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Violences policières : "le déjà-vu n'empêche pas toujours de voir".
Posted in Autour du politique, Entretiens 12 min read
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Entretien publié dans Les Inrockuptibles (30/11/2020). Propos recueillis par Mathieu Dejean. Cet entretien intervenait après une semaine marquée par l’évacuation violente d’exilés qui avaient tenté d’installer des tentes place de la République et la vidéo du passage à tabac par la police du producteur de musique Michel Zecler, dans le contexte de la discussion parlementaire de la loi Sécurité globale, lequel tentait notamment de limiter le droit des citoyens à filmer les actions policières.

Comment réagissez-vous, en tant que philosophe mais aussi en tant que citoyen, aux images de l’évacuation violente des exilés, place de la République, le 23 novembre ? 

J’ai évidemment ressenti une grande colère. Mais en voyant que ce sentiment était partagé, que nous étions nombreux le lendemain à nous retrouver place de la République, je me suis aussi demandé : qu’est-ce qui explique que ces images parviennent  à mobiliser l’attention collective, comment se fait-il qu’elles crèvent enfin la couche de résignation et d’écoeurement que tant de scènes semblables ont fini par déposer ces dernières années sur nos yeux usés ? Car ces images en rappelaient tant d’autres… Des exilés tirés par les pieds, privés de leurs maigres effets, leurs tentes déchirées, cela arrive en permanence à Calais, à Grande-Synthe, et cette dispersion était la énième réplique de l’évacuation du campement de Saint-Denis (il est nécessaire, expliquait alors le Préfet Lallement, que les camps puissent être “traités” – à lui seul, ce verbe exigerait un très long commentaire). Et de même pour les images de journalistes brutalisés, placés en garde à vue ou tirés par les cheveux, ou pour les citoyens nassés comme le furent les élus de Paris. Ce coup-ci, ce n’est pas passé inaperçu. Donc, au milieu de l’intolérable, cette bonne nouvelle : après 975 signalements (selon le dernier décompte de David Dufresne), le déjà-vu n’empêche pas toujours de voir et l’indifférence n’est pas une fatalité, même si l’on se demande au passage combien de tabassages ou combien de noyades en méditerranée ont échappé à nos regards,. 

Mais pourquoi ces images-ci ? Peut-être parce que d’un coup, toutes les lignes s’y croisaient, dans une espèce d’intersectionnalité du déni de justice ; ou peut-être parce qu’elle le faisaient au coeur de Paris plutôt que dans des lieux relégués (à force de répéter à tout propos “République, République”, forcément : ce qui se déroule sur la place du même nom finit par alerter !). Et puis avec la lutte contre l’épidémie, les restrictions imposées ces derniers mois aux libertés publiques (qui auraient dû s’entourer de bien plus de prudences et de garanties) ont irrité notre sensibilité commune. Au printemps dernier déjà, l’obligation d’être enfermé chez soi avait suscité une attention nouvelle au sort de celles et ceux qui étaient obligés de rester dehors, pour travailler ou faute de domicile ; de même ces temps-ci, être exposés à l’arbitraire n’est plus le triste lot de quelques malheureux. Cela réveille, et ce n’est pas plus mal.

Dans un texte que vous avez publié sur Twitter, vous dites que l’attitude à l’égard des personnes exilées et le comportement des forces de l’ordre sont deux bons indicateurs pour juger d’une politique. Aujourd’hui, après la vidéo du passage à tabac de Michel Zecler (qui s’ajoute à un dossier déjà épais de violences policières), que dire de la politique actuelle ? 

Je fais partie d’une génération qui s’est inquiétée de la politique avec la mort de Malik Oussekine, puis l’occupation de l’église Saint-Bernard. À mon sens, au-delà même de leur évidente gravité, ces deux sujets sont une pierre de touche politique pour une raison profonde : la situation des exilés, c’est le point de butée du volontarisme politique, c’est la question contemporaine dont il ne suffit pas que l’on décrète qu’elle n’existe pas pour qu’elle disparaisse ; aucun mantra vide du type “humanité et fermeté” (formule inchangée depuis 1995) ne suffit à régler la question de savoir comment l’on s’arrange avec ce que le philosophe Etienne Balibar définit comme “la part mobile de l’humanité”. Et de l’autre côté, le comportement des forces de l’ordre, c’est le sujet où l’invocation des principes doit céder la place à ce que Foucault appelait “la petite question toute plate et empirique : comment ça se passe ?” Dans les deux cas, au ras de l’exercice ordinaire du pouvoir, à même la confrontation avec le dénuement des vies, c’est là que sont mises à l’épreuve concrètement les exigences d’humanité, de liberté, de respect, etc, dont le discours se drape. 

Le paradoxe contemporain, qui n’est pas seulement français mais emporte une part de l’Europe, c’est qu’un certain nombre de gouvernements ont justement expliqué vouloir privilégier le pragmatisme, substituer une sorte d’action modeste et informée à l’invocation abstraite des principes. Mais en lieu et place de pragmatisme, on a sur la question de l’exil un mélange de cynisme (avec l’acceptation massive des morts en mer) et de dénégation panique, refusant par principe de considérer la masse de savoir produite sur le sujet par les sciences sociales, et leur préférant un mot d’ordre : dispersons-les, cachons-les, poussons-les aux frontières de l’Europe où ils se verront moins ! Or envoyer au diable ne fait pas une politique. Et sur la question du maintien de l’ordre, l’évolution française est là aussi tout sauf pragmatique : comme le montrent Fabien Jobard et Olivier Fillieule dans Politiques du désordre – la police des manifestations en France, la brutalisation actuelle résulte à la fois de choix hasardeux dans la gestion des effectifs policiers, d’un “splendide isolement” consistant à croire que les techniques de désescalade expérimentées dans d’autres pays ne vaudraient pas en France, et d’un enfermement d’une partie de la police dans une logique obsidionale, “eux contre nous”. Il y a une ironie amère à voir l’alliance revendiquée entre progressisme et technocratie se renverser ainsi en son contraire, une pratique politique brouillonne et sans boussole… au moins, la dialectique a de beaux jours devant elle.

Tout converge à témoigner de la puissance et de l’importance politique des images filmées par des citoyens ces derniers jours. Or, après avoir voulu nous interdire les mots de “violences policières”, c’est maintenant les images que le gouvernement tente d’interdire avec le projet de loi “Sécurité globale”. Cela vous inquiète-t-il ? 

À mon sens, il faut situer l’article 24 du projet de loi Sécurité globale au point de confluence entre deux dynamiques. D’un côté, il y a le processus assez général consistant à inscrire dans la loi des pratiques déjà régulièrement inscrites dans le répertoire policier. C’est une forme de légalisation post hoc des façons de faire, qui à la fois leur confère une forme de validation et en facilite l’exercice : par exemple, les policiers recourent déjà aux drones, donc on inscrit les drones dans la loi ; de même, la confiscation ou la destruction des appareils photo, le tri entre “vrais” et “faux” journalistes sur un critère dénué de toute valeur juridique (la possession d’une carte de presse) sont déjà pratiquées depuis 2016, donc on crée un délit qui, s’il ne débouchera qu’exceptionnellement sur des procès, permettra préventivement… de confisquer ou de détruire des appareils photo. C’est ce que Foucault appelait la “gestion différentielle des illégalismes”, cette sorte de porosité entre ce que la loi encadre et ce que la police s’autorise.

De l’autre côté, la seconde dynamique concerne le genre très particulier de dénégation aujourd’hui pratiqué vis-à-vis des violences policières. Dans un essai saisissant, Macronique – les choses qui n’existent pas existent quand même, Émilie Notéris restitue à la perfection cette langue : elle ne procède pas pas par grandes justifications, elle ne dresse pas une “image inversée du monde” comme on le disait autrefois de l’idéologie, elle émet de courts énoncés qui nient abruptement l’évidence et multiplient les paralogismes : il n’y a pas de violences policières, point. Donc, il est interdit de les filmer. C’est un peu comme dans le sketch classique des Monty Python : John Cleese rapporte à l’animalerie la cage contenant un perroquet raide mort, et le vendeur lui explique que l’oiseau fait la sieste, avec un entêtement imparable à situer quelque part entre l’aplomb et la psychose…

L’article 24, donc, revient à donner un tour d’écrou des deux côtés en même temps : le but est à la fois que les façons de faire des forces de l’ordre aient la loi pour elles, et que rien n’interrompe plus le monologue de la police sur elle-même. Or quand on serre trop, il arrive que la vis casse : à vouloir donner un véritable statut juridique à un arrangement policier, et restreindre le droit d’informer au moment même où l’on affirme l’attachement à la liberté d’expression, on tire cette question du clair-obscur des technologies de pouvoir pour la ramener en pleine lumière – on en refait une question politique et démocratique.

Pensez-vous que le confinement, et le pouvoir conféré aux policiers du fait des restrictions dues à l’épidémie, sont des facteurs qui expliquent cette impression d’ivresse des forces de l’ordre ? Plus largement, quelles traces cette période de pandémie va-t-elle laisser sur la société française selon vous ? 

Concernant le rapport entre la gestion de la pandémie et les formes de contrôle social, j’aurais envie de dire ceci : si je ne crois pas un instant aux théories du complot, je crois par contre à l’art d’accommoder les restes. Je veux dire qu’il faut s’inquiéter des séquelles des dispositions dérogatoires prises à un moment donné, y compris pour de bonnes raisons, et des effets d’aubaine qu’elles peuvent constituer pour qui serait tenté de commettre des abus de pouvoir. Après 2015, nombre de dispositions de l’état d’urgence antiterroriste ont été transcrites dans le droit commun, mais aussi instrumentalisées pour assigner à résidence, par exemple, des militants écologistes. Et tout dernièrement encore, le Préfet de Paris invoquait des raisons sanitaires pour interdire la Marche des libertés du 28 novembre, ce qui lui fut refusé par le Conseil d’Etat. Comme la mobilisation face à l’article 24, cette décision me paraît d’ailleurs témoigner d’une résistance rassurante de l’ordre juridique : ces temps-ci, de même qu’on ne ploie pas une loi aux exigences des syndicats de police sans que l’opinion publique de s’en alarme, on ne joue pas avec la hiérarchie des normes sans que le Conseil d’Etat ne hausse le sourcil… 

Reste que l’heure est à la prudence, si l’on ne veut pas que le pacte “obéissance contre protection” qui a fondé la gestion verticale de l’épidémie ne devienne le recours permanent des gouvernements dans l’ère post-COVID. Il faut veiller à une forme de convalescence démocratique – et celle-ci passe par le refus des dispositions qui prétendent priver les citoyens des moyens de leur vigilance. Dans un texte extraordinaire intitulé Principes de sagesse et de folie, le philosophe Clément Rosset explique que la folie humaine tient dans la tentation d’affirmer que les choses ne sont pas tout à fait ce qu’elles sont, par exemple qu’une violence n’est pas une violence, déboîtement à partir duquel on ne sait littéralement plus de quoi on parle ; et il ajoute que l’acte crapuleux consiste à briser délibérément la cohérence entre ce qui se passe, ce que l’on en dit, ce que l’on peut en voir ou en montrer. Pour parodier une sentence confucéenne, on pourrait dire : quand le sage montre la lune, la crapule interdit le doigt. Résister à la folie en politique, c’est empêcher cela. 


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