Première publication : 2007.
Dans le bel article qu’il fit paraître, en France, dans le quotidien Libération, pour saluer la mémoire de Jacques Derrida, Jürgen Habermas commence par un étrange parallèle :
« Derrida n’aura guère eu d’égal que Foucault pour forger l’esprit de toute une génération, et cette génération il l’aura tenue en haleine jusqu’à aujourd’hui. Mais à la différence de Foucault, et bien qu’il ait été également un penseur politique, l’apport de Derrida à ceux qui l’ont suivi aura été de les aider à canaliser leurs impulsions dans les rails d’un exercice, qui n’implique pas d’abord un contenu doctrinal, ni même la création d’un vocabulaire producteur d’un nouveau regard sur le monde. Certes, il y a tout cela aussi, mais l’exercice proposé par Derrida est d’abord une fin pour lui-même : s’immerger dans la lecture micrologique des textes et y mettre à jour les traces qui ont résisté au temps. Comme la dialectique négative d’Adorno, la déconstruction de Derrida est aussi et avant tout une pratique. »
Jürgen Habermas, « Présence de Derrida », Libération, 13 octobre 2004.
Je ne discuterai pas de la pertinence de ce jugement pour caractériser le travail de Derrida, ni de la valeur de cette comparaison ; je m’arrêterai seulement sur ce qu’elle semble suggérer, négativement, de la démarche de Foucault : savoir, l’absence chez ce dernier d’un « exercice » et d’une « pratique » qui, menés d’abord pour eux-mêmes avant d’être subordonnés à une finalité politique, auraient permis aux lecteurs à la fois de mettre à distance le « vocabulaire » et la doctrine du maître, et de donner carrière à leurs « impulsions » propres. Une telle critique revient à renverser l’accusation, formulée par Foucault à l’encontre de Derrida lors de leur violent échange à propos de l’interprétation de la première Méditation métaphysique de Descartes : là où Foucault dénonçait chez son contradicteur une « petite pédagogie » ne voulant rien connaître d’autre que les textes, et sourde à la violence sociale qui insiste sous l’ordre cartésien des raisons, Habermas fait valoir la valeur proprement pédagogique du commentaire, valeur à laquelle Foucault serait resté inattentif dans sa manière de lire toujours les textes de biais. Ce que Derrida aurait compris, et qui manquerait à Foucault, c’est la façon dont l’exercice du commentaire peut assurer une double médiation : médiation vers le politique, au sens d’un détour, d’un exercice de patience s’opposant à l’expression immédiate d’une « impulsion » irraisonnée ; médiation vers les autres, dans la production d’une démarche communicable, s’opposant à la production solitaire d’une œuvre sans héritage. L’étrange tient évidemment à ce que cette accusation – assez globale et grave, on le voit – est formulée dans les termes mêmes de Foucault : manqueraient chez lui l’« exercice », la « pratique ». Il faudrait alors dire que Foucault, penseur de l’exercice, aurait négligé d’élaborer cette dimension dans ses propres travaux.
Ce propos de Habermas est à la fois juste et faux. Cette sorte de plaidoyer en faveur d’une « lente lecture » (comme dirait Nietzsche dans Aurore) a quelque chose d’assez juste, lorsqu’il appelle à ne pas confondre trop vite l’acuité d’une pensée avec l’urgence ou le lyrisme des objets dont elle se saisit ; mais cette critique porte, pour le coup, à faux, en ce sens qu’existent bel et bien chez Foucault les quatre éléments qu’il se plaint de n’y pas trouver. Soient, dans l’ordre : 1. Une relation précise entre les éléments doctrinaux ou lexicaux (le « vocabulaire »), et la poursuite d’un exercice déterminé, réglé. 2. Une attention minutieuse à la lecture des textes et à la mise en jeu de la pensée dans l’écriture considérée, non comme simple forme extérieure, mais comme dimension autonome du travail philosophique. 3. Un lien serré entre la dimension descriptive propre à l’archéologie, et ses effets politiques attendus (de telle sorte que l’engagement politique de Foucault n’est pas rapporté de l’extérieur sur un propos historique qui ne lui devrait rien). 4. Une méthode, donc, susceptible d’être non pas « appliquée » mécaniquement à n’importe quel problème (aucun philosophe ne formule de méthode de ce genre), mais reconduite par-delà l’œuvre de Foucault, et par d’autres que lui. L’enjeu, on le pressent, n’est pas tant de défendre la rigueur de la démarche foucaldienne que d’insister sur l’articulation intime entre sa dimension conceptuelle, sa manière de mordre sur les ébranlements sociaux en cours, et les prolongements qu’elle autorise – d’établir en quel sens ces trois aspects se nouent, non dans l’unité d’un système, mais dans la continuité de ce qu’on aurait peut-être appelé, en d’autres temps, une pratique théorique.
Prenons le problème au plus difficile. Soit l’introduction, dans Surveiller et punir, de la notion de « discipline » ; ce concept semble, en première analyse, tomber sous les quatre aspects de la critique de Habermas.
1. La notion de « discipline » est sans doute le mot le plus populaire du lexique de Foucault, celui qui semble le plus aisément détachable du contexte historico-philosophique de son introduction, pour donner lieu à une série d’usages hétérogènes, usages auxquels Foucault d’ailleurs invite, quitte à se lamenter ensuite des contresens auxquels la notion aura pu donner lieu. Au fil des interprétations, en effet, la discipline finira parfois par passer pour un quasi-synonyme de « l’oppression » ou de « la répression » lorsque son enjeu est, au contraire, d’établir la positivité des mécanismes de pouvoir.
2. Cette confusion, ce flou doctrinal sont peut-être à relier à la manière dont, dans Surveiller et punir, Foucault revendique un décrochage vis-à-vis de l’horizon antérieur de ses analyses : non la textualité, certes, mais la discursivité, comme niveau d’appréhension autonome de l’archive. En bref, en contournant l’instance du discours pour prétendre plonger dans la profondeur des corps, Foucault aurait abandonné ce qui lui servait jusque-là de « discipline », justement, i.e. de viatique méthodologique, accouchant du coup d’un concept confus promis aux réappropriations les plus contradictoires.
3. C’est aussi, dira-t-on, que dans Surveiller et punir, l’analyse des techniques d’enfermement se voit séparée de tout arrière-plan normatif explicite – à la manière dont, par exemple, L’Histoire de la folie pouvait mesurer le devenir de l’aliénation à l’aune de cette instance obscure, rôdant aux confins de l’histoire, et que Foucault nommait alors « déraison ». Cette notion, pour obscure qu’elle fût, avait le mérite de ménager dans l’analyse la place d’un étalon, la trace d’une justification possible du ton critique adopté par Foucault à l’endroit de l’asile du xixe siècle. Dans Surveiller et punir, le ton demeure, mais la place aurait disparu au profit d’une ambition strictement descriptive, cédant abruptement la place, aux dernières pages, à la mention du « grondement de la bataille ». Démembrement apparent, donc, du théorique et du politique, le premier dépeignant, le deuxième contestant, sans jamais que l’un et l’autre trouvent à se croiser ou à se justifier réciproquement.
4. La conséquence de ce double décrochage (vis-à-vis d’une analyse instrumentée du discours ; vis-à-vis d’un arrière-plan normatif explicitement assumé) ne se serait pas fait attendre : l’effet de Surveiller et punir aurait consisté, pour ses lecteurs, non à « canaliser leurs impulsions » (pour citer Habermas) mais bien à les entraver une fois pour toutes : c’est ainsi qu’en 1978, les interlocuteurs de Foucault lors d’une table ronde pouvaient lui objecter « on pourrait vous poser une question pratique sur la transmission de vos analyses. Si par exemple, on travaille avec des éducateurs pénitentiaires, on constate que l’arrivée de votre livre a eu sur eux un effet absolument stérilisant, ou plutôt anesthésiant, au sens où, pour eux, votre logique avait une implacabilité dont ils n’arrivent pas à sortir ».
Que répondre à cette lecture ? En l’affaire, il faut faire nôtre le principe habermassien : appliquer à Foucault cette lecture « micrologique », cette attention aux textes comprise comme exercice autonome, et non simplement comme manière de « décaper » la pensée de ses oripeaux stylistiques. À mesure, d’ailleurs, que reparaissent les cours et que les ouvrages publiés du vivant de Foucault se voient environnés d’une masse de textes de plus en plus considérable, on est amené à se demander pourquoi, écrivant autant, Foucault publiait si peu ; à quel principe de rareté obéissent ces quelques livres posés sur une immense nappe de textes ; selon quelles règles de composition minutieuse le très petit nombre d’éléments ainsi retenus est mis en relation. Pour s’en tenir à Surveiller et punir, il me semble qu’on doit analyser la notion de discipline non comme une pensée simplement mise en livre, aux fins de publication, mais comme positivement constituée à l’intérieur d’un dispositif textuel complexe, et qui seul peut nous apprendre ce que cette notion veut dire. Indiquons le parcours : on ira, dans les pages qui suivent, de la lecture obvie du texte à sa structure profonde, de sa linéarité superficielle à son parcours en ligne brisée ; on verra ensuite comment les sinuosités du texte renvoient, en réalité, à l’expérience politique que Foucault tâche de restituer – l’expérience des prisonniers, qui forme le foyer secret de l’ouvrage et en polarise les effets politiques. On comprendra alors comment l’histoire de la discipline ne décrit pas, du dehors et froidement, un ordre social, sans s’écrire d’abord depuis la place de ceux qui ont à le subir.
Survolé d’un peu haut, Surveiller et punir semble suivre une trajectoire relativement linéaire, ordonnée à deux questions, l’une historique, l’autre philosophique. Question historique : comment expliquer le passage brusque, au tournant du xixe siècle, d’une manière de punir à une autre, tout à fait incommensurable ? Question philosophique : que nous apprend ce passage quant à ce qui régit la société contemporaine, et en quel sens peut-on dire que la prison fait corps avec un ensemble de pratiques sociales ? Sur le fond de ce double questionnement, Foucault procède selon un ordre semble-t-il linéaire : dans la section « Supplice », il mène l’examen du type de punition que la prison va remplacer, démontrant son caractère « rationnel » (le supplice n’est pas une pratique chaotique, le lieu d’une violence déréglée), et sa solidarité avec une certaine définition de la souveraineté politique. Dans la section « Punition », il examine la crise qui marque le régime des supplices à la fin du xviiie siècle, et la pluralité de solutions envisagées pour lui succéder – pluralité que la prison va réduire brutalement, en s’imposant comme la forme exclusive et monotone de punition. La section « Discipline » décrit ensuite la formation, durant l’âge classique, d’un ensemble de méthodes et de techniques visant à ordonner les corps, à organiser leur activité et leur observation ; méthode d’abord localisées, puis trouvant à se coordonner dans un schéma unique (le panoptique). Dans la section « Prison », enfin, Foucault peut nouer la gerbe, c’est-à-dire montrer comment la prison met en œuvre ce schéma synthétique, et pourquoi le droit, de son côté, adopte cette forme de pénalité, laquelle permet de constituer et de gérer la population délinquante. Dans cette trajectoire, la notion de « discipline » vient opérer une synthèse entre les dimensions historique et philosophique du questionnement initial : le repérage, d’un côté, d’un phénomène historique dûment documenté (au travers d’une série de règlements, de méthodes de formations, d’architectures, etc) ; la mise en place, de l’autre côté, d’une grille d’analyse de la réalité sociale contemporaine réinsérant la prison dans le tissu continu des relations de pouvoir qui prévalent, à l’extérieur comme à l’intérieur de son enceinte.
Cette belle linéarité pose toutefois un problème : sitôt qu’on s’en approche, elle semble se compliquer et se disperser de telle sorte que le livre, vu d’un peu près, ne semble plus du tout suivre une trajectoire simple mais partir littéralement dans tous les sens – tant d’un point de vue philosophique qu’historique, d’ailleurs.
Double dispersion, donc. Cet essaimage du questionnement philosophique et historique retentit sur la notion de discipline. La fonction de celle-ci (faire la synthèse entre description historique et critique sociale) l’oblige à se dédoubler, pour désigner tour à tour deux genres de réalité assez radicalement différents : tantôt Foucault appelle « disciplines » un ensemble de mécanismes concrets, s’exerçant au ras des corps et caractérisés par leur dimension étroitement matérielle, de sorte que les individus se voient peu à peu assujettis par les espaces dans lesquels ils se déplacent, par les éléments techniques qu’il manipulent ou avec lesquels ils entrent en relation (le fusil par exemple), selon une sorte de machinisme généralisé. Tantôt, au contraire, il appelle « disciplines » un certain type de schéma, une manière de concevoir ou de se représenter l’exercice du pouvoir ; ou encore (pour reprendre les termes du livre), une « syntaxe », un « programme », vis-à-vis duquel la réalité des relations de pouvoir est toujours en décalage, à la fois en excès et en défaut. Comme l’expliquera plus tard Foucault :
« Ces programmes ne passent jamais intégralement dans les institutions ; on les simplifie, on en choisit certains et pas d’autres ; et ça ne se passe jamais comme c’était prévu. Mais ce que je voudrais montrer, c’est que cette différence, ce n’est pas celle qui oppose l’idéal pur et l’impureté désordonnée du réel ; mais qu’en fait des stratégies différentes venaient s’opposer, se composer, se superposer et produire des effets permanents et solides… »
« Table ronde du 20 mai 1978 », Dits et écrits, IV, p. 28.
Cet extrait le montre bien : Foucault appelle discipline tantôt un ensemble de pratiques produisant un assujettissement effectif des corps ; et tantôt un certain mode de rationalité, jamais totalement actualisé dans les institutions, parce que sous-tendu par des pratiques qui le défont, le remodèlent, etc. Autrement dit, la « discipline » est non seulement une notion à deux faces (l’une tournée vers le concret, l’autre vers les modes de rationalité), mais une notion dont chacune des faces semble contester l’autre : d’un côté, il s’agit de jouer la matérialité des pratiques contre l’ordre des lois et des représentations ; de l’autre, il s’agit de dégager un type spécifique de régularités, un certain genre de « programmation » conceptuelle, des pratiques dans lesquels il est à la fois investi, mais par lesquelles il est déformé et transformé.
Une remarque, ici. C’est peut-être le moment de prendre au sérieux la référence récurrente de Foucault à la question classique des rapports de l’âme et du corps : son ambition de « produire une généalogie de la morale moderne à partir d’une histoire politique des corps » (4e de couverture), d’écrire une « histoire de l’âme moderne » montrant comment « l’âme est la prison du corps » (p.34). Cette reprise de la dualité âme/corps touche au cœur du projet d’une analyse des disciplines. Traiter de l’âme et du corps en philosophie, c’est toujours se demander comment peuvent coexister (suivant les termes de Descartes), la distinction substantielle et l’union réelle ; comment peuvent s’articuler une exigence de séparation, l’âme et le corps donnant lieu à deux modes de description radicalement incomparables, et la reconstitution de l’unité ainsi divisée. Traitant des disciplines comme matrice de l’individualité moderne, Foucault se trouve de la même manière face à l’exigence de faire coexister, et d’articuler l’un sur l’autre, le point de vue de ce qui se passe sur le strict plan des corps (et que le discours sur les principes, les représentations, etc., tend toujours à masquer), et le point de vue de ce qui se pense de ces corps (cette pensée étant toujours en excès sur ses manifestations ou réalisations concrètes) ; ce, sans perdre de vue qu’il s’agit, ici et là, de deux aspects d’un même devenir historique, et non de deux ordres de réalité sans aucun rapport l’un avec l’autre.
Or, la résolution de ce problème (comment embrasser ces deux ordres de considérations sous un horizon unique) est inséparable de la manière dont celui-ci est élaboré et mis en œuvre à même le texte de Surveiller et punir : il nous faut donc reprendre le livre du départ, pour comprendre comment cette dualité se trouve introduite, développée et finalement réarticulée dans un point de vue unique.
Posons la question précisément : qu’est-ce qui conduit, au juste, l’histoire de la prison moderne à rencontrer ce problème si poussiéreux du dualisme, entrer dans ce labyrinthe où l’on se trouve à traiter de deux réalités qui n’en font qu’une, distinguer l’âme de ce corps que, par ailleurs et simultanément, elle est ? Pour ce faire, on doit se pencher sur la structure de l’introduction du livre : on s’aperçoit alors qu’elle est, dans sa conformation textuelle, le lieu d’une série de dédoublements tout à fait frappante.
Cette absence n’est toutefois pas radicale ; mais pour « trouver le corps », pour trouver ce qui fait pendant au corps de Damiens, s’agissant de la modernité, il faut aller chercher au bout de l’introduction et bien des pages plus tard, la mention des révoltes de prisonniers contemporaines de l’action du Groupe Information Prison : mutineries alors présentées comme « une révolte, au niveau des corps, contre le corps même de la prison » (p.35). Silencieusement, ces révoltes sont au règlement pour la Maison des jeunes détenus ce que le récit de la Gazette d’Amsterdam est au prononcé de la condamnation à mort : à la fois un prolongement et un écart, une « réplique » (aux deux sens du terme : écho et réponse) au nouvel ordre imposé aux corps. Du même coup, c’est toute l’introduction de Surveiller et punir qui est ainsi insérée entre la disparition du corps, et sa réapparition transgressive et contestataire ; entre le moment où le corps s’évanouit littéralement, dans sa matérialité, sous la minutie des réglements, et le moment où il insiste à se faire de nouveau entendre.
Or, cette organisation du texte n’est pas seulement rhétorique, mais est liée à l’histoire même qu’il s’agit de raconter. En effet, lorsqu’on se penche sur ce que Foucault dit des révoltes de prisonniers, on s’aperçoit que celles-ci sont marquées au coin de la dualité, que ce sont des révoltes doubles :
« Leurs objectifs, leurs mots d’ordre, leur déroulement avait à coup sûr quelque chose de paradoxal. C’étaient des révoltes contre toute une misère physique qui date de plus d’un siècle : contre le froid, contre l’étouffement et l’entassement, contre des murs vétustes, contre la faim, contre les coups. Mais c’étaient des révoltes contre les prisons modèles, contre les tranquillisants, contre l’isolement, contre le service médical ou éducatif. Révoltes dont l’objectif n’était que matériel ? Révoltes contradictoires, contre la déchéance mais contre le confort, contre les gardiens, mais contre les psychiatres ? En fait, c’étaient bien des corps et de choses matérielles qu’il était question dans tous ces mouvements… »
Surveiller et punir, p.35.
En bref : si Foucault adopte, dans l’introduction de Surveiller et punir, un dispositif d’écriture et une mise en scène de l’archive si élaborés, ce n’est pas par coquetterie ou par goût de la complication : il s’agit de situer toute l’enquête à venir dans l’horizon d’une expérience qui, parce qu’elle est fondamentalement brisée, va donner lieu à une histoire se dédoublant en perspectives incompossibles : une histoire qui va devoir raconter l’investissement du corps et sa négation, la modernité et l’archaïsme de sa prise en charge, le froid, les coups et la prison-modèle. Une histoire où la diffraction des concepts fait écho à la disjonction des luttes.
Jetons un coup d’œil sur la manière dont ce dispositif d’ouverture engage la composition plus générale de l’ouvrage. De ce point de vue, les sections « Supplice » et « Punition » ont beau sembler s’enchaîner chronologiquement, ils n’en développent pas moins des perspectives fort différentes.
D’une section l’autre, donc, le point de vue change. Là où il s’agissait de faire valoir le corps contre sa disparition sous les principes et le discours que le droit tient sur lui-même, il s’agit maintenant de rendre raison de son apparition comme élément central de la pénalité. Là où il s’agissait de faire valoir les catégories d’une « microphysique » contre celles de la philosophie politique, il s’agit maintenant de restituer la forme de pensée, le cheminement conceptuel qui a conduit à ce recentrage sur le corps : non plus, donc, le corps contre les idéaux du droit, mais les idées qui ont conduit à promouvoir le corps. Là où la « microphysique » valait démystification du discours que le droit, ou la criminologie, tiennent sur eux-mêmes, la « technologie politique » va se présenter, elle comme la simple recollection de la manière dont les pratiques punitives se sont pensées : non plus, donc, l’effectivité des pratiques sous le tissu du discours, mais l’effectivité d’un discours, déposé dans une archive.
On voit ainsi comment la perspective et le cadre interprétatif de Surveiller et punir sont entièrement doubles. Synthétique, « l’histoire politique des corps » se divise sans recours entre une « microphysique » démystificatrice et une « technologie » compréhensive. Dualité qui n’est, dans le discours de Foucault, ni invention ni confusion, mais prise en compte d’une expérience dans laquelle le corps est en permanence convoqué et récusé. Du même coup, on peut répondre à la question (si fréquemment posée en forme d’objection) de savoir « où sont les prisonniers » dans Surveiller et punir, et ce que Foucault fait de leur souffrance dans un livre apparemment voué aux architectures désincarnées, aux mécanismes implacables et aux couloirs déserts : si les prisonniers sont soustraits dans le livre à la description et au regard, c’est qu’ils en organisent la distribution fracturée ; s’ils ne sont visibles nulle part, c’est que Foucault déplace leur présence vers le foyer de la perception archéologique elle-même. Leur absence du tableau doit être mesurée à ce qu’ils nous font voir.
On comprend maintenant que la notion de discipline résiste à une définition univoque, à la fois processus et programme, machine et idéal, etc. Cette notion est doublement réglée : par « discipline », Foucault va entendre l’ensemble des pratiques concrètes, s’exerçant au ras des corps et susceptibles d’être ressaisies dans leur multiplicité, dans l’horizon d’une microphysique ; mais par là, il va tout autant désigner l’horizon proprement conceptuel dans lequel ces pratiques vont trouver à se coordonner, dans la perspective d’une technologie. Aussi peut-on distinguer dans Surveiller et punir trois niveaux principaux d’usage de ce concept : les disciplines comme méthodes, la discipline comme diagramme, et le disciplinaire comme seuil d’existence d’une société.
C’est pourquoi Foucault peut parler de la discipline tantôt comme d’un seuil d’existence des sociétés : « Les disciplines sont l’ensemble des minuscules inventions techniques qui ont permis de faire croître la grandeur utile des multiplicités en faisant décroître les inconvénients du pouvoir qui, pour les rendre justement utiles, doit les régir. Une multiplicité, que ce soit un atelier ou une nation, une armée ou une école, atteint le seuil de la discipline lorsque le rapport de l’un à l’autre devient favorable. » (p.222) Et tantôt, au contraire, il traite de la discipline comme d’un principe : « Ce qui a remplacé le supplice, ce n’est pas un enfermement massif, c’est un dispositif disciplinaire soigneusement articulé. En principe du moins. » (p.269)
Autrement dit, la société disciplinaire c’est à la fois la société qui sort des disciplines (comme « minuscules inventions » microphysiques), et la société sur laquelle la discipline opère (comme diagramme technologique). Nous touchons ici, évidemment, au point où la double perspective adoptée par Foucault semble toucher à sa limite, et où elle risque de se rompre. Comment expliquer, en effet, que les disciplines, comme dispositifs matériels dispersés tout au long du corps social, trouvent à s’intégrer dans un diagramme unique abstrait de toute situation particulière ? Comment justifier, à rebours, que le « principe disciplinaire » trouve une prise aussi « capillaire » dans le corps social ? En bref : faut-il privilégier une explication de type matérialiste (où la praxis donne naissance à des représentations qui lui demeurent subordonnées) où de type idéaliste (où le fonctionnement social s’enracine dans un mode de rationalité déterminée) ? D’un mot : l’âme, ou le corps ?
Il est très remarquable que Foucault refuse absolument de poser cette question – à vrai dire, il paraît s’en désintéresser complètement. À aucun moment, il ne donne de réponse univoque au problème de savoir si la disciplinarisation de la société résulte d’une convergence aléatoire, mécanique, de dispositifs locaux, ou si ces dispositifs sont, d’eux-mêmes, ordonnés par avance à un tel horizon de convergence. Foucault se contente de faire coexister les deux perspectives, dans leur incompatibilité même, sans déterminer de quel côté situer leur fondement commun ; bien davantage, il répute cette question totalement illégitime dans les textes qui suivent Surveiller et punir, en donnant pour horizon commun aux deux types d’analyse « la réalité » :
« Ces programmations de conduite (…) ne sont pas des projets de réalité qui échouent. Ce sont des fragments de réalité qui induisent ces effets de réel si spécifiques qui sont ceux du partage du vrai et du faux dans la manière dont les hommes se « dirigent », se « gouvernent », se « conduisent » eux-mêmes et les autres. »
« Table ronde du 20 mai 1978 », Dits et écrits, IV, p. 29.
Comment comprendre une telle désinvolture ? On pourrait ici convoquer de nouveau une analogie avec le débat sur les rapports de l’âme et du corps. Chez Descartes, on s’en souvient, « l’union réelle » qui forme comme une troisième substance est en elle-même inexplicable : on ne saurait en rendre compte ni dans le lexique de la métaphysique (qui convient à l’âme) ni dans celui de la physique mécaniste (qui convient au corps). Mais cette conclusion négative, qui scandalisera les post-cartésiens, est aussi dégagement d’un horizon spécifique dans lequel cette union est expérimentée, déployée dans ses conséquences, et élaborée à travers une série de maximes réfléchies : cet horizon est celui que Descartes appelle « la conduite de la vie » et qui donne lieu à sa morale, déployée dans la correspondance avec Élisabeth, puis dans les Passions de l’âme. Osons le parallèle : chez Foucault, la dualité qui traverse entièrement le concept de discipline ne saurait être réduite par l’assignation d’aucun fondement commun. Mais c’est que sa véritable signification n’est pas à rechercher en amont (du côté des fondements) : de ce côté-là, elle se justifie amplement d’être présente, comme on l’a vu, au cœur de l’expérience des prisonniers, de tarauder leur existence quotidienne. Non, la véritable unité du concept de discipline est à rechercher du côté de « la conduite de la vie » – soit, chez Foucault, du côté de ses effets politiques.
Soulignons, en particulier, l’un des principaux effets de cette notion double : correctement comprise, elle rend impossibles ces deux manières habituelles d’apprivoiser la critique des prisons, manières qui consistent, pour l’une, à déplacer le problème du côté du droit, et pour l’autre à arguer d’un simple manque de moyens. Impossible, en effet, de situer le débat sur le plan des principes, d’arguer seulement du nécessaire respect des droits, d’adopter en bref la posture indignée du législateur : contre cette réduction, la « microphysique » exerce son action corrosive et démystificatrice, rappelle que la prison n’est pas le prolongement plus ou moins transparent d’une logique juridique, mais un dispositif qui exerce des effets précis et réguliers sur les corps. Mais impossible, tout autant, de s’en sortir en prenant l’air embarrassé d’un administrateur, c’est-à-dire de réduire le débat sur les prisons à un problème d’intendance où le manque de moyens, la surpopulation, les nécessités matérielles du service expliqueraient à elles seules ce que la situation peut avoir d’intolérable : impossible, parce que la « technologie politique » montre que toutes ces contingences, tous ces ajustements et tous ces bricolages sont pris et réinvestis dans des structures, des enchaînements, des diagrammes qui leur donnent leur portée politique. En bref : le concept de discipline permet d’interrompre ce jeu de bascule qui, renvoyant perpétuellement de l’invocation des grands principes aux inévitables raccommodages du quotidien carcéral, évite la position globale du problème.
Une remarque pour finir. Habermas a raison lorsqu’il rappelle que l’utilité d’un auteur, pour ceux qui le suivent, suppose de pouvoir reconnaître dans ses textes non seulement un vocabulaire ou des thèses (sans quoi, la lecture versera dans le slogan, ou la doctrine) mais un exercice, étayé sur une attention aux textes et permettant un rapport médiat à l’horizon politique. Mais Habermas a tort, lorsqu’il pense qu’une telle recherche est, dans le cas de Foucault, vouée à l’échec. Pour trois raisons, sans doute. Premièrement, il y a bien exercice. On pourrait montrer, de ce point de vue, que l’exercice de Surveiller et punir est, sur bien des aspects, analogue à celui que Foucault mettait en œuvre dans l’Histoire de la folie, en écrivant une histoire de l’asile « du point de vue » de Nietzsche, Artaud ou Roussel. Dans les deux cas, l’exercice consiste à prendre appui sur une expérience, non unitaire ou synthétique, mais au contraire hétérogène et disjonctive, et à en faire non l’objet de l’enquête, mais le centre de perspective depuis lequel les catégories de cette enquête même vont être élaborées et distribuées (dans l’Histoire de la folie, à travers le couple folie/déraison ; dans Surveiller et punir, à travers le couple microphysique/technologie). Deuxièmement, cet exercice procède d’une attention minutieuse au texte, c’est-à-dire à ce qui se joue entre la lecture et l’écriture : malgré la considérable différence de leurs pratiques, Foucault et Derrida sont également soucieux de produire une lecture qui soit également écriture, et inversement. La composition de Surveiller et punir n’est pas extérieure à son propos ; la manière dont le livre se déploie entre deux archives (ou plutôt, entre deux fois deux archives) définit un protocole au sein duquel les thèses trouvent sens. Troisièmement, cet exercice articule directement la description sur l’horizon politique – non pas, évidemment, sous la forme d’un programme à appliquer, mais sous la forme paradoxale d’une sorte de mise en suspens, par le dispositif théorique lui-même, d’un certain nombre d’arguments et de positions politiques, de telle sorte qu’un espace se trouve ouvert pour les pratiques et les contestations, qui ne soit encadré par aucune perspective politique préalable. Ainsi l’exercice théorique chez Foucault organise-t-il minutieusement le débordement des pratiques sur toute réduction théorique possible : exercice de la skepsis, héritier d’une certaine manière des exercices les plus canoniques du scepticisme antique (telles ces hypotyposes pyrrhoniennes où la raison se retourne contre elle-même pour laisser filer, comme entre les jambes de lutteurs affrontés, l’ordre infondé et effectif de la pratique). À une différence près : l’exercice ouvre chez Foucault, non sur l’horizon d’une vie sans trouble, mais sur le grondement d’une bataille.
Mathieu Potte-Bonneville