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Critique et Titanic (sur Michel Houellebecq)
Avec Pierre Zaoui.
Posted in Lectures 10 min read
Violences policières : "le déjà-vu n'empêche pas toujours de voir". Previous Une discipline d'écriture Next

Texte adressé, sans succès, à divers quotidiens. (1998)

L’hommage rendu au dernier livre de Michel Houellebecq soulève une énigme. Qu’est-il arrivé à la critique littéraire, pour saluer d’une même voix ce qui est, à la fois, un mauvais livre et un livre mauvais ?
Par Mathieu Potte-Bonneville & Pierre Zaoui.

Ces choses-là arrivent toujours un lundi. Philippe Lançon, ce lundi 13 octobre, a franchi dans sa chronique « Après-coup » la frontière qui, jusqu’alors, contenait l’hommage rendu par la critique au dernier livre de Michel Houellebecq dans les limites d’une révérence alambiquée, un peu gênée. Chez P.Lançon, plus de gêne, mais un franc enthousiasme. Au nom de quoi, on ne sait pas très bien : l’écriture de M.Houellebecq serait « insolite » ; il serait même le porte-parole d’un nouveau féminisme (dont l’usage ressassant des termes « connasse », « vieille pute », « vieille radasse » attesterait au moins, sinon du féminisme, du moins de la nouveauté ?). Nous avons lu le livre de M.Houellebecq. Mais a-t-on lu le même ?

On en resterait aisément à l’hypothèse d’un simple malentendu si cette énième mouture, un peu plus assumée, d’un éloge unanime aux Particules élémentaires n’avait fini par nous mettre en colère. Après P. Le Pape dans Le Monde, M. Weizmann dans Les Inrockuptibles, A. de Gaudemar et P. Marcelle dans Libération, cela faisait tout de même beaucoup. Car il est difficile de comprendre une telle publicité pour un auteur qui traîne dans la boue sans talent et pis encore, sans même une quelconque joie mauvaise, tout ce qui nous a libéré et aidé ces cinquante dernières années : une nouvelle littérature, le dépassement des misères du racisme, l’émancipation des femmes et des homosexuels (M. Houellebecq préfère dire « pédérastes » et le justifie), l’autorisation de l’avortement, l’élaboration de théories du désir (Lacan ou Deleuze embarqués gaillardement dans la même galère), la lutte des militants d’Act Up contre le sida, etc.

Certes M. Houellebecq a pu, à peu de frais, apparaître comme la victime d’une interview-inquisition réalisée par la revue Perpendiculaire, sur le mode bien français du « On va t’exclure, dis-nous pourquoi ». Interview fort triste : d’une part, elle réactive le mauvais problème de la liberté et des droits de l’écrivain. Or, un écrivain n’a aucun droit, ou les a tous ; son droit s’étend aussi loin que le permet sa puissance d’écrire, de tirer le meilleur même des affects les plus bas. D’autre part, les intervieweurs s’acharnent à situer M.Houellebecq dans l’espace politique. Mais on ne peut pas « situer » M. Houellebecq tant il n’y a ni situation ni place là où il n’y a que du vide et un universel ressentiment. Les femmes ? Des putes, ou d’héroïques grand-mères qui prennent le relais des mères dénaturées. Les étrangers ? D’insanes nègres et bougnoules, ou d’héroïques surveillants juifs (monsieur Cohen, dans le livre). Le libéralisme ? Houellebecq en conspue la forme économique — en quoi il est lisible par la gauche ; mais il en déteste tout autant les formes politique, sexuelle, etc, en quoi la gauche devrait s’inquiéter. Le fascisme, donc ? Nombre d’ingrédients y sont (haine des intellectuels et de l’art moderne, déclin de l’Occident, défense de l’eugénisme, etc), mais M.Houellebecq a courageusement renoncé à Nietzsche, selon lui porteur de la vérité du fascisme. Bref, M.Houellebecq n’est nulle part — sauf à imaginer le centre d’un triangle aberrant avec à chaque sommet : Jean-Paul II, Bouddha et Jeannette Vermersch. Est-ce suffisant pour se réjouir d’avoir découvert un « auteur inclassable » ?

Certes encore, un tel « roman » rend possibles des exercices spirituels tout-à-fait inédits. Concevoir un Beckett sans humour et obsédé non plus par la métaphysique scolastique mais par la publicité d’aujourd’hui pour cadres moyens (Monoprix et Brandt en guise de contribution de M. Houellebecq à la querelle des Universaux). Imaginer un Joseph K au chômage, épris non de vision mais de masturbation, et condamné on ne sait pourquoi non à mourir mais à vivre. Ou mieux encore, renverser l’ordre même du rapport auteur/personnage et imaginer un certain Goliadkine narrant la vie de F. Dostoïevski dans son roman Le Double, ou un certain Courcial Des Perreires narrant la vie de F. Céline dans son roman Mort à crédit. Malheureusement, en-dehors de l’effroi immédiat qu’ils procurent (un Beckett sans humour ?!), ces exercices n’aboutissent à rien. Le mystère demeure donc entier de savoir pourquoi presque toute la critique soit s’est tue, soit a salué d’une même voix et d’une même gêne (P.Lançon mis à part) l’insanité de M. Houellebecq. Avançons toutefois quelques hypothèses :

1) Hypothèse bienveillante de l’ennui inassumé. Le raisonnement serait assez simple. Premièrement : ce roman serait certes sans valeur — ni travail stylistique, ni invention narrative, aucun « grand original » selon la grâce des grands romans réalistes, aucune expérimentation vitale ou d’écriture selon la force des grands romans d’avant-garde, aucune méchanceté vive et autodestructrice suivant le mode de la grande littérature de conversion, bref : rien. Mais deuxièmement : il faut reconnaître qu’aujourd’hui rien ne se passe dans le champ littéraire. D’où troisièmement : cela n’est pas si grave de faire un petit événement avec M. Houellebecq, cela profitera bien aux écrivains de demain (par la stimulation réactive qu’il leur infligera). Cette hypothèse est toutefois gravement fragilisée par un fait ; il existe déjà et encore de vrais écrivains — grands ou petits, peu importe — qui semblent fonctionner assez peu à la réactivité (P. Michon pour le néo-classicisme, O. Cadiot ou P. Alféri pour l’avant-garde et l’expérimentation, F. Rosset pour le néo-réalisme, et d’autres — mais s’il faut bien des noms au moins qu’il y en ait peu).

2) Hypothèse malveillante du règlement de compte honteux. Les rubriques littéraires des journaux ou magazines suscités ont toujours proféré, si ce n’est de la passion, au moins du respect à l’endroit des luttes pour l’avortement ou contre le sida, de Deleuze ou Foucault, de quelque chose comme le « nouveau roman ». De troubles inquiétudes s’insinuent donc face à ce curieux revirement. Effectivement le nouveau roman et les pionniers d’aujourd’hui sont parfois d’une lecture difficile, effectivement comprendre la pensée de Deleuze ou Foucault est ardu, effectivement défendre la liberté sexuelle au temps du sida et à l’heure où les associations contre cette maladie connaissent les pires difficultés exige du courage et un certain travail. N’est-ce donc que pour absoudre à bon compte la paresse, la lâcheté ou la jalousie des critiques que le roman de M. Houellebecq fut si bien accueilli ? En “se lâchant” et en éructant contre des vies et des pensées trop hautes pour lui, cet auteur n’aurait-il pas permis à la critique de faire de même, l’air de rien ? Mais non, cette hypothèse est trop triste, et ces journaux sont les journaux que nous lisons. On paie toujours trop cher sa malveillance sur ses propres attentes.

3) Hypothèse paranoïaque du petit complot. Ou alors la clé reposerait dans toute la gêne et les prudentes réserves sous-jacentes à ces hommages explicites : « M. Houellebecq occupe la position la plus nihiliste dans la littérature actuelle, le saluer sans plus est la meilleure façon de se débarrasser avec élégance mais pour longtemps de toute littérature ayant trait au nihilisme, au profit d’une littérature plus «positive» et moins dangereuse » (type Goncourt : Rouaud, Rambaud, etc.). Mais cette hypothèse est politiquement la pire de toutes, parce que les athées, tous ceux qui ne sont assurés d’aucune vérité absolue, en art ou ailleurs, ont éminemment besoin d’une littérature qui travaille le nihilisme, c’est-à-dire qui travaille à sa conjuration. Le nihilisme — les forces de mort, de dérision ou de mélancolie qui menacent toute vie refusant la soumission à une quelconque transcendance— ne peut être pleinement combattu que par un art, et notamment une littérature, qui prend le risque de s’enfoncer en lui pour mieux le repousser ou, comme dit Deleuze, le « contre-effectuer ». Du coup, rejeter dans l’avenir toute confrontation au nihilisme, sous couvert d’un hommage retors à un auteur qui se contente de s’abandonner au Rien, serait tuer littéralement toute possibilité d’un art athée pour athées. Redoutable machine de guerre au service d’un nouveau conformisme religieux ou positiviste. Mais cette hypothèse est trop infâme : les journaux que nous lisons ne sauraient participer d’un tel complot.

4) Hypothèse paranormale du livre hanté. Chez Lovecraft, un livre, le Nécronomicon, rend fous ses lecteurs. M.Houellebecq a écrit sur Lovecraft, des choses d’ailleurs défendables. N’aurait-il pas découvert, dans d’obscurs grimoires, le moyen de produire un livre du même genre, capable de transformer les plus respectables chroniqueurs en critiques-garous, aux poils monstreux : poujadisme, anti-intellectualisme, reniement des anciennes amours et des anciens engagements ? Chez Poujade, « le poisson pourrit par la tête ». Chez P.Lançon, « les intellectuels s’agitent pour croire qu’ils existent ». La formule magique d’une telle métamorphose tient alors peut-être à ce que Les Particules élementaires  se présentent comme un « roman d’idées ». Dans un roman d’idées, la présence des idées est supposée compenser l’indigence du roman ; mais le statut de roman, à son tour, absout l’infamie des idées en les soustrayant au régime de l’évaluation rationnelle. Le critique est ainsi piégé à son corps consentant, « à l’insu de son plein gré » comme disent les Guignols de Canal +. Il doit parler du livre, parce que celui-ci s’élève, aussi bien, au-dessus des romans, et renvoie à l’Epoque ; mais il ne peut rien en dire : c’est un roman. Cette hypothèse paranormale est malheureusement grévée par la courageuse critique de M.Houellebecq des cultes satanistes ; ses dithyrambes ne sauraient donc y participer.

5) Hypothèse rugbystique de la perte des fondamentaux.  En rugby, on gagne d’abord un match en respectant les « fondamentaux » : 1) conquérir d’abord le ballon à l’avant et en touche, 2) fixer l’adversaire avant d’ouvrir, etc. En critique, on pouvait croire qu’il en allait de même. Les fondamentaux de la critique étaient alors : 1) On ne peut pas faire de son ressentiment (contre la télévision, la littérature commerciale, etc) son fonds de commerce. 2) On ne peut critiquer que ce qu’on aime, ou au nom de ce qu’on aime. 3) Il est nécessaire de savoir pour qui et pourquoi l’on critique : pour rassurer ceux qui travaillent, pour exiger d’eux un peu mieux que ce qu’ils font… 4) Critiquer doit permettre de distinguer, de discriminer (le bon du mauvais, le recevable de l’intolérable). L’affaire Houellebecq donnerait donc à penser que les critiques d’aujourd’hui ont perdu tous leurs fondamentaux, tels les malheureux rugbymen français lors de leur dernier match contre l’Afrique du Sud.


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