Publié dans Libération, 20/1/2020
Propos recueillis par Sonya Faure et Elisabeth Franck-Dumas.
Dans l’art, les médias, le jeu vidéo ou les séries, la représentation des foules est en constante évolution. A l’occasion du festival pluridisciplinaire Hors-Pistes, organisé au centre Pompidou et axé cette année sur «le peuple des images», le philosophe Mathieu Potte-Bonneville décrypte ces enjeux politiques et esthétiques.
L’aspect «capsule temporelle» du centre Pompidou le passionne. Cette manière de manifester, jusque dans son bâtiment, d’une relation à l’avenir qui n’est plus complètement la nôtre. Il se pose ainsi des questions comme : qu’est-ce qu’une programmation prospective, dans un moment où la question de notre rapport au futur a profondément changé ? Le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, spécialiste de Foucault et ex-coordinateur de la Nuit des idées, est depuis près d’un an à la tête du département de développement culturel du centre Pompidou. Un secteur stratégique, à l’heure où tous les musées se targuent d’avoir une «programmation secondaire», et d’autant plus au centre Pompidou qui avait, à sa création, mis les programmes publics au cœur de sa mission. Le 15e anniversaire du festival pluridisciplinaire Hors-Pistes, piloté depuis ses débuts par Géraldine Gomez, était l’occasion de le rencontrer pour évoquer la thématique de cette édition 2020 : «le Peuple des images». Comme toujours, le «laboratoire de réflexion sur les images» qu’entend être Hors-Pistes s’emploiera à traiter, par le biais de prises de parole, de projections et d’une exposition, d’un enjeu contemporain de l’image en mouvement – en l’espèce, ces multitudes surgies sur nos écrans depuis le monde entier voilà à peu près deux ans. Mais, Mathieu Potte-Bonneville le souligne, l’expression est à double sens : sera également traitée la question du «petit peuple de tous les genres d’images», série et fiction, jeu vidéo et documentaire, qui plus que jamais vivent ensemble, et déteignent les uns sur les autres.
C’est une histoire qu’on peut reprendre dans le temps long. Cette question de ce qu’on appelle le peuple traverse le XXe siècle, évidemment en rapport avec son codage communiste, qui ne cesse d’être problématique, mais, comme le dit Jacques Rancière, «il y a des scènes du peuple». C’est-à-dire qu’il y a toujours différentes images du peuple, toujours un conflit entre ces images. La thèse de Rancière, c’est de dire que le problème n’est pas de choisir une image contre une autre, et dire «voilà le peuple tel qu’en lui-même, voilà à quoi il doit ressembler», mais de faire de la question du montage un enjeu. Ce qui va permettre de qualifier le peuple, sans le pétrifier dans une figure folklorique ou figée, c’est d’arriver à monter des images du peuple les unes sur les autres. Aujourd’hui, on cherche les bons montages, plutôt que tenter de trouver la figure qui viendrait se substituer à d’autres, ce qu’on a appelé le prolétariat, ou la multitude dans les années 90.
L’image n’est plus simplement représentation, mais partie intégrante de l’événement, à des titres d’ailleurs très divers. L’image expose – ce qui soulève la question de la surveillance, de la reconnaissance faciale – mais l’image documente aussi – dans celles tournées par David Dufresne, par exemple, on est en droit de se demander qui regarde qui. L’image protège aussi, car la visibilité est une protection, de la même manière que les manifestants algériens ont pu dire que le caractère massif de leur soulèvement les a, jusqu’à un certain point, protégés de la répression. Cette diversité est extrêmement intéressante, notamment lorsqu’elle documente des retournements ironiques ou tragiques, comme ce qu’on a pu voir de l’enterrement du général Qassem Soleimani en Iran. On y voit la même foule qu’à Santiago ou Beyrouth, sauf que cette fois-ci, le peuple est derrière son dirigeant. Plus exactement : derrière le général qui a ordonné une répression alors qu’un black-out des images était imposé en novembre dernier [l’accès à Internet avait été bloqué, ndlr]. Il ne s’agit pas de s’intéresser aux images plutôt qu’aux événements : les images sont partie absolument intégrante de la réalité qu’elles questionnent.
Il sera forcément question de l’appropriation culturelle. L’enjeu est de savoir à qui sont les images, comment on peut à la fois revendiquer leur ancrage et admettre leur circulation. J’aimerais partir de Lévi-Strauss. Dans la Voie des masques, il explique que la culture d’une société se définit toujours par emprunts, différences, démarcations, par un jeu de renversement vis-à-vis de ses voisins. Au fond, les questions d’images sont toujours des questions de voisinage. Il ouvre donc la voie à un partage. Mais le même Lévi-Strauss explique dans Tristes Tropiques comment il avait embarqué des peintures de la maison des hommes d’une tribu qui, découvrant cela au matin, n’avaient d’autres choix que de disparaître. Il aurait été pour eux intolérable de rester ensemble, dès lors qu’ils avaient perdu ce qui les tenait ensemble comme tribu. Cette tension-là, entre circulation et arrachement des images, m’intéresse. Ce n’est pas un hasard non plus, nous partirons du masque, un objet très présent aujourd’hui, que ce soit lors des débats autour du blackface, ou dans les manifestations, pour échapper à la vidéosurveillance et à la reconnaissance faciale. La force de la reprise de Watchmen par Damon Lindelof est d’avoir masqué tout le monde : les policiers comme ceux qui les confrontent. Cela pose la question de savoir ce que c’est de porter un masque.
Le jeu vidéo pose la question des répertoires d’action, de la stratégie et de la ruse du joueur. L’invention et la réinvention du gameplay sont à cet égard passionnantes. Comme dans le fan art, où des spectateurs refont des films Marvel avec trois bouts de ficelle, des joueurs ou des vidéastes s’emparent des jeux vidéo pour en faire autre chose, reprennent le pouvoir sur des régimes d’images imposés, avec une part d’ironie quand ils se servent du moteur de Grand Theft Auto pour créer des patchs «gilets jaunes»… Le centre Pompidou accueillera au mois de juin une exposition de l’artiste allemande Hito Steyerl ; son texte In Defense of the Poor Image soutient l’idée que les «images pauvres» sont en lutte, en résistance contre les images majoritaires et leur production industrielle de masse. Accueillir des jeux vidéo dans l’exposition «Le peuple des images», c’est montrer que la question de savoir qui produit des images et comment il le fait est une réflexion à la fois esthétique et politique.
Géraldine Gomez a tenu à ce que l’exposition aborde les différents «états» de la foule, au sens où on parle des états de la matière : gazeux, liquide solide… de la foule documentaire jusqu’à la foule numérisée. Le big data fait aujourd’hui partie des images de la foule où l’individualité de chacun compte moins que la fréquence et la récurrence des motifs ou la capacité à trouver des patterns. Le rapport de l’individu au collectif s’en trouve posé en de nouveaux termes. On s’est beaucoup inquiété au XXe siècle de savoir si l’âge des masses n’allait pas être désindividualisant. On se rend compte désormais qu’il faut peut-être s’inquiéter du contraire : le traitement des données permet à la fois de massifier et de cibler des profils.
Tout dépend de ce dont on parle quand on parle de cinéma. Hollywood s’effondre sous son propre poids. Les grandes concentrations industrielles ont fait fuir beaucoup de scénaristes vers les séries, et la gestion des franchises a atteint un tel niveau que rares sont les blockbusters qui sont aujourd’hui inspirés par autre chose. Mais le cinéma ne se réduit pas à sa version hollywoodienne. Mille choses se créent ailleurs et sont, elles, à la hauteur des enjeux. Le collectif syrien Abounaddara projettera son film le Peuple sans cinéma lors du festival. La référence majeure, inquiète de ces cinéastes, c’est Serge Daney. Daney avait donné une conférence à Damas en 1978 expliquant qu’il n’y avait pas et qu’il n’y aurait pas de cinéphilie syrienne : il n’y avait selon lui pas assez de salles dans le pays et les conditions nécessaires à l’apparition d’une cinéphilie n’y étaient pas réunies. Dans un très beau texte paru cet été dans le Monde (6 août 2019), Adounaddara rétorque que si, la cinéphilie syrienne a bien existé, en 2011, quand avec la révolution est né un désir d’images et de circulations d’images qui a démenti la prophétie de Daney. La question est désormais de savoir à la fois ce qui est arrivé à cette révolution et ce qui est arrivé à ces images. Abounaddara a présenté un film «classique» à Locarno cet été, mais pour l’essentiel son œuvre n’est pas passée par la salle mais par internet – et pourtant c’est absolument du cinéma dans ses références, dans ses problématiques. Réciproquement, le scénariste David Simon (the Wire), qui présentera à Hors-pistes une «carte blanche cinéma», dit souvent qu’il a davantage à voir avec le feuilleton. Tout cela montre un déplacement très fort des problématiques cinématographiques.
De série en série, Simon construit une histoire populaire des Etats-Unis (en référence au livre de Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis). Il met en scène des collectifs, il travaille sur des séquences historiques. Pour moi c’est le grand cinéaste de l’immobilier. De The Wire à The Deuce, la question politique majeure de la gentrification traverse son œuvre. Sa série Show Me a Hero, d’une grande beauté, aborde la question du logement. En ce sens c’est un vrai scénariste social. C’est aussi un cinéaste populaire en ce sens qu’il est convaincu d’avoir une mission d’éducation populaire : il considère qu’il peut s’adresser à un public large pour poser des questions compliquées. C’est l’anti-Trump. S’il n’y avait qu’une raison d’inviter Simon à un festival sur les images du peuple, c’est de se poser la question du populisme.