours modernes, la littérature d’un Sade ou d’un Flaubert est bel et bien cette traversée, cette transgression radicale qu’elle prétend être – mais cette percée s’accomplit dans un champ de la littérature devenu de plus en plus clos et neutralisé. La littérature est ce champ clos où s’accomplit une pensée du dehors. Au passage, vous noterez qu’il est tout à fait possible de prendre appui sur ce texte pour ranger Foucault parmi les auteurs pour lesquels la séparation est radicale entre la liberté de l’écriture et les contraintes de son entour, entre l’homme et l’artiste ; mais pour cette raison même, on peut aussi considérer qu’une littérature qui se contente de prendre appui sur cette séparation (pour plaider l’indépendance de l’écriture vis-à-vis des normes sociales et l’indifférence du comportement de l’auteur vis-à-vis de ce qu’il écrit), une littérature qui ne déplace en rien cette clôture et la tient pour acquise, est la définition même pour Foucault de la neutralisation bourgeoise de l’écriture. Car, politiquement, c’est à l’extérieur de cet enclos, c’est au-dehors de la littérature que les choses sérieuses se passent, que les contestations réelles s’organisent. Mais alors, si l’on veut s’orienter et agir dans cet espace nouveau, ce n’est plus la catégorie de transgression telle que la littérature a permis de la définir qui pourra servir de règle. 

De ce fait, de Surveiller et punir à La Volonté de savoir et aux cours au Collège de France qui suivront, plus Foucault explorera pour elles-mêmes les formes d’exercice du pouvoir, et plus il s’efforcera de montrer en quel sens la normalisation moderne s’organise selon d’autres coordonnées que celle que la trangression présuppose, très loin des trônes et des autels que Sade ou Bataille entendaient profaner : le pouvoir moderne, dira-t-il, n’a pas la verticalité d’une loi qui séparerait le permis du défendu, il prend la forme horizontale de multiples normes distribuant la gradation et la taxinomie des déviances ; plutôt que de se se figurer une répression édictée par une autorité souveraine, il faut comprendre la façon dont la gouvernementalité biopolitique vise à inciter et à orienter les conduites. Dans cet horizon, sur ce plan de pensée où Foucault va installer sa généalogie du pouvoir, la transgression ne va cesser d’apparaître de plus en plus anachronique (elle renvoie à un régime de pouvoir que Foucault indexe à l’âge classique, plutôt qu’à la modernité), déconnectée (si elle se situe dans le seul champ littéraire) voire contre-productive, c’est-à-dire relançant les mécanismes de production de pouvoir qu’elle est censée attaquer – le même Marquis de Sade qui, en 1964, apparaissait comme la contre-épreuve du savoir moderne est qualifié par Foucault de “sergent du sexe” en 1975. En ce sens, on peut dire par exemple que prétendre “transgresser la biopolitique” revient à se tromper de registre et d’époque (c’est une leçon qu’un certain nombre de postures politiques apparues depuis le début de la crise COVID me paraissent illustrer). 

*

Voilà donc le tableau, si on le scrute d’un peu plus près, et ce tableau est instructif : il nous alerte sur la compatibilité d’une certaine conception de l’absolu littéraire, avec le maintien des formes de domination en place ; il nous suggère que l’éloge de la transgression et la critique politique des assignations normatives appartiennent peut-être à deux registres de pensée profondément disparates, de telle sorte que le premier n’est pas la meilleure manière de s’émanciper des secondes. En même temps – et c’est toujours le risque lorsqu’on rapproche le regard – certains détails s’insèrent mal dans ce récit d’une trajectoire rectiligne où, en passant du savoir au pouvoir et de la littérature à la politique, Foucault aurait simplement cessé de recourir au paradigme de la transgression. Car si “le dehors est un rêve”, il faut bien reconnaître que certains lambeaux de ce rêve persistent très tard, et même jusqu’au bout dans sa pensée, nullement dissipés par le grand jour de la lucidité politique. Définissant à la veille de sa mort la tâche critique telle qu’il l’entend, et après avoir rappelé que pour Kant l’Aufklärung est une ausgang, une issue, Foucault propose d’en rectifier le projet de la manière suivante :

Si la question kantienne était de savoir quelles limites la connaissance doit renoncer à franchir, il me semble que la question critique, aujourd’hui, doit être retournée en question positive : dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est singulier, contingent, dû à des contraintes arbitraires. Il s’agit en somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible.

Il est saisissant de voir revenir, dans ce texte tardif, le motif des limites autour duquel s’organisait beaucoup plus tôt (on l’a vu) la réflexion sur le statut de la transgression ; de voir, surtout, ce “franchissement possible” s’énoncer là où on pensait avoir compris qu’il fallait, pour entrer dans la bataille politique, se savoir pris dans un réseau de pouvoir sans dehors, et s’affranchir du désir de franchir. Ne pas franchir / franchir le pas : une part de la pensée de Foucault, et de la fécondité de cette pensée, tient à cette tension irrésolue où l’analyse politique dissipe continûment les prestiges de la traversée, mais où l’exigence de rompre les amarres survit à cette dissipation, voire s’y aiguise, et aiguillonne ou polarise cette analyse elle-même (peut-être la formule dont Maurice Blanchot avait fait le titre de l’un de ses livres touche-t-elle, dans son double sens, au coeur de ce que je tente de dire : la pensée de Foucault est un pas au-delà). La question qui se pose, du coup, est de savoir quelles formes peut prendre la persistance de ce motif, “franchir le pas”, dans l’économie d’une pensée qui lui refuse, pour aller très vite, l’horizon et la promesse d’une transcendance quelconque. Je voudrais conclure ce repérage provisoire par quelques indications à ce propos, quelques passages de l’oeuvre où ce motif me paraît saillir.

Il y a d’abord cette catégorie curieuse que Foucault introduit, au moment même où il opère ce tournant politique qui le conduira à écrire Surveiller et punir : l’intolérance, l’intolérable. Lors de la création du Groupe Information Prisons, les questionnaires distribués par les militants devant les centres pénitentiaires, dans les files d’attente des familles attendant un parloir, s’intitulaient des “enquêtes – intolérance”, et à un journaliste du Journal de Genève qui l’interroge sur ses “opinions personnelles sur le problème que crée l’existence des prisons”, Foucault répond :

Je n’en ai pas. Je suis là pour recueillir des documents, les diffuser et éventuellement les provoquer. Simplement, je perçois l’intolérable.

Non pas l’injustice, donc, ni la souffrance, ni l’atteinte aux droits de l’homme : l’intolérable, catégorie qu’on pourrait juger vague et lapidaire, indéterminée dans ses critères, catégorie sensible plutôt que rationnelle. Mais précisément : l’intolérable est ce qui excède ce qu’il était possible jusque là de tolérer, ce qui vient interrompre pour le sujet la possibilité de s’accommoder de ce qui l’environne. L’intolérable est ce qui, nous submergeant, nous force à réagir, réaction qui par contrecoup viendra excéder les limites de ce que l’ordre social et politique peuvent ordinairement admettre. Il me semble très significatif qu’au moment où, on pourrait le montrer, l’attention portée par Foucault aux événements politiques vient jouer le rôle qu’il confiait jusque là à la littérature (celui de susciter un ébranlement qui le force à penser, et fait apparaître comme historique et contingent ce qui semblait jusque là naturel et universel), à ce moment précis la manière dont cette attention politique se formule retient, au travers de l’intolérable, quelque chose des valeurs d’excès, de fracture, d’irruption et de dérèglement que l’idée de transgression emportait avec elle. Mais il est clair alors que, comme je l’indiquais de façon sans doute un peu obscure en commençant, la transgression n’est pas quelque chose que nous faisons, mais quelque chose qui nous arrive : il ne faut pas y voir un acte qui témoignerait de la souveraine liberté du sujet, mais d’abord un événement qui le défait, l’entame, et dans cette mesure l’oblige. Cette forme d’antécédence de la transgression sur elle-même, cette expérience où ce qui nous arrive nous force à nous demander ce à quoi nous pourrions arriver, où ce qui nous submerge nous commet à franchir le pas, Foucault y revient très régulièrement – comme dans l’incipit de ce texte qu’il prononce en 1981 lors d’une initiative pour venir en aide aux boat people :

Nous ne sommes ici que des hommes privés qui n’ont d’autre titre à parler, et à parler ensemble, qu’une certaine difficulté commune à supporter ce qui se passe.

Notez qu’à travers ce nouage entre la difficulté commune à supporter ce qui se passe et le droit de parler, et de parler ensemble, se profile une question qui sera centrale chez Foucault dans les dernières années de sa recherche : la question de savoir ce que c’est qu’être et se faire sujet. Plus précisément, il faudrait suivre ici la manière dont, dans la réflexion que Foucault consacre à ce qu’il va nommer l’éthique, la question est au fond de comprendre comment les êtres humains trouvent la force de se constituer comme sujets à l’endroit précis où leur intégrité vacille ; comment, lorsqu’il s’agit de donner forme à leur existence, les hommes et les femmes déploient une imagination d’autant plus riche et débordante que celle-ci se cristallise autour du point où cette existence même est exposée à l’action de normes sociales et culturelles qui leur compliquent la vie. Il faudrait énumérer et analyser ces figures que Foucault relève tour à tour, figures dont la rebellion n’est pas à proportion de la certitude de leur bon droit mais de la situation problématique où ils et elles se trouvent : il y a le personnage de Diogène de Sinope, dont le caractère scandaleux tient au fait qu’il ne supporte plus que les autres philosophes disent une chose et fassent le contraire, et dont toute la transgression tient à ce qu’il met sa vie en accord avec les valeurs que tous reconnaissent – il faut vivre selon la nature ? Il vivra comme un chien ; la liberté est dans l’indépendance ? Il ne possèdera rien. (La transgression comme mise en cohérence, voilà un intéressant projet pour le présent). Il y a, dans la tragédie d’Euripide intitulée Ion, la figure de Créüse, femme violée et abandonnée par Apollon et qui se dresse devant lui non pas parce qu’elle en a la force mais du fond de sa suprême faiblesse :

Le pauvre, le malheureux, le faible, celui qui n’a que ses larmes – et vous vous souvenez avec quelle insistance Créüse, au moment où elle va commencer son aveu, dit qu’elle n’a vraiment pour elle que ses larmes -, eh bien le pauvre, le malheureux, le faible, lorsqu’il est la victime de l’injustice, l’impuissant, que peut-il faire ? Il n’a qu’une chose à faire ; se tourner contre le puissant. Et publiquement, devant tous, à la face du jour, à la face de cette lumière qui les éclaire, il s’adresse au puissant et lui dit quelle a été son injustice. (…) La seule ressource de combat pour celui qui est à la fois victime d’une injustice et totalement faible, c’est un discours agonistique, mais charpenté autour de cette structure inégalitaire.

Diogène, ou la cohérence scandaleuse ; Créüse, ou l’insurrection de la faiblesse – lorsque Foucault écrit d’ailleurs : “il a fallu que ce soit le cri des hommes, qui arrache au dieu silencieux le discours qui va fonder justement le pouvoir de parler” il eût été mieux avisé de préciser que ces hommes-là étaient une femme. Quoi qu’il en soit, Diogène, Créüse, d’autres encore, peut-être, voilà d’autres figures possibles, des figures qu’il nous revient aujourd’hui de désenfouir ou d’inventer pour donner d’autres formes à nos désirs de franchir le pas. L’enjeu c’est, au fond, d’affirmer que se déprendre du désir de conquête, se méfier du désir dont la rage brise toutes les digues et se moque des consentements, cela n’équivaut pas à rentrer sagement dans le rang en se privant de l’ivresse de renverser la table, parce que cette forme déjà usée n’est pas le dernier mot de la transgression, ni le dernier épisode de son histoire. En attendant, le trait de côte recule, sur un archipel éloigné d’ici l’océan déjà amenuise doucement les rivages, sur le sable un visage s’efface et puisque nous avons évoqué la litterature, nous pourrions terminer en rappelant les mots d’un prix Nobel de littérature – ces mots qui inscrivaient l’urgence de modifier de fond en comble nos représentations sous le double signe de la montée des eaux et du mouvement de l’histoire :

Rassemblez-vous braves gens
D’où que vous soyez,
Et admettez qu’autour de vous
L’eau commence à monter.
Acceptez que bientôt
Vous serez trempés jusqu’aux os,
Et que si vous valez
La peine d’être sauvés,
Vous feriez bien de commencer à nager
Ou vous coulerez comme une pierre,
Car les temps sont en train de changer.


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