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De l'usage à l'usager

Les usages de Foucault et selon Foucault.

Les usages de Foucault et selon Foucault.

Intervention lors du colloque « Les Usages de Foucault », Université Bordeaux III, 3 mars 2011).

« Les usages de Foucault » : la formule, sans doute, peut s’entendre en deux sens. Elle pourrait renvoyer d’abord aux usages qu’il nous est possible de faire de cette oeuvre et de ces travaux, à propos d’objets, à l’intérieur de disciplines et dans un contexte historique qui ne furent pas les siens. A ce compte, notre titre renvoie à un registre bien connu : l’usage du terme d’usage est aujourd’hui largement répandu, non seulement pour caractériser l’application de tel ou tel système de pensée à la réalité sociale contemporaine, son appropriation à d’autres fins que celles pour lesquelles il a été conçu, mais tout autant pour désigner, de l’intérieur des sciences sociales, un certain registre d’appréhension sociologique, ethnologique, plus rarement philosophique, des comportements et des moeurs : on ne compte plus les titres d’ouvrage mentionnant les « usages sociaux de », formule figée qu’il revient peut-être à Pierre Bourdieu d’avoir introduite (en sous-titrant la traduction du classique d’Ervin Goffman, Stigmates, par « usages sociaux du handicap », ou en publiant, en 1975, son livre « un art moyen, les usages sociaux de la photographie ». Formule bien connue donc ; mais nous savons depuis Hegel que le bien-connu est tout autant ce que sa fréquentation même porte à méconnaître ; à ce compte, force est de constater que nous ne savons peut-être pas très bien ce qu’impliquent de tels usages, au risque de voir la formule désigner simplement le renoncement du chercheur à caractériser explicitement la relation qu’il entend établir avec la théorie qu’il mobilise.

Si nous cherchons alors des éléments qui pourraient éclaircir ce que peut bien vouloir dire « usage », nous sommes renvoyés à l’autre face du génitif : « les usages de Foucault », cela peut aussi bien s’entendre comme « les usages selon Foucault », autrement dit renvoyer à la manière dont cette notion trouve dans l’oeuvre de Foucault une pertinence et une signification particulières ; notre titre ici fait signe vers la manière dont l’un des derniers grands livres de Foucault, L’Usage des plaisirs, entend promouvoir et examiner la notion grecque de chresis pour saisir à travers elles un mode particulier d’articulation de l’expérience éthique ; au-delà, il renvoie à la façon particulière dont Foucault posait le problème du pouvoir (préférant la question technologique « le pouvoir, comment s’exerce-t-il ? » à toute interrogation sur les principes qui permettraient de juger celui-ci) ; à la manière dont il définissait son oeuvre comme une boîte à outils, revendiquant le droit de « mettre en charpie » les « théories enveloppantes et globales » pour en tirer des « instruments localement utilisables » ; à la façon, enfin, dont il désignait les destinataires privilégiés de son oeuvre, affirmant « écrire pour des utilisateurs », usagers au vrai d’un type particulier puisqu’eux-mêmes commis à s’emparer de ses textes depuis une position d’exposition aux normes sociales, plutôt que de maîtrise ou de surplomb : les prisonniers, plutôt que les réformateurs politiques ou les travailleurs sociaux. Penser « les usages de Foucault », cela voudrait dire en bref relire l’oeuvre en y décelant, plutôt qu’une description en extériorité de règles anonymes déroulant leurs effets dans le dos des acteurs (lecture privilégiée par les contemporains de Foucault), les éléments épars d’une sorte de pragmatique, les concepts permettant de décrire la façon dont les sujets peuvent infléchir, tordre ou modifier les règles épistémiques et politiques au sein desquelles ils se trouvent partiellement définis.

Génitif objectif, ou génitif subjectif ? A bien y regarder, on s’aperçoit que ce choix n’en est pas un. D’une part, en effet, en appeler aux usages était une manière pour Foucault, sinon de se dessaisir de son oeuvre (il était souvent féroce avec ses lecteurs trop pressés !), du moins de se déplacer vis-à-vis de la position d’auteur que cette oeuvre semblait circonscrire par devers-elle. D’autre part, et plus profondément, le rôle que Foucault fait jouer dans le dernier temps de sa philosophie à la catégorie de chresis vise justement à brouiller, de manière concertée, les pôles adverses de l’objet et du sujet : faire usage de ses plaisirs, pour le citoyen grec, c’est essentiellement se constituer comme sujet non dans la revendication d’une liberté souveraine, d’un quant-à-soi essentiel, mais dans l’élaboration difficile d’un rapport avec ce qui excède ou contraint cette liberté même, par exemple lorsqu’on se trouve dans la position délicate d’être objet de désir pour les autres : « l’antinomie du garçon », dont l’examen forme le coeur de L’Usage des plaisirs, désigne ainsi l’obligation pour le jeune homme grec d’inventer une façon de se conduire, dans une double relation avec le statut d’objet désirable qu’il est actuellement, et de sujet politique qu’il est promis à devenir (celui-ci donnant son sel à celui-là, mais celui-là risquant toujours, si l’on s’y abandonne trop facilement, de compromettre celui-ci). 

On comprendra du coup qu’il soit sans doute impossible de sérier les problèmes : de définir, d’abord, ce qu’il en est précisément de l’usage chez Foucault, pour engager dans un deuxième temps le mouvement d’une application raisonnée de ses thèses aux nouveaux objets qui sont les nôtres. C’est pourquoi je m’autoriserai ici à circuler d’une manière assez libre entre l’examen de certains segments de l’oeuvre, et celui de problèmes ou d’expériences qu’elle n’a pas envisagé ; mon propos, ce faisant, serait de tracer les contours d’un problème – dont je renonce à me demander s’il fut bien celui de Foucault ou celui que nous pouvons nous poser, le lisant. Le problème peut s’énoncer ainsi (et je ne ferai pas davantage ici que d’en exposer les linéaments, les dimensions et les enjeux) : qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, en amont même du geste consistant à faire usage d’une pensée, que de penser la réalité sociale et politique en termes d’usages ? Qu’est-ce que cela peut bien signifier, de substituer comme Foucault l’a fait et nous a invité à le faire, à la détermination d’un propre du politique (détermination que l’on ne cessait, de toutes parts, de lui réclamer), l’ouverture d’un nouveau registre d’enquêtes (l’ordre des façons, des manières, au sein duquel s’articulent les modalités éthiques de la constitution de soi et les procédures d’un gouvernement des conduites) ?

Une scène.

Pour poser cette question, on peut partir d’un texte assez latéral : un entretien de 1982, donné conjointement par B.Kouchner, M.Foucault et S.Signoret, au retour de Pologne où ils venaient d’accompagner un convoi de Médecins du monde dans le contexte particulier de l’instauration de l’état de siège. Interrogés sur la « normalisation » du pays, M.Foucault et S.Signoret s’expriment successivement :

M.Foucault : normalisé, attention. Un pays socialiste est normalisé lorsqu’une situation exceptionnelle se résorbe suffisamment pour qu’on en revienne à la normale. Cette normalité ne veut absolument pas dire acceptation, obéissance ou adhésion de la population. Il y a toujours un refus constant prêt à s’exprimer. Il y a des interstices.

S.Signoret : j’ai été personnellement très fière, là-bas, de ma profession. (…) je n’avais jamais vu des acteurs qui, dans leur grande masse, boycottent les médias gouvernementaux. C’est ce qui se passe en Pologne. Et les artistes officiels sont boudés par le public. Récemment, une grande pianiste devait donner un concert à Cracovie. Les gens l’ont applaudie quand elle est entrée… et ils ont continué d’applaudir quand elle a joué. Elle a dû partir.

M.Foucault : C’est la même chose dans tous les domaines. Je n’ai jamais vu une inadéquation aussi grande entre un gouvernement et son peuple.


Foucault, « L’expérience morale et sociale des Polonais ne peut plus être effacée », Dits et écrits, IV, p.346.

Dans cette scène, m’intéresse évidemment la façon dont, dans l’interstice désigné par Foucault, vient se loger une invention instantanée, tout à la fois ironique et menaçante – qui donne un sens nouveau à l’expression « applaudir à tout rompre ». (Et l’on ne peut s’empêcher, face à cette merveilleuse invention, de songer à une autre, qui vit récemment les manifestants du Caire revenir place Tahrir avec seaux, balais et écriteaux « pardon pour le dérangement – nous nettoyons l’Egypte », dans un geste qui, depuis l’espace des pratiques ordinaires tout à la fois surjouait le retour à l’ordre et en inversait le sens, faisant de cette normalisation même un acte politique valant avertissement, au cas où certains voudraient croire le nettoyage terminé). Dans les deux cas s’atteste une certaine manière de pratiquer l’acceptation qui, par son excès même et sur sa lancée, se transforme en refus et, ici, chasse l’artiste que l’on acclame, là témoigne du prolongement d’une vigilance, le calme revenu. Plus précisément, et pour s’en tenir à l’exemple polonais, cet événement vient s’inscrire à l’intersection de deux mouvements, selon qu’on le lit depuis la scène, ou depuis la salle.

  • Depuis la scène : il faudrait inscrire l’entrée de l’artiste dans le cadre global d’une réflexion sur la fonction que l’art et les artistes ont pu occuper dans la légitimation de régimes tel que celui du général Jaruzelski, participant d’une entreprise du pouvoir pour déborder l’ordre strictement politique, s’assurer un ancrage du côté du goût public – mais s’exposant, du coup, aux sanctions d’un tel goût, et se voyant contraint de s’en remettre aux spectateurs pour prolonger, dans leur comportement, le rituel du concert.
  • Depuis la salle, qui applaudit et continue d’applaudir, nous sommes renvoyés à la manière dont une convention, qui règle ordinairement la relation d’échange entre l’article et son public (ce qu’il faudrait nommer un usage, au sens des us et coutumes), se trouve mise en oeuvre d’une manière à susciter des effets contraires à ceux qui étaient attendus.

On voit en quel sens l’événement rapporté par Simone Signoret est « interstitiel », pour reprendre l’expression de Foucault : il se situe au point d’articulation entre le mouvement par lequel le pouvoir tente d’investir l’ordre des moeurs (mais, ce faisant, s’expose), et la façon dont le public invente un usage des usages, qui manifeste son désaccord ; de sorte que l’ordre des usages (en laissant, pour l’instant, ce concept à son indécision) apparaît comme un champ d’affrontement et de captures réciproques où se joue, en l’espèce, la relation entre Etat et société.

Deuxième remarque : plutôt qu’entre « Etat et société », il faudrait dire « entre pouvoir, ou gouvernement, et population ». Ce n’est pas un hasard si, dans ces mêmes années où Foucault explore les subtilités de la réflexion grecque sur la chresis, il mobilise pour traiter du contexte polonais ces catégories-là : au travers de celles-ci il s’agit d’indiquer, premièrement, que le pouvoir dont il s’agit est irréductible, tant à l’autorité institutionnelle dont il prétend se prévaloir, qu’à la violence dont il fait preuve, mais doit être saisi à partir des techniques qu’il met en oeuvre ; deuxièmement, que face à ce pouvoir, on a affaire à une multiplicité humaine qui prend appui sur la façon particulière dont le pouvoir prétend la saisir et la « normaliser », i.e. comme « population » (concept auquel Foucault consacre de longues analyses dans son cours au Collège de France), au ras de ses déterminations intimes et subjectives. Là où l’intervieweur entend, par « normalisation », la stabilisation violente de la situation par le régime, Foucault déplace le regard, soulignant que cette mise au pas est inséparable d’un autre genre de normalisation, où le pouvoir tente d’investir de l’intérieur, ou de laisser jouer à son profit, les habitudes propres à la société qu’il soumet. Dans un autre entretien, Foucault trouve pour indiquer cette nécessité de penser ensemble les grandes manoeuvres de la politique et son enracinement dans une certaine mise en ordre des conduites ordinaires un raccourci frappant : évoquant l’expérience des polonais, il écrit « trente-cinq ans du régime précédent avaient pu leur faire croire que, finalement, l’invention de nouvelles relations sociales était impossible. Chacun, dans un Etat comme celui-là, peut être absorbé par les difficultés de sa propre existence. On est, en tous les sens du mot, « occupé » ». (art.cit.)

Derrière le jeu de mots, l’enjeu est d’importance : il concerne la manière dont l’expérience de la dissidence, que Foucault qualifie de « morale et sociale », oblige à reconfigurer autour d’elle les catégories mêmes du politique. Face à Claude Lefort, qui dans ces mêmes années reproche à Foucault de dissoudre dans une même approche techno-politique la différence foncière entre démocratie et totalitarisme, et par là de manquer la négation de toute distance entre Etat et société qui fait le propre de ce dernier régime, Foucault souligne que cette fusion totalitaire, que cette négation de la différence entre Etat et société n’est pas constituée comme horizon par la logique profonde de l’ordre totalitaire, sans être aménagée d’abord dans le vif des relations sociales, à travers une série d’opérations et de mises en ordre par lesquelles le pouvoir cherche à s’enraciner dans le comportement ordinaire des gouvernés. En d’autres termes, contre l’alternative posée par Lefort entre deux paradigmes politiques (celui qui fait valoir la différence fondamentale des régimes, celui qui appréhende techniquement les procédures de domination), la scène polonaise fait valoir que l’une ne saurait se passer de l’autre, et s’expose du même coup à se trouver ébranlée par elle : le contrôle de la société passe par un travail de domination qui institue les subjectivités comme lieu d’affrontement décisif.

Dans l’interstice désigné par Foucault, vient se loger une invention instantanée, tout à la fois ironique et menaçante – qui donne un sens nouveau à l’expression « applaudir à tout rompre »

Une remarque digressive, puisque j’ai rapproché tout à l’heure les événements polonais des révolutions arabes contemporaines : on trouverait, dans les analyses actuelles que la sociologue Béatrice Hibou consacre au « pacte de sécurité » tunisien de l’ère Ben Ali un écho assez direct aux intuitions de Foucault ; d’une part, souligne l’auteure, « le régime ne tenait pas principalement par la répression et la corruption – phénomènes réels mais secondaires – mais bien plus profondément par l’investissement des rouages économiques et sociaux, des pratiques économiques et sociales les plus banales par les mécanismes disciplinaires et coercitifs de pouvoir. C’est toute cette dynamique d’arrangements, de négociations et de compromis à la base de ce que j’ai appelé dans mes recherches un « pacte de sécurité » qui explique comment le régime a pu « tenir » aussi longtemps. ». D’autre part, ajoute-t-elle, «  il ne faut pas confondre l’absence d’expression publique, l’acceptation apparente d’un système avec l’adhésion et l’acceptation intime de l’ensemble de ses dispositifs et de ses pratiques. » Il est difficile de ne pas reconnaître, dans cette double direction d’enquête, la double nécessité posée par Foucault de déplacer l’appréhension du politique vers l’institution immanente des relations de pouvoir, et de compliquer l’alternative entre l’acceptation et le refus, sous peine de ne pas comprendre comment, sauf à recourir à quelque épiphanie miraculeuse de la résistance, celui-ci peut suivre celle-là.

Dernière remarque à propos de notre scène de concert. Si l’on interroge la consistance propre à cet espace des usages qui s’y dessine, on se trouve renvoyé à l’établissement d’un certain rapport des signes et des corps, obligeant à considérer comme également partielles les grilles de lectures alternatives du symbolique et du matériel. Car qu’est-ce, au fond, qu’applaudir ? L’applaudissement, c’est évidemment un signe, doté d’une signification conventionnelle, et dont l’exécution corporelle va porter une gamme infinie de nuances (applaudissements polis, nourris, fervents, ironiques, etc) :  il y a une stylistique des applaudissements qui fait de leur substrat physique le support de multiples signifiés. Dans le même temps, l’applaudissement ne cesse d’être une manifestation physique (au double sens où applaudir sollicite le corps et où cela fait du bruit). Plus précisément, la dimension physique de l’action, d’abord niée par l’arbitraire du signe, se trouve réinvestie au service de cette signification symbolique même – par exemple, dans le fait que des applaudissements prolongés témoignent d’autant plus de la gratitude du public que celui-ci se fatigue. Applaudir relève en ce sens de la sphère de l’action tout autant que celle du discours : on a là typiquement affaire, pour emprunter un terme qui circule de manière assez mobile chez Foucault, à un geste, au sens où il s’agit d’une manifestation simultanément active et expressive, renvoyant à  la fois aux règles de la culture et aux lois de la nature, sollicitant en même temps une stylistique et une technique des corps. 

La scène décrite par S.Signoret joue de manière exemplaire sur ces deux tableaux. Parce que, d’abord, les signes y sont mobilisés pour leur dimension physique et accoustique : il s’agit de couvrir le son du piano et d’empêcher de jouer ; les spectateurs se rappellent ainsi comme corps au moment même où ils sont requis et réquisitionnés dans l’ordre du sens et du goût. Ce faisant, ils confèrent toutefois à ces gestes dont le son excède le sens une signification seconde : la capacité de la salle à chasser une artiste devient métaphore de la puissance de la population à refuser son consentement au pouvoir qui le lui demande. Il y a, dans cette subversion, quelque chose d’un renversement de la scène hobbienne du Léviathan : le public du concert se manifeste comme corps dans l’acte même sensé signifier son acceptation, mais pour se réapproprier le pouvoir de signifier, et pour signifier que le pouvoir ne saurait compter sur la force de tous. Applaudir jusqu’au départ de l’artiste, c’est manifester symboliquement que le peuple conserve par devers soi sa force, dès lors que le consentement qui lui est demandé n’en est pas un.

Ayant cela en tête, on ne peut éviter de remarquer que la préoccupation foucaldienne pour l’usage, et l’apparition chez lui de tout un réseau de concepts forgés pour en rendre compte (stylistique, manières, façons, conduites…), intervient en quelque sorte en tiers vis-à-vis des paradigmes discursif et « microphysique » qu’il avait successivement promus : il faudrait ici, nous n’en avons pas le temps, suivre dans son oeuvre la réapparition du lancinant problème des rapports entre le discursif et le non-discursif ; ou remarquer que, si L’Histoire de la sexualité est explicitement écrite de manière à faire pièce à toute interprétation symbolique ou herméneutique du désir, elle se décale tout autant d’une appréhension brute, pourtant annoncée dans La Volonté de savoir, de ce qui se joue au niveau des corps et des plaisirs (au point que les premiers lecteurs de L’Usage des plaisirs ont pu à bon droit se demander où est le sexe, dans L’Histoire de la sexualité). Pour ce qui nous concerne, contentons-nous de remarquer ceci : une juste description de l’ordre des usages paraît requérir une forme d’hybridation entre les catégories du discours et celle de l’action.

On pourrait même dire que seule la constitution d’un tel point de vue hybride permet de rendre compte de la puissance subversive d’un usage comme celui rapporté par S.Signoret : puissance d’une manifestation que l’on ne saurait dire « seulement physique », tant elle n’illustre pas la résistance native, vitale, des corps à leur embrigadement dans le cérémonial du pouvoir – mais se donne au contraire comme une manière de jouer, symboliquement, avec les codes socio-politiques incorporés. Puissance d’une manifestation que l’on ne saurait dire, à l’inverse, « seulement symbolique », comme s’il n’y avait là qu’une inversion carnavalesque confirmant a contrario l’ordre régnant ; si symbole il y a, celui-ci participe tout autant de la construction matérielle d’un rapport de forces, tout comme on ne saurait démêler ce qui tient, dans l’immolation de Mohamed Bouazizi, de l’acte symbolique et de la mise en jeu du corps, mise en jeu dont on ne saurait dire qu’elle n’a enflammé la Tunisie qu’en pensée.

Un silence.

On peut donc retenir trois leçons de cette scène polonaise : la désignation, d’abord, d’un lieu, d’un « interstice » des usages, dont le repérage pourrait se révéler discrètement décisif ; la solidarité, ensuite, entre cet espace des conduites ou des expériences « morales et sociales », et le réaménagement autour de lui de quelques catégories politiques majeures – la conception du gouvernement, celle du peuple, celle du rapport de consentement ou de refus qui lie l’un à l’autre ; la nécessité, enfin, de forger pour en rendre compte des notions irréductibles à l’alternative entre une pensée du discours et une philosophie de l’action. Il serait possible (j’ai tâché de le faire ailleurs), de montrer comment ces leçons éclairent le déplacement d’ensemble opéré par la pensée de Foucault dans la dernière partie de son oeuvre : par exemple la première de ces leçons éclaire le fait que l’ordre de l’éthique intervient chez lui de manière précisément interstitielle ; si l’éthique désigne « la manière dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs qui constituent le code », celle-ci s’intercale précisément entre les cadres généraux qui définissent pour une société le code moral, et le divers des comportements effectivement adoptés par les individus.

C’est dans cet entre-deux que Foucault va repérer une strate d’historicité jusqu’alors inaperçue, déplaçant en quelque sorte la figure kantienne de « l’art caché », qui désignait le schématisme comme médiation, dans le sujet, entre les catégories et les formes a priori de la sensibilité, vers la production du sujet lui-même, dans l’espace des normes et des conduites sociales. De même, la deuxième leçon fait écho à la façon dont l’investigation éthique s’engrène sur l’enquête consacrée à la fin des années 1970 aux formes de gouvernementalité : parce que l’étude de la gouvernementalité libérale révèle comment la façon dont l’individu va donner forme à son activité libre devient le point d’investissement des technologies politiques ; parce qu’elle fait de l’espace des comportements individuels le lieu d’un affrontement et d’un déséquilibre, irréductible à l’opposition entre soumission à un pouvoir extérieur et libre détermination de soi par soi ; parce qu’en bref, dans le régime de gouvernementalité libérale, le pouvoir s’adresse à la liberté des sujets mais enveloppe par là un moment d’autonomie qui est aussi le lieu d’une contestation possible ; pour toutes ces raisons, l’enquête éthique émerge bien au creux d’une interrogation politique, et d’une généalogie des formes contemporaines de pouvoir.

Dans le régime de gouvernementalité libérale, le pouvoir s’adresse à la liberté des sujets mais enveloppe par là un moment d’autonomie qui est aussi le lieu d’une contestation possible.

Il serait donc possible de remembrer, autour de cette figure des usages, la lecture du « dernier Foucault » en donnant à celle-ci – s’il se trouvait encore des lecteurs pour en douter – une orientation directement politique. Mais plutôt que de procéder à cette exégèse interne, je voudrais insister sur le renouvellement assez radical qu’implique, en philosophie politique, l’ouverture de telles questions. Il serait en effet un peu rapide de ne voir, dans la discussion ouverte par Foucault sur les usages, qu’une sorte de figure terminale ou résiduelle de la réflexion sur la liberté dans l’ordre politique ; disons, une formation de compromis entre l’insistance sur les structures intangibles et anonymes de la culture et de la société, abondamment nourrie par les études théoriques de Foucault, et la promotion de la liberté et de l’engagement individuels, dont témoignait sa posture d’intellectuel. Compter sur les usages, souligner qu’une pratique est toujours sous-déterminée par les éléments qu’elle mobilise et les normes qui l’instituent, pour autant que ces éléments et ces normes requièrent dans le mouvement de leur actualisation l’invention d’une « manière », qu’est-ce d’autre en un sens que tâcher de donner un surcroît de dignité théorique et critique à la façon dont on aménage comme on peut la marge de liberté obligeamment concédée par le pouvoir, c’est-à-dire renoncer à se poser comme sujet de plein droit ? Perspective que Grignon et Passeron, dans Le Savant et le populaire, résumaient un peu méchamment ainsi :  « il ne serait pas difficile de montrer que cette liberté minimale et résiduelle – celle de faire une nique symbolique à la domination en la chansonnant ou de « faire avec » elle en la mettant en musique – est une des réponses symboliques des dominés dont s’accommodent le mieux les dominants » (Grignon et Passeron, Le Savant et le populaireMisérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Seuil/Gallimard, Paris 1989. p.91). 

Il me semble au contraire que le renouvellement de perspective ouvert par Foucault est autrement plus considérable. Par jeu, et puisque Foucault convoque à plusieurs reprises, tant dans ses derniers livres que dans les cours qui leur sont contemporains, la référence à Platon, tente de faire lever dans le corpus platonicien des dimensions jugées ordinairement mineures (qu’il s’agisse de la parresia, ou du bios du Lachès, ou de la dialectique amoureuse du Banquet), on pourrait dire qu’il s’agit de déjouer l’une des distinctions qui verrouillent la philosophie politique depuis son texte princeps – je veux ici parler de La République. On se souvient que, dans La République, la question du juste dans l’âme et dans la Cité (cette question qui articule déjà, d’une manière déterminée, l’éthique au politique, en recherchant le principe normatif commun à l’un et l’autre), cette question ne peut être adéquatement posée au livre II qu’après la double épreuve constituée, au livre I, d’une part par la confrontation avec le vieux maître de maison Céphale (et son fils Polémarque), d’aure part par la confrontation avec le jeune et bouillant Thrasymaque, élève des sophistes. Ce dispositif est exemplaire, puisqu’il revient à opérer une double opposition :

  • Opposition, d’une part, entre l’ordre ou la sphère « des usages », i.e. des conventions implicitement reçues et acceptées, et l’ordre « de l’usage », compris comme appropriation et mise en oeuvre singulière d’une ressource donnée. A cet égard, le vieux Céphale et le jeune Thrasymaque incarnent une sorte de démembrement de l’espace couvert par le mot français « d’usage » : le premier représente la coutume, en tant qu’elle s’impose et se définit sans que le sujet y ait part ; le second représente le point de vue du praticien, en tant qu’il est censé se réduire à la poursuite de son intérêt propre. Evidemment, les deux points de vue se trouvent caricaturés d’autant (la règle coutumière posée par Céphale s’effondre au premier contre-exemple ; le primat de la pratique affirmé par Thrasymaque se réduit à un éloge de la force). Tout se passe comme si l’on ne pouvait ni ne devait penser, chez Platon, que la règle coutumière est toujours exposée, dans son jeu même, à une torsion possible ; et réciproquement, qu’il n’est pas de sujet stratégique qui, dans l’action qu’il met en oeuvre, puisse éviter de mobiliser des éléments reçus qui excèdent sa perspective rationnelle et les nécessités tactiques du moment. Léo Strauss écrit quelque part qu’il faut que Céphale ait quitté la pièce, pour que la discussion philosophique sur le droit naturel puisse s’engager ; j’aurais envie de dire plutôt qu’il faut que le vieux Céphale et le jeune Thrasymaque se soient croisés sans se parler, c’est-à-dire que soient forgées en vis à vis la fiction d’une pure tradition, aveugle et collective, et celle d’une pure utilisation, subjective et souveraine.
  • Mais c’est que cette opposition ne prend sens que vis-à-vis d’une autre : celle qui congédie ensemble ces deux types de point de vue sur la pratique, au nom d’une perspective authentiquement rationnelle et de la subjectivité philosophique qui en est porteuse – celle de Socrate. La raison philosophique se trouve ainsi définie par une double exclusion : elle s’oppose à la fois à la déraison traditionnelle (comme cadre pré-politique, au fond étranger à la justification qui caractérise la vie de la cité) et la raison instrumentale (qui est au fond un autre genre de déraison, puisqu’une pratique coupée de la édfinition rationnelle du Bien ne peut qu’être dissolvante et destructrice pour la Cité). A cet égard, la raison politique est ce qui se définit, depuis Platon, contre l’ordre des usages, et contre l’ordre de l’usage – mais ce qui suppose, pour cela, de maintenir ces deux pôles mutuellement à distance, c’est-à-dire de forger la double caricature d’une tradition sans reprise, et d’une action strictement instrumentale.

On pourrait s’amuser à suivre le destin de cette sorte de triangle dans l’histoire de la pensée politique, et montrer que certaines des grandes ruptures que compte cette histoire consistent en quelque sorte à faire tenir cette figure sur tel ou tel de ses sommets, sans en bouleverser pour autant la disposition fondamentale. Ainsi du moment machiavélien, tel qu’il s’illustre tout au moins dans Le Prince : si l’ouvrage témoigne bien, contre Platon, d’un effort pour renouer le lien entre raison politique et raison instrumentale, s’il s’agit de passer de l’impersonnalité de la Cité à la subjectivité d’un prince capable de jouer de la fortune en sa faveur, c’est-à-dire d’en user, Machiavel doit conserver de Platon l’idée d’une opposition radicale entre l’usage libre et souverain pratiqué par le Prince, et les usages reçus de la tradition. En affirmant la nécessité pour le Prince de substituer aux traditions de la principauté conquise ses proprs lois ; en faisant glisser l’ordre des conventions du côté d’un calcul des apparences, Machiavel, c’est en quelque sorte Socrate et Thrasymaque réconciliés – mais réconciliés contre Céphale.

A l’inverse, le « moment Arendt », sur lequel fait fonds toute une partie de la philosophie politique contemporaine, se marque par une réconciliation entre la raison et l’autorité de la tradition : dans sa stratégie visant à jouer les Grecs contre les modernes, comme dans ses réflexions sur l’autorité ou le jugement politique, il s’agit pour Arendt d’affirmer que la citoyenneté n’est possible que sur le fond d’un sens commun, qui dépend ultimement de la capacité d’accueillir et d’augmenter l’héritage de la tradition. En quoi Arendt est, en un sens, anti-platonicienne, et affirme la nécessité d’une alliance entre Socrate et Céphale – mais pour ce faire, elle doit conserver de Platon l’idée d’une opposition radicale entre l’inscription dans une tradition, et l’appropriation singulière et transgressive des ressources offertes par celles-ci. La redéfinition de la raison politique comme alliance de l’action neuve et de l’accueil de la tradition s’effectue chez elle contre toutes les formes de l’action instrumentae, identifiées à une confusion entre politique et économie et au primat d’une politique des intérêts. En ce sens, Arendt, c’est Socrate et Céphale réconciliés – mais réconciliés contre le jeune Thasymaque, lequel devient la figure même d’une modernité sans boussole.

Des enjeux.

C’est donc une véritable redistribution des termes et des cadres de la réflexion sur la rationalité politique que Foucault engage, à travers l’examen des usages – et à laquelle il nous engage, en faisant à notre tour usage de son oeuvre. Je terminerai, du coup, en disant un mot des enjeux contemporains de cette nouvelle manière de voir. D’usage, il est question dans le débat public actuel à deux niveaux au moins. 1/ La notion d’usage, d’abord, définit une position particulière, que les sujets entendent faire valoir et à partir de laquelle ils articulent leur opinion et leurs revendication. L’usage caractérise ainsi un certain type de subjectivité : usagers de drogues ou de médicaments, de l’aide sociale ou des transports, des nouvelles technologies ou de l’espace urbain. 2/ la notion d’usage vient d’autre part caractériser un mode d’intervention dans le champ politique – usages politiques des réseaux sociaux, des média ou du droit, par exemple. Or il me semble qu’à ces deux niveaux, la perspective ouverte par Foucault oblige à remettre en cause un certain nombre des fondements normatifs les mieux assurés de la philosophie politique traditionnelle.

Je commence par la position d’usager. Se revendiquer usager, c’est faire valoir au fond une double expérience. Expérience de proximité, d’abord, vis-à-vis de l’objet dont il est traité, proximité qui fait de l’usager une figure diamétralement opposée à la fois à celle du citoyen, dont le jugement se fonde sur la capacité à s’exprimer depuis sa situation particulière, et à celle du savant disposant, vis-à-vis de cet objet, d’une connaissance dont l’objectivité serait gagée sur le détachement. Vis-à-vis de ces figures canoniques de la raison politique, la position d’usager se caractérise au contraire par une double revendication d’exposition (l’usager est exposé, plus que d’autres, aux décisions prises) et d’expertise (l’usager connaît, sinon mieux que d’autres, du moins autrement, ce dont il est question). A cet égard, le motif du malade « réformateur social », tel qu’il a pu être développé durant l’épidémie de SIDA est exemplaire d’une articulation imprévue entre le fait d’être touché et le fait de disposer, pour cette raison même, d’un savoir digne d’être entendu. Dans le même temps, se revendiquer usager, c’est construire sa position subjective dans un double mouvement de déprise et d’emprise : s’affirmer usager des transports ou des drogues, c’est faire valoir, au moment même où l’on se définit par l’objet dont on use, le fait que l’on ne se réduit pas à n’être que le jouet de cet objet même ; c’est subjectiviser sa position sans pour autant prétendre s’émanciper du donné auquel cette position s’étaie. Autrement dit, l’usager revendique pour son action la dignité d’une véritable pratique (en quoi sa participation au débat est possible), sans pouvoir adosser cette pratique à l’entière possession et maîtrise de son objet (en quoi sa participation au débat est nécessaire). Cas paradigmatique, ici, des usagers de drogues, dont la revendication de reconnaissance ne saurait passer par l’affirmation d’une indépendance radicale et souveraine vis-à-vis des substances dont ils usent.

L’usager revendique pour son action la dignité d’une véritable pratique, sans pouvoir adosser cette pratique à l’entière possession et maîtrise de son objet.

Ainsi circonscrite, l’émergence des revendications d’usager lance en quelque sorte un double défi à la philosophie politique. Elle met en question, d’une part, le principe d’égalité entre les sujets – principe qu’elle mobilise et déconcerte à la fois, puisqu’elle revient à souligner la nécessité de prendre en compte le point de vue de tous, tout en affirmant que la position singulière de certains doit être reconnue, parce qu’ils sont plus concernés, plus vulnérables, davantage impliqués. Dans le même temps, la position d’usager opère une mise en crise du même genre vis-à-vis de l’exigence de liberté : d’un côté, il s’agit bel et bien, en se revendiquant usager, de donner un sens extensif à l’idée de liberté, d’affimer qu’il n’est pas de position sociale si passive ou dominée qu’elle ne puisse être « subjectivée ». D’un autre côté, et dans le même mouvement, cette norme est mise au défi de prendre en compte des formes de liberté qui ne sauraient s’émanciper entièrement des objets, qui ne peuvent pas se rêver autarciques, ni dégagées de la contrainte d’avoir à « faire avec ». Il s’agit donc par là de découpler l’idée de liberté comprise comme droit de participer au jeu politique, vis-à-vis du modèle de l’autonomie qui en fonde d’habitude les prétentions. Double geste, donc, dont Foucault a en quelque sorte précipité l’irruption en affirmant écrire Surveiller et punir pour les prisonniers : pour affirmer l’égalité en s’adressant préférentiellement à certains ; pour accroître la liberté depuis le point de vue de ceux qui sont entre les murs. Nous n’avons pas fini, ni peut-être commencé, de penser les implications de ce geste-là.

Venons-en maintenant à l’autre face du problème, c’est-à-dire à l’usage compris comme mode d’intervention dans l’espace politique, comme manière pour des acteurs et des groupes sociaux d’abord privés de ressources propres, de faire valoir leurs exigences en s’emparant des éléments juridiques, linguistiques, institutionnels ou technologiques à leur disposition. Apparemment, nous sommes renvoyés de ce côté au paradigme de la raison instrumentale, i.e. de la composition efficace de moyens au service de fins inquestionnées. C’est à un tel paradigme qu’appartiendrait, par exemple, la notion sociologique et historique de « répertoire d’action » développée par Charles Tilly. Or, là aussi, le déplacement de regard opéré par Foucault fait apparaître la limite de telles métaphores, qui suggèrent une extériorité réciproque de l’acteur et des moyens de son action (comme le sujet se distingue de ses masques, de ses outils ou de ses armes, et va les ranger au râtelier une fois sa journée terminée). Penser l’usage, c’est au contraire affirmer qu’au fond, aucun instrument n’est simplement instrumental, ni ne laisse intacte l’individualité qui s’en saisit, au moment même où il voit son sens et son orientation modifiés par ce saisissement. En d’autres termes, penser l’intervention dans le champ politique sous la catégorie de l’usage, c’est penser la manière dont des subjectivités se constituent dans et par la façon dont elles s’emparent d’un donné qui leur est originairement extérieur, et qui d’une certaine manière leur demeure extérieur.

De ce fait, la réflexion sur une politique des usages est conduite à se démarquer d’un autre couple conceptuel traditionnel de la philosophie politique ; non plus celui de l’égalité et de la liberté, mais celui de la légalité et de la puissance (ou ce que Paul Ricoeur nommait « la politique comme forme » et « la politique comme force »). Que l’essentiel du politique ne se laisse pas saisir par la seule considération des règles institutionnelles, constitutionnelles et juridiques d’un régime ; qu’il impose d’examiner le jeu des pratiques infra-légales ou para-légales, Foucault l’a amplement démontré, jusqu’à ses dernières oeuvres (où il montre comment la démocratie grecque ne se laisse pas comprendre à partir du seul couple isonomie/isagorie, mais suppose un usage spécifique des institutions, à travers la parresia). Mais on se tromperait, je crois, à croire qu’il a par là promu une lecture politique en termes de forces ou de puissances (comme le font ceux qui, aujourd’hui, tentent de rapatrier sa pensée du côté d’un vitalisme fondamental). En définissant le pouvoir comme « action sur l’action d’autrui », ou en affirmant que « là où il y a pouvoir, il y a résistance », Foucault n’a pas voulu formuler le slogan d’une résistance essentielle, inexpugnable et vitale, à laquelle se heurteraient tous les pouvoirs. Ce que signifient avant tout ces formules, c’est qu’aucun pouvoir (pas plus celui des dominants que des dominés) ne peut se prévaloir, si brièvement que ce soit, d’une puissance propre, dont la définition précèderait toute interaction. Dire : « là où il y a pouvoir, il y a résistance », ce n’est pas dire que cette résistance est nôtre, et que rien ne peut la déloger ; c’est au contraire dire que rien n’est « à nous », sans que s’y mêle déjà un élément d’extériorité avec lequel il va falloir compter.

Ce que Foucault engage à penser là, c’est la précarité d’une action politique dès lors qu’elle ne peut être mesurée ou conduite par référence à aucun « propre » qui constituerait son point de départ ou son telos – et le mot « d’usage » a aussi cet intérêt de suggérer comment nos actions, dans l’ordre politique, ne peuveunt se passer d’instruments ou d’identités d’emprunt. On est là – puisque je citais tout à l’heure Machiavel – au plus loin de l’idéal machiavélien du politique, pour qui la question de l’accession et du maintien au pouvoir est d’abord celle de la conquête d’armes propres, comme Borgia passant sagement de l’aide des français aux troupes mercenaires, puis aux armes mixtes, enfin aux armes propres. Cet idéal est figuré, chez Machiavel, par l’apologue de David contre Goliath : aux armures et aux lances à sa disposition, David préfère sa fronde, parce qu’au moins elle est sienne – « David, sitôt qu’il les eut endossées, refusa en disant qu’avec elles il ne pouvait être bien assuré de lui-même et voulait, donc, aller trouver son ennemi avec sa fronde et son couteau » (Le Prince, chap.XIII). En cela, la pensée de Machiavel est tout sauf une pensée de l’usage : elle se situe dans l’horizon d’une libération de l’Italie, et fait des armes d’emprunt une nécessité transitoire. J’aurais alors envie de dire (songeant aussi à tous ces manifestants qui, aujourd’hui, s’organisent en usant de réseaux sociaux sur lesquels ils n’ont aucun droit, et dont ils ne disposent que d’une maîtrise précaire) que penser les usages, nos usages, c’est se demander comment user d’un monde que nous ne saurions dire nôtre ; c’est se demander ce que David pourrait bien faire avec ces armures trop grandes, ces lances inconfortables, ces armes empruntées à l’ennemi sur le dos.

Mathieu Potte-Bonneville


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