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Trentième anniversaire du Collège International de Philosophie
Entretien avec Jean-Marie Durand.
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Première publication : Les Inrockuptibles, 29 mai 2013.

Pour son trentième anniversaire, le Collège international de philosophie, présidé par Mathieu Potte-Bonneville, propose de nombreuses rencontres. Une manifestation qui traduit la multiplicité des territoires de la pensée contemporaine. Entretien.

Où en est la philosophie ? Comment identifier ses territoires éclatés ? Créé en 1983 par Jacques Derrida, notamment, le Collège international de philosophie est resté jusqu’à aujourd’hui un foyer créatif danPour son trentième anniversaire, le Collège international de philosophie, présidé par Mathieu Potte-Bonneville, propose de nombreuses rencontres. Une manifestation qui traduit la multiplicité des territoires de la pensée contemporaine. Entretiens le paysage de la pensée. En marge de l’université mais en dialogue constant avec d’autres pratiques, artistiques, scientifiques, militantes, cet organisme a écrit une page singulière de l’histoire intellectuelle contemporaine (Derrida, Rancière, Balibar, Agamben, Negri…). Pour célébrer ses trente ans, le Collège organise durant quinze jours des conférences, colloques et rencontres au Palais de Tokyo et d’autres lieux parisiens. L’occasion de mesurer les grandes questions investies aujourd’hui par des philosophes inventifs… Le président de l’assemblée collégiale du Collège, Mathieu Potte-Bonneville, analyse ses enjeux passés et présents.

Jean-Marie Durand : Le Collège international de philosophie a été créé il y a trente ans à l’initiative de Jacques Derrida, François Châtelet, Jean-Pierre Faye et Dominique Lecourt. Quels furent les principes qui guidèrent alors le projet ?

Mathieu Potte-Bonneville – Au départ de la création du Collège, il y avait le souci de mettre en question un certain nombre de partages, qui peuvent sembler extérieurs aux débats philosophiques, mais qui en réalité contraignent profondément l’exercice de la philosophie elle-même : partage entre la philosophie telle qu’elle s’enseigne dans le secondaire et telle qu’elle se pratique à l’université ; partage entre le grand public et le public des spécialistes ; partage entre l’État et la société civile… De là, la création de cet étrange hybride, ni vraiment institution ni simplement association : un organisme, qui accueillerait des chercheurs en philosophie sans considération de titres universitaires, philosophes de profession ou non, sur la seule base de l’intérêt de leur programme de recherches. L’une des idées-force était alors d’organiser la confrontation entre la philosophie et toutes les pratiques, tous les domaines qui bordent son exercice, qui ne sont pas simplement pour elles des « objets », mais des interlocuteurs ou des principes de perturbation : la littérature, la psychanalyse, les sciences humaines, les arts, la politique… C’est l’idée d’intersection, qui organise encore les recherches au Collège, dont nous avons tiré le titre du livre numérique que nous publions1, et de la quinzaine que nous organisons : procéder non par domaines de spécialité, mais par carrefours et par coupures, s’installer dans ces zones où le calme exercice de la philosophie se trouve interrompu par des questions, par des discours qui lui viennent d’ailleurs. Autre principe fondamental : on ne s’installe pas au Collège – on y devient directeur ou directrice de programme pour un temps non renouvelable, et puis on passe la main. Cela a permis qu’une multitude de chercheurs passent par le Collège, sans que jamais ne se stabilise un discours ou une doctrine, restant ainsi sensible aux tendances et aux transformations de la pensée contemporaine.

La liberté d’accès est restée une règle fondatrice de la philosophie du Collège. Pourquoi ? A-t-elle permis « d’inventer » un savoir, un public, a priori extérieurs à l’histoire de la philosophie ?

Ce principe de liberté d’accès est fondamental : tout le monde peut venir assister aux séminaires du Collège, aux colloques, aux journées d’études. En un sens, le Collège a anticipé de très loin sur les débats actuels autour de l’internet et de l’open access des recherches en sciences humaines. Imposer la liberté d’accès, c’est en fait laisser ouverte et indéterminée ce qu’on pourrait appeler l’adresse de la pensée : non pas « D’où parles-tu », comme on disait dans les années 1970, mais « A qui parles-tu ? » Au grand public ? Sans doute, mais – contrairement aux universités populaires – il ne s’agit pas de vulgariser mais de donner à voir une recherche en cours, parce qu’on parle aussi à d’autres chercheurs et à des publics d’autres disciplines, des juristes, des médecins, des artistes, des militants… Cette indécision de l’adresse, qui rejoint en un sens un principe très ancien (Socrate, après tout, parlait avec tout le monde) a l’intérêt de contrer la logique de division disciplinaire qui s’étend aujourd’hui en philosophie et en sciences humaines, où l’on ne s’adresse plus qu’à de très petits cercles ultraspécialisés. L’inconfort de cette situation concrète (ne pas savoir si, ce soir-là, on parlera à dix personnes ou à soixante !) est à soi seul un dispositif expérimental. Ses effets sont tangibles : lorsque Giorgio Agamben, par exemple, a conduit au Collège son séminaire sur saint Paul, à qui s’adressait-il ? A des théologiens, à des philosophes, à des militants politiques ? Le livre qui en est sorti, Le temps qui reste, porte la trace de ce trouble et de sa fécondité.

Comment comprendre la naissance d’un tel Collège dans le contexte idéologique du début des années 80, défini comme des « années d’hiver » par Félix Guattari ? Se présentait-il comme un foyer de résistance à un nouvel ordre conservateur de la pensée, marqué par le silence des intellectuels, le retour de la morale… ?

Justement : ce qui est passionnant dans l’histoire du Collège, c’est qu’il s’ouvre précisément dans cette période incertaine marquée par la mort de Foucault, par l’effondrement d’Althusser, etc. Se replonger dans l’histoire du Collège, c’est compliquer la formule de Guattari, l’idée qu’à la grande effervescence des années 70 auraient succédé des « années d’hiver », comme une sorte de période obscure ou de nouveau Moyen-Age. Même si la french theory est encore aujourd’hui identifiée aux grands penseurs des seventies, d’autres voix ont émergé dans ces années-là, de Jacques Rancière à Giorgio Agamben, Jean-Luc Nancy, Toni Negri, François Jullien ou Catherine Malabou. Une pensée, aussi, moins personnalisée, moins identifiée à de grands noms, un travail collectif dont nous héritons directement. Une part de l’intellectualité collective qui existe aujourd’hui en France a trouvé son foyer dans ces multitudes de programmes de recherche initiés au Collège. Cette histoire-là reste à écrire.

En se frottant à d’autres disciplines, la philosophie a-t-elle élargi ses propres modes d’intervention sur le monde ? Comment s’est articulé le rapport entre la philosophie et la politique ?

Pour le dire vite, si l’on se replonge dans l’histoire du Collège, on s’aperçoit que le problème était d’inventer des rapports entre philosophie et politique qui ne soient placés ni sous le signe de l’autorité (la philosophie donneuse de leçons) ni sous celui de l’engagement (le philosophe se justifiant de prendre position). Car il y a bien d’autres rapports possibles et nécessaires: comment la philosophie peut-elle réfléchir son propre rapport avec la catastrophe du politique, avec ce que celle-ci comporte d’horreur ou d’impuissance ? Question de Jean-François Lyotard. Comment peut-elle se dépêtrer de sa compromission, explicite ou tacite, avec les enrôlements politiques et nationalistes, pour inventer un autre rapport, cosmopolite, avec la citoyenneté ? Question de Jacques Derrida et d’Etienne Balibar. Comment peut-elle recueillir le sens d’événements qu’elle n’a ni décidés ni anticipés, lorsque survient une affirmation d’égalité qui la saisit, et comment contribuer à faire durer cette affirmation, à la relancer ailleurs ? Question de Jacques Rancière et d’Alain Badiou… En réalité, je crois que la tâche du Collège a moins consisté à articuler philosophie et politique qu’à les désarticuler de manière féconde, à introduire du jeu, pour que s’opèrent d’autres rencontres fécondes.

Existe-t-il un nouveau souffle depuis le début des années 2000 dans le champ de la réflexion philosophique ? Comment pourrait-on en caractériser les visages les plus marquants ?

Le fonctionnement du Collège, cette espèce d’accueil régulier de nouveaux programmes, en fait une sorte de sismographe de la pensée. On voit émerger de nouvelles questions : les préoccupations écologiques prennent une place essentielle, de même que les études postcoloniales ou la philosophie africaine, à propos de laquelle plusieurs projets passionnants nous ont été soumis pour le prochain renouvellement de l’assemblée de chercheurs. Les questionnements relatifs au handicap, aux subjectivités « atypiques » se présentent d’une tout autre manière, centrée moins sur les potentialités subversives de l’anormalité que sur les modalités possibles d’une vie en commun : c’est le sens de l’expérience d’agora philosophique que le Collège mène depuis deux ans avec la compagnie Les Turbulents !, qui accueille de jeunes artistes souffrant d’autisme. C’est une reprise, par d’autres moyens, de la question de la démocratie, ou de la citoyenneté. Sur un plan théorique, le retour de la métaphysique est également marquant. Ce sera d’ailleurs le sujet de l’intervention de Catherine Malabou au Palais de Tokyo, durant la quinzaine que nous organisons : un grand partage oppose aujourd’hui les penseurs qui, dans la lignée de Foucault ou de Derrida, s’attachent à montrer comment notre accès au monde est modelé par l’histoire, la culture, la langue, et ceux qui revendiquent un nouvel accès direct, radical, aux choses mêmes et à l’absolu. L’histoire ou l’Être ? C’est là un nœud de la réflexion contemporaine. Nous y sommes attentifs.

Quelles sont les questions clés, celles qui traversent le champ de la pensée contemporaine ?

S’il fallait résumer d’un mot l’esprit de cette quinzaine délibérément éclatée, je dirais : « borderline ». Parce que la folie n’est pas absente – c’est pourquoi nous consacrons une journée à cette grande figure de la clinique de l’autisme que fut Ferdinand Deligny, et une autre aux transformations du désir de santé dans le monde contemporain. Et en même temps, parce qu’il s’agit d’interroger ce qu’il en est encore des murs, des frontières, des barrières : comment les idées peuvent se trouver transformées par leurs circulations géographiques, comment la frontière entre la théorie et le peuple peut être traversée, comment la distinction entre humains et non humains (animaux, végétaux, écosystème, machines…) peut se trouver brouillée, comment la barrière de la langue oblige à l’exercice de la traduction. Ces jours-ci, il paraît que des députés s’opposent à l’organisation de cours en anglais à l’université : c’est une drôle de manière de sauvegarder la langue, en la préservant de la pluralité ! Notre quinzaine se clôt par une lecture, dite et chantée en plusieurs langues, du poème de Parménide : que ce texte fondateur du philosophe de l’immobilité soit ainsi malmené, enrichi par la diversité des idiomes est un assez bon symbole de ce que nous tentons de montrer – plusieurs langues, pour une même immuable exigence de pensée.

Propos recueillis par Jean-Marie Durand.


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