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Préface à T.Asad, W.Brown, J.Butler, S.Mahmood, La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d'expression.
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Préface à Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler, Saba Mahmood, La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression, Presses Univresitaires de Lyon, 2016.

Si les textes qui composent le présent volume s’efforcent ensemble de déplacer une opposition entre deux univers de pensée jugés inconciliables, l’alternative qu’ils contribuent à ébrécher n’est peut-être pas seulement, pour le lecteur français, celle de la laïcité et de la religion, de l’attitude critique et du dogmatisme, ou de la posture impertinente et de la dévotion aveugle. Car la première surprise, vu de ce côté de l’Atlantique, réside dans le fait que l’exercice de la relativisation anthropologique mettant à mal les identités culturelles, ou le travail d’une déconstruction attachée à dissoudre les essences stables (la laïcité, la religion ou la critique) en montrant comment chacune d’entre elles est secrètement travaillée par la hantise de sa contradictoire, en bref que tous ces gestes typiquement « post-structuralistes » adoptent ici les formes de l’échange et de la confrontation argumentée, de la discussion entre pairs et du ping-pong académique – réponses, réponses aux réponses. Pareille fidélité au jeu du séminaire universitaire étonnera peut-être ceux qui s’attendraient davantage à trouver de tels témoignages de respect à l’éthique de la discussion dans un numéro de Proceedings of the Aristotelian Society ou de telle publication hostile par principe aux procédures et au style d’interrogation hérités de la tradition structuraliste et post-structuraliste… Or, parmi les notions qui au fil des pages perdront ici leur évidence, figurent ces stéréotypes qu’un réflexe de pensée nous porte encore à associer à la tradition dite « anglo-saxonne » et à celle qu’on répute « continentale » : d’un côté, la progressive rectification des thèses soutenues par la mise au travail d’une communauté de recherche, où chaque chercheur en rabat sur sa propre originalité pour faire primer l’examen collégial des arguments ; de l’autre, la juxtaposition d’oeuvres célibataires indexées au nom propre de leurs auteurs qui, parce qu’ils entendent interroger les prérequis de la raison, témoignent en acte de leur défiance envers le dialogue en refermant leur texte sur une conceptualité, un lexique et un style idiosyncrasiques. Il y a lurette que ce partage ne fonctionne plus et, venue de Berkeley, la nouvelle parviendra aux derniers retardataires : il n’y a plus guère que le breakfast sans oeufs pour être authentiquement « continental », et l’hostilité à la confrontation des points de vue chez les chercheurs héritiers de Derrida ou de Foucault n’existe plus que dans le regard fané de leurs contempteurs de toujours (inquiets peut-être de devoir, à le reconnaître, faire le deuil en retour d’un  monopole rêvé sur l’exercice de la raison).

Au-delà d’une telle mise au jour de nos préjugés intellectuels, le style dialogique adopté par Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler et Saba Mahmood a ici un enjeu crucial, à trois égards au moins. Premièrement, dès lors qu’il s’agit de traiter de religion et de liberté d’expression, les questions ici soulevées s’enlèvent sur le fond d’une série de conflits, de prises de position et de manières de se toiser dont le moins que l’on puisse dire est que le dialogue n’est pas la caractéristique principale : de la guerre à l’émeute et à l’attentat, de l’insulte à la polémique, la question des limites de la critique et de son acceptabilité, des raisons qui portent à s’en prévaloir et des privilèges qu’elle confère, semble inviter spontanément au monologue et autoriser chacun à parler sur plutôt qu’à parler avec. Il vaut la peine, en ces temps où beaucoup ne regrettent l’interdiction du débat et le règne du politiquement correct que pour mieux renouer avec le plaisir de parler tout seuls, de relire ce qu’écrivait à propos de la polémique Michel Foucault en 1984 :

« Le polémiste lui s’avance bardé de privilèges qu’il détient d’avance et que jamais il n’accepte de remettre en question. Il possède, par principe, des droits qui l’autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste ; il n’a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l’existence même constitue une menace. Le jeu pour lui ne consiste donc pas à le reconnaître comme sujet ayant droit à la parole, mais à l’annuler comme interlocuteur de tout dialogue possible, et son objectif final ne sera pas d’approcher autant qu’il se peut d’une difficile vérité, mais de faire triompher la juste cause dont il est depuis le début le porteur manifeste ».


« Polémique, politique et problématisations », Dits et Ecrits, IV, p.591.

Le souci de l’échange a donc, compte-tenu du sujet, quelque chose d’une précaution qu’on jugerait élémentaire si elle n’était devenue si rare : nous sommes entrés dans une séquence historique où, par principe, apparaît suspecte toute tentative pour circuler entre les points de vue de ceux que blesse telle manifestation hostile à la religion, et ceux que heurte l’idée même d’avoir à s’en dispenser. Au fil du livre, affleure la manière dont ce soupçon est intériorisé par chacun.e des auteur.e.s : lorsque Saba Mahmood demande « pourquoi si peu de pensée a été accordée dans le débat intellectuel et public sur ce qui constitue la blessure morale dans notre monde laïc aujourd’hui ? », c’est pour souligner un peu plus tard que la simple possibilité de poser cette question doit s’arracher aux regards qui, spontanément, prétendent y déceler tantôt une naïveté offerte à toutes les instrumentalisations, et tantôt une ruse secrètement manipulatrice : « ma pratique du déplacement des opinions tranchées sur le rôle de la religion dans la vie publique se heurte souvent à une suspicion et un malaise profond (« qu’est-ce qu’elle est en train de faire, cette femme ? »)« . Que cet effort pour s’interroger soit perçu comme une inacceptable concession au fondamentalisme a de quoi donner le vertige : d’un côté, il semble aller de soi que l’émotion manifestée par de nombreux musulmans dans le monde témoigne exclusivement de ce qu’ils sont, ou bien encapsulés dans la version la plus ignorante de leur culture, ou bien fanatisés par une manipulation de masse, en tout cas incapables d’accéder à la réflexivité critique ; mais de l’autre côté, nous semblons faire si peu confiance à cette réflexivité même que tout effort pour la faire porter sur ce phénomène l’exposerait à une effrayante contamination, la ferait glisser du côté de son adversaire, la livrerait désarmée aux mains des fauteurs d’autodafé.

Si les contributeurs de ce livre s’efforcent de s’écouter et de se répondre, c’est donc pour suivre ensemble le précepte dont Kant faisait la devise des Lumières, sapere aude, « aie le courage de te servir de ton propre entendement » ; toute la difficulté semble être aujourd’hui de ne pas confondre cette maxime avec l’adoption d’une posture de matamore, et il n’est pas de trop d’être plusieurs pour y veiller. D’autre part, deuxièmement, l’enjeu de cette pluralité est de retarder, comme dans tous dialogue authentique, l’identification des parties en présence – de laisser ouverte aussi longtemps que possible la question de savoir qui au juste est en train de dialoguer. Le dialogue, en cela, diffère de la négociation, où chacun intervient es qualités et en position de mandataire, lorsqu’il s’agit au contraire (à supposer que l’on veuille comprendre quelque chose à la conjoncture contemporaine), de déjouer le face-à-face des identités spéculaires pour faire entendre une autre polyphonie. Talal Asad le souligne : « de nombreux Euro-Américains ont vu dans le scandale des caricatures danoises un conflit entre l’Occident et l’Islam, chacun défendant ici des valeurs opposées« . Ce diagnostic est, on le voit hérissé de majuscules, E, A, O, I, et tout se passe comme si chacune de ces voyelles repoussait du côté de ce que Hegel aurait nommé le bien-connu les soubassements normatifs dont se soutiennent ces entités affrontées, où elles puisent leur consistance et leur souveraineté supposée. Ainsi les deux propositions suivantes semblent-elles aller de soi : 1) l’Occident a puisé dans la singularité de sa tradition religieuse la force de s’en arracher une fois pour toutes, et le droit de projeter le modèle de l’autodétermination volontaire (en lequel il voit l’emblème de la liberté conquise) sur tout type d’attachement religieux, la liberté d’expression devenant moins alors exercice d’un droit que pierre de touche civilisationnelle ; 2) les musulmans sont de leur côté placés devant l’alternative suivante : soit reconnaître qu’ils ne sont en rien personnellement outragés par ce qui n’est, somme toute, que noms d’oiseaux et petits dessins, soit se soumettre à l’ordre violent d’un extrémisme tyrannique, abdiquant leur volonté propre et cédant à une confusion fétichiste entre les caricatures et ce qu’elles désignent. 

Ce sont les deux faces de ce bien-connu que les analyses de Talal Asad et Saba Mahmood viennent corroder, et si elles semblent à l’occasion se contredire, c’est qu’une crampe mentale aussi massive implique d’être attaquée sous plusieurs angles, de plusieurs côtés à la fois. Chez Talal Asad, est avant tout en question la possibilité d’universaliser, en les découplant de leur arrière-plan historique et politique, des catégories telles que la foi, la liberté d’expression et le blasphème, découplage qui permet à la rationalité euro-américaine d’occuper simultanément la position de l’un des camps et celle de l’arbitre. Or ces notions sont au contraire justiciables d’une généalogie précise et située :  loin d’être une catégorie générale, indifféremment applicable, le blasphème est « un indicateur de la forme que prend la liberté d’expression à différentes époques et en différents lieux, reflétant ainsi différentes structures de pouvoir et de subjectivité« . On semble donc s’acheminer vers une différenciation culturaliste, l’espace des conflits contemporains touchant au religieux apparaissant moins comme un tribunal de la raison que comme un no man’s land, non-lieu où s’entrechoqueraient sans se rencontrer divers systèmes normatifs donnant forme, sens et valeur à l’expérience. 

Toutefois – ajoute Saba Mahmood – ces systèmes n’héritent pas seulement, chacun à part soi, d’histoires diverses ; ils se trouvent, au présent, convoqués ensemble dans la même conjoncture. Les protagonistes sont alors commis à puiser dans un lexique commun qui met à mal l’identité supposée de leurs traditions culturelles : ce n’est pas tant que l’Islam ait « sa » compréhension du blasphème ; c’est plutôt que le recours, aux fins d’en mobiliser la charge axiologique et la force juridique, à des catégories telles que « blasphème », « discrimination » ou « discours de haine » vient introduire une distension intérieure à la pratique de la foi musulmane, marginalise certaines manières de l’éprouver et de la vivre, de telle sorte que la blessure morale consécutive à tel ou tel outrage se trouve à la fois reconnue et méconnue de se trouver traduite dans le lexique du droit. Interroger, comme le fait Mahmood, le « recours immédiat au langage juridique par ceux qui s’opposaient aux caricatures aussi bien que par ceux qui cherchaient à les justifier dans la presse d’Europe et du Moyen-Orient« , c’est compliquer l’indexation culturelle des positions en présence par l’introduction d’une anthropologie dynamique – ce n’est pas seulement que l’Occident est plus singulier qu’il ne semble, lorsqu’il manie le catégorial de l’individualisme libéral ; c’est aussi que l’Islam est moins archaïque qu’on ne croit, lorsqu’il mobilise (pour articuler le tort dont certains se jugent victimes) les concepts au travers desquels l’Etat laïc a remodelé l’expérience religieuse. A l’intersection de ces lignes d’analyse, le tryptique blasphème / offense / liberté d’expression, où les litiges contemporains trouvent à se phraser, se voit à la fois contesté dans ses attendus et confirmé dans ses effets : s’il fallait, selon Blaise Pascal, « plusieurs évangélistes pour la confirmation de la vérité ; leur dissemblance utile« , il faut ici plusieurs chercheurs pour témoigner des dissimilitudes, sous l’affrontement trop simple auquel nous assistons entre Religion et Vérité.

Une troisième raison, cependant, noue le faisceau de questions ici soulevées à la forme dialoguée choisie par les auteurs, lesquels ne se privent pas à l’occasion de faire valoir rectifications et désaccords. Cette raison touche à l’enjeu posé à l’horizon de l’analyse – savoir, la critique considérée dans sa définition et sa redéfinition éventuellement nécessaire, dans l’autorité qu’elle confère aux jugements qui s’en revendiquent au moment même où elle entend passer au crible toute forme d’autorité, dans les relations exclusives ou non qu’elle entretient avec l’ordre séculier (terme qu’on aurait envie, ici, de substituer à « laïque » tant le mot de « laïque » semble connoter moins le partage général entre sacré et profane, ou religieux et politique, que l’articulation typiquement française de cette problématique, devenue « passion nationale » selon l’expression de Jean Baubérot). La manière dont le débat se faufile à travers les textes est assez sinueuse pour qu’on tente au moins d’en distinguer les différents thèmes et contrepoints. 1) « La critique », tout d’abord, est une des dimensions du cas d’école que les auteurs examinent ensemble : l’émoi suscité, à travers le monde, par la publication des caricatures de Mahomet dans un journal danois vint de ce qu’un grand nombre de personnes y virent (pour rester volontairement vague, là où T.Asad et S.Mahmood creusent la phénoménologie de cette blessure morale) un insupportable dénigrement, là où les défenseurs des caricaturistes soulignèrent la solidarité entre la liberté d’imprimer de telles choses, et le recul réflexif sans lequel liberté et citoyenneté resteraient lettre morte. 2) « La critique » dès lors, n’est pas seulement une certaine façon de décrire le litige ; elle emporte avec elle l’ensemble d’un arrière-plan normatif, dont il convient d’interroger la nature. Plus précisément, il importe d’examiner  le bien-fondé de cette attitude qui consiste à superposer le partage entre laïcité et religion, avec le partage entre posture critique et posture dogmatique : cette superposition conduit, d’une part, à faire bénéficier toute contestation du religieux du crédit accordé à l’attitude réflexive ; d’autre part, elle rend problématique l’idée même d’une critique de la laïcité, elle en fait une attitude à la fois paradoxale puisque se retournant sur ses propres conditions, et suspecte d’en rabattre sur la solidarité que toute critique véritable devrait manifester envers l’esprit laïc. 3) Il n’en reste pas moins qu’en soulevant ce nuage de problèmes, nos auteurs font eux-même oeuvre critique : ils mobilisent à leur tour, lorsqu’ils soupçonnent le ton de certitude dont font preuve les héraults contemporains de l’eprit critique, une sensibilité particulière envers les litiges où la métaphysique (pour parler comme Kant) devient une kampfplatz, et une attention aux conditions de possibilité catégoriales, politiques et épistémologiques, sensibilité et attention dont Judith Butler rappelle qu’elles sont inséparables d’un épais corpus philosophique.

Tout le problème est évidemment d’éviter qu’une telle démarche feuilletée, nécessaire en notre période d’anathèmes, ne se heurte à une objection préjudicielle : celle qui, depuis Nietzsche, souligne le caractère paradoxal de toute critique de la critique. Abstraitement considérée, une telle ambition semble en effet vouée à deux impasses symétriques : tantôt, on remarquera qu’entreprendre une critique de la critique suppose d’avoir déjà posé l’acte de critiquer comme désirable et légitime ; critiquer la critique, c’est donc en adouber les motivations, c’est adopter ce mélange de prudence et de vigilance qui définit l’attitude critique – vous voyez bien que la critique est désirable, puisque vous en voulez encore davantage ! Tantôt au contraire, on pointera le fait que la critique n’est jamais si absolue qu’elle ne conserve, par devers-elle, un petit corps de principes et de normes impossible à remettre en cause, puisqu’il forme sa condition ; or une critique ainsi empêchée de se retourner vers ce qui la fonde, comme endettée envers ses propres principes, n’est peut-être pas une critique du tout – vous voyez bien que la critique est impossible, si elle doit ménager ses arrières ! On devine quelle traduction vulgaire de telles objections pourraient trouver dans le cas qui nous occupe : tous ces auteurs qui, au nom de la critique, mettent en cause la valeur absolue de la laïcité, prétendent déceler dans la satire de la religion une forme de mépris rempant envers les musulmans d’Europe, et vont jusqu’à suggérer qu’il arrive aux docteurs de la foi de réfléchir, font-il autre chose que de scier la branche sur laquelle ils sont assis ? On comprend aussi qu’en retour, la discussion s’engage non seulement sur des questions d’ordre logique (comme le type de sémiotique engagé respectivement dans l’iconologie chrétienne et dans la familiarité avec le Prophète propre à certaines interprétations de l’Islam ; ou la question de savoir si les catégories descriptives et prescriptives engagées dans l’interprétation du cas sont ou non séparables) , mais aussi sur le genre d’affect, d’attitude et de subjectivité investie dans la démarche critique, autrement dit sur les prérequis sensibles et sur le type de posture qu’ils engagent chez nos auteurs.

Sur ce point, la leçon de Michel Foucault forme au fil des textes un contrepoint insistant ; affleure, à différentes reprises, la distinction que Foucault proposait, à partir de Kant, entre les catégories universelles de la Critique et l’ethos critique singulier caractérisant l’Aufklärung, faisant de cette dernière une exigence de « sortie », d’Ausgang. On voit bien, en effet, comment à distinguer ainsi au sein de ce que l’on nomme « critique » entre critériologie rationnelle et intranquillité subjective, on se donne les moyens d’introduire une marge de jeu, marge telle que l’attitude critique ne soit ni exempte de toute histoire (car il y a une histoire propre aux formes de subjectivité), ni réductible ou irrémédiablement attachée aux formes et aux cadres historiques de ce que l’on a nommé les Lumières européennes. Ce n’est pourtant pas le moindre des mérites de ce livre que de refuser de s’en tenir là. Au contraire, évitant de rabâcher les formules du dernier Foucault (« ontologie critique de nous-mêmes« , etc), les contributeurs mettent en tension cette thèse foucaldienne, lui confrontent d’autres textes de Foucault (En particulier la conférence « Qu’est-ce que la critique ? » de 1978, souvent confondue avec « Qu’est-ce que les Lumières ? » et récemment rééditée ), soulignent pour certains leur défiance envers une conception trop « héroïque » (Asad) de la critique. En bref, l’attitude critique est moins le nom d’une solution que celui d’un problème ; la critique de la critique ne consiste peut-être pas simplement à séparer le bon grain subjectif de l’ivraie rationaliste – mais à souligner que l’impertinence doit encore se soupçonner régulièrement elle-même, sous peine de voir sa force corrosive mise au service du ressentiment. 

La finesse et la profondeur de ce débat ne serait pas tels si précisément Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler et Saba Mahmood ne se tenaient avec constance à deux règles de méthode : d’une part, ils partent du cas et y reviennent sans cesse, puisant dans l’analyse singulière de l’affaire des caricatures danoises les questions qu’ils adressent à ces grandes catégories que sont le blasphème, la liberté d’expression, la critique, etc. Au détour d’une page, Judith Butler rappelle la façon dont Hannah Arendt puisait, dans le jugement esthétique de Kant, un modèle pour la politique : or c’est bien à des jugements de ce genre que nous avons ici affaire, jugements que Kant nommait « réfléchissants » pour souligner comment (à l’instar de ce qui se joue face à l’oeuvre d’art) on part toujours de l’objet singulier pour chercher les notions générales qui lui correspondent, plutôt que de prétendre d’emblée disposer apodictiquement de celles-ci. D’autre part – et l’on retrouve ici le motif initial – une telle démarche n’a de sens et de chance qu’à s’exercer à plusieurs, dans une confrontation des vues et des voix telle que chacun.e se voit contraint.e de repasser sur les lignes tracées par ses interlocuteurs. S’il est régulièrement dans ce livre question de traduction, si la critique de la critique ne peut s’exercer à l’endroit du blasphème que dans la pluralité des langues (tajdif, blasphemy, isa’ah, schesis), c’est un autre bonheur de traduction qui – dans la version française cette fois – nous donne peut-être la clef, lorsque Judith Butler discute la façon dont (pour Raymond Williams) la critique consiste à « trouver à redire« . D’une oreille distraite, il est permis d’entendre dans cette expression tout autre chose qu’une simple récrimination : il se pourrait que trouver, ensemble, « à redire » soit, aujourd’hui, la condition pour continuer à se parler.

Mathieu Potte-Bonneville


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