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"Que pourrait vouloir dire faire à nouveau de la politique ?"
Sur "Recommencer" (2019)
Posted in Entretiens 8 min read
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Entretien pour le site « Chronik » (2019)

Vous débutez votre réflexion par une référence au philosophe et mathématicien Bertrand Russell qui réfléchit sur son parcours et sa démarche scientifique. Pour vous, quand on est un intellectuel, c’est « prendre sur soi (que) d’affronter la difficulté » : de quelle difficulté parlez-vous ? D’autant que, de l’expérience intellectuelle, renouvelée, d’appréhension du monde surgit la subjectivité du penseur. Pourquoi est-ce difficile, mais malgré tout nécessaire ?

Ce qui m’intéressait, dans le choix de ce point de départ, c’était d’abord d’ouvrir la réflexion au plus loin des terrains attendus – par exemple celui de la confrontation politique, qui forme pourtant l’arrière-plan de mon sujet, le filigrane du livre, ou celui des « épreuves de vie » (l’amour, le deuil…) où s’arrête plus volontiers la réflexion éthique sur la résilience. Partir plutôt, sur le mode de l’apologue, de ce mince drame qui au début du XXe siècle, va ruiner les espoirs de quelques logiciens et mathématiciens et fendiller l’édifice scientifique qu’ils étaient en train de construire, c’est une façon de dépouiller le motif du recommencement de ses connotations sentimentales ou héroïques, pour poser une question simple : qu’est-ce qui se produit, lorsque quelque chose de l’élan dans lequel on se trouvait pris grince, bloque, se grippe, vous laisse encalminé et muet ? Surtout, comment y fait-on face, et à quelle posture de telles épreuves imposent-elles de se plier ? Partir d’un exemple tiré de l’histoire de la logique, c’était aussi une façon de court-circuiter le psychologisme : plutôt que de partir de la subjectivité, pour se demander comment celle-ci sort blessée ou renforcée des difficultés qu’elle traverse mais trouve au fond d’elle-même le moyen de se relever, l’enjeu est dans le livre de se demander comment le réel, par la fin de non-recevoir qu’il impose tout d’abord, convie à certaines façons de donner forme à son existence. À quel genre de pratiques de soi vous appellent les conjonctures qui, du fond de leur indifférence, ne vous permettent ni de vous poser en pionnier, ni en simple continuateur, sans pour autant vous dispenser d’agir ou vous autoriser à « jeter l’éponge » ? J’essaie de me demander quelle figure du « soi » peut sortir de ce genre de soucis.

Vous posez la question suivante : recommencer (un travail intellectuel, un engagement politique, etc.), pour quoi faire ? Vous dites que le but ne doit être ni de simplement changer les formes d’une telle démarche, ni de se borner aux rituels, mais de faire l’effort de renouveler les cadres de réflexion et d’action ou du moins de les reprendre pour les enrichir. Comment, dès lors, concilier travail intellectuel, renouvelé, recommencé, et appréhension du réel ?

Je ne sais pas si ma question est exactement « pour quoi faire ? » – cette question-là renvoie, au fond, au type d’urgence ou de nécessité qu’impose le présent, rapporté au degré de fatigue ou de ténacité dont nous sommes simplement capables : Nietzsche dirait peut-être que se demander « pour quoi faire ? » témoigne, en soi, d’un épuisement qui n’augure rien de bon. Mon problème est plutôt d’interroger cette expérience très singulière où nous pouvons nous trouver lorsque les ressources historiques, intellectuelles, sociales qui pourraient orienter notre action nous sont devenues indisponibles ou inappétissantes, sans pour autant que nous puissions faire comme si la page était blanche, et « repartir à zéro » dans une forme d’amnésie heureuse. Dans un texte que j’ai relu récemment, et qui date de 1977, Michel Foucault formule ce diagnostic pour la période qui est la sienne – selon lui, pour la gauche de l’époque, dès lors que toutes les patries rêvées du « socialisme réel » ont sombré dans le désastre, « nous sommes renvoyés à l’année 1830, c’est-à-dire qu’il nous faut tout recommencer » (« La Torture c’est la raison » (1977), réed. Dits et écrits  T.III, texte n°215).Toutefois, ajoutait-il, l’année 1830 pouvait encore se projeter dans le droit-fil de la Révolution française et des Lumières, alors qu’en 1977, tous les socles possibles de la critique sociale s’étaient éclipsés. Dans un contexte évidemment très différent, nous sommes aujourd’hui saisis d’un embarras assez proche : que pourrait vouloir dire faire « à nouveau » de la politique, si dans l’expression « à nouveau » s’entend tout à la fois une forme de reprise et un élan d’invention ? À vrai dire, ni les tentatives pour convoquer aujourd’hui la tradition glorieuse du progressisme, ni la référence incantatoire à la coupure « disruptive » entre « nouveau » et « ancien monde » ne me semblent à la hauteur du problème. C’est à cette pliure du temps, aux prudences et aux tâches qu’elle impose, que j’ai tenté de me rendre attentif.

Comment, pour être en prise sur le réel et l’interpréter, l’analyser, le commenter, éviter ce double piège de l’instantanéité ou de l’urgence, et de la forme, par rapport à un potentiel « déjà vu » ? Comment, en outre, utiliser les références de la fiction et de la philosophie pour agir sur le monde, et mobiliser autour de soi pour le faire ? Comment refaire des « luttes savantes » émancipatrices, y compris avec une nouvelle parole parce que le verbe est performatif, comme vous le dites justement ? 

Vous posez là une question importante, qui est celle de la réactivation ou de la réappropriation des ressources fictionnelles, textuelles, linguistiques au présent. En un sens, la question « d’une nouvelle parole » est une question de toujours, si la parole mobilise nécessairement les éléments d’une langue qui vient avant elle, et doit se débattre avec des significations préalables qui, à l’occasion, lui font dire le contraire de ce qu’elle voudrait exprimer. D’un autre point de vue, pourtant, certaines conjonctures sont plus sensibles que d’autres à cette tension entre le renouvellement des choses à dire et l’épuisement des ressources symboliques à même de leur donner une forme. Dans les années 1980, avec le thème de la post-modernité, avait brièvement émergé l’idée que toutes les grilles de lecture du monde et de l’histoire étaient, en quelque sorte, à la fois désactivées par la fin des grands récits et disponibles pour toutes sortes d’appropriations ironiques et ludiques. La fin de l’histoire donnait toute latitude d’inventer des histoires sans fin, quitte à verser dans une gratuité lassante.  La situation contemporaine me paraît différente, à la fois marquée par l’inquiétude vis-à-vis de la façon dont certaines expériences collectives échouent à se symboliser de manière efficace (avant tout le « nouveau régime climatique », pour reprendre la formule de Bruno Latour, et où se joue rien moins que notre rapport au Temps), attentive aux violences que les représentations traditionnelles exercent sur celles et ceux qui sont exclus de la norme majoritaire, et traversée de part en part par une économie de la fiction – de la façon dont les séries prennent pied dans le quotidien, à la manière dont les studios exploitent jusqu’à l’épuisement les « franchises » de la pop-culture. Judith Butler, dans son livre Politiques du performatif, examinait comment chaque acte de parole vaut « négociation avec les usages hérités ». En d’autres termes, comment « avoir à y redire » en tous les sens de la formule – autrement dit comment donner à la redite une portée critique plutôt que de s’enferrer dans la compulsion de répétition ? Pour le coup, cette question me semble plus actuelle que jamais.


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