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Des paroles en l'air
Sur l'art de Tino Sehgal.
Posted in Autour des images 14 min read
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Première publication : Vacarme n°57, octobre 2011.
Lire sur le site de Vacarme.

Présenté au festival d’Avignon, This Situation de Tino Sehgal est un dispositif singulier, où les participants, danseurs improvisés, conversent indéfiniment, se déplaçant au gré des entrées et sorties du public. Qu’arrive-t-il, alors, à la parole, soustraite aux échanges ordinaires comme aux contraintes de la mise en scène ? Impressions d’un joueur.

Première constellation, position C. — Dans la petite salle, six corps viennent rejoindre à petits pas, à reculons, la place prévue pour eux, évitant en aveugle les jambes tendues, les genoux repliés des visiteurs assis le long des murs. On était tout à l’heure debout face aux cimaises vides, et voilà qu’on se retrouve soi-même disposé en berger d’Arcadie — lové au sol, en appui sur les paumes, le torse redressé de manière à faire face les yeux dans les yeux à une autre joueuse dont la tête doucement penche sur le côté. Ce n’est pas elle, pourtant, qui prend la parole ; la voix vient de l’arrière, on écoute sans voir une citation lancée par une voix masculine, phrase sans nom d’auteur qui, d’un même trait, ponctue et recoud la conversation, la porte ailleurs : « En 1957, quelqu’un a dit… ». On se tait un moment — on aura appris ici, à Avignon, à jouer avec les silences cependant qu’un orchestre, dehors, arpente la rue en promouvant bruyamment sa pièce du soir (« À 18h30, page 275 du catalogue du off ! »). On commence à bouger, lentement, sans accents, prenant garde à ne pas briser la compo­sition initiale. La discussion reprend, elle ne s’était à vrai dire jamais interrompue.

La scène se reproduit quotidiennement, de douze à dix-huit heures pendant toute la durée du festival, s’entretisse avec d’autres, dispositions chorégraphiées par l’artiste et qui font discrètement signe à l’histoire de la peinture, comme si des toiles périodiquement s’ouvraient et se dressaient à la ronde dans l’espace, devenaient papiers découpés, livres d’images à volets et languettes. Les habitudes reviennent vite : on avait déjà participé à l’expérience, en 2009, à la galerie Marianne Goodman de Paris, d’autres joueurs à Francfort, Londres ou New-York. On s’était déjà dit qu’il faudrait y revenir, penser là-dessus, écrire, on y avait renoncé — peut-être pris dans le vœu de l’artiste qui ne souhaite conserver ni marque, ni captation de ces situations construites ; ou peut-être saisi par un encombrement plus radical, par l’impossibilité qu’il y a à écrire sur une œuvre lorsqu’on n’est, somme toute, qu’une pièce du jeu (on n’imagine guère une palette pérorer, un stuc s’improviser critique). Partir, alors, de cet embarras même : créée en 2007 par le chorégraphe et plasticien Tino Sehgal, This Situation est une pièce qui défait avec méthode à la fois la frontalité propice au regard synoptique, et l’assignation des places puisque, somme toute, elle est le fait d’un artiste qui ­demeure au-dehors, et de joueurs qui, philosophes, sociologues ou mathématiciens, ne sauraient ni vraiment s’en revendiquer, ni introduire entre eux et elle la distance rassurante d’un statut, se dire comédiens ou danseurs. On ne tentera donc pas de parler ici de l’œuvre, sinon latéralement, en crabe ; on tentera plutôt de s’expliquer, depuis elle, avec une expérience où l’on a pris part (et d’élucider, un peu, ce que veut dire au juste « prendre part » en soustrayant le possessif). Qu’est-ce qui s’est dit, passé, déplacé au juste, durant les cent huit heures où l’on aura ainsi tourné ?

Partons du plus clair. This Situation est, pour les joueurs qui la composent, affaire de mouvements et de parole. On s’y applique, six heures par jour, à formuler des choses anodines ou intéressantes, sur la base d’une collection de citations apprises par cœur (chaque participant dispose des siennes, comme les cartes d’un jeu), phrases qui, lancées par l’un ou l’autre joueur sans tour de rôle précis, peuvent ponctuer simplement l’échange, ou dont on use à chaque fois qu’un visiteur survient, interrompt la conversation et entraîne par sa seule entrée l’adoption d’une nouvelle constellation dans l’espace de la salle. On s’y déplace donc, non seulement d’une disposition l’autre, mais tout en discutant, en lents mouvements sur place dont le protocole veut qu’ils soient à la fois désynchronisés vis-à-vis de la parole et arasés de toute rupture, reproduisant des postures quotidiennes en éliminant d’elles la moindre scansion. (On aura appris, à l’occasion, le temps que peut prendre le seul fait de s’allonger ou de s’asseoir, on aura pris le pli, quitte à ressembler, le soir au café, à une équipe de cosmonautes coulant lentement la main vers leurs verres de vin blanc.) À ces règles fixées, se sont rapidement adjointes des conventions implicites, entre les joueurs eux-mêmes : ne rien préparer, mais improviser au fur et à mesure en piochant librement parmi toutes ces phrases qui traitent d’économie, de techniques de soi, d’écologie ou de situationnisme ; ne jamais se répéter, quand bien même les mêmes citations reviennent dix fois, quinze fois — trouver plutôt en elles un angle, une minuscule saillie encore inaperçue, qui porteront la conversation ailleurs, herméneutique à la six-quatre-deux, petit Talmud de poche.

Laisser passer.

L’expérience tient d’abord à ce que, de voir ainsi déboîtés l’un de l’autre le mouvement et la parole, on s’y éprouve corps parlant, parcourant deux séries ­apparemment indépendantes : renonçant à parler avec les mains, ou à bouger au long de ce que l’on raconte, on perçoit d’autant mieux combien une lente flexion des genoux peut aider à entendre, une posture à réfléchir, et combien à l’inverse une idée peut donner, par-devers soi, envie de se lever ou d’aller vérifier la fraîcheur du sol. Toute politesse bue, on écoutera sans regarder celui qui parle, on répliquera face au mur, on scrutera en silence les orteils de la visiteuse assise à côté de soi (on complimentera son vernis à ongles plus tard, de très loin, lorsque l’entrée d’un passant aura opportunément permis d’aller se placer de l’autre côté de la salle). On éprouvera, en même temps, de plus secrètes correspondances entre les deux séries : parce qu’arguments et mouvements sont également articulés, il suffira d’avoir demandé le matin quelques précisions au chorégraphe pour qu’explorant entre les stations assise et debout la gamme des positions intermédiaires, la parole y puise de son côté de nouvelles puissances d’analyse. Dans l’incertitude, surtout, de savoir ce qui au juste compte, de la pensée ou du mouvement, on s’autorisera souvent à se taire, à laisser couler la parole comme un murmure varié pour danser seul et faire valoir ses variations comme contribution au moment. Car c’est là l’un des plus belles surprises de la situation : la contrainte d’une conversation qui ne s’arrête vraiment jamais y ouvre d’infinies latitudes pour ne rien dire, pour hésiter, laisser passer ; le mouvement borde l’espace des choses dites d’un dehors où se dissolvent ensemble la culpabilité de se taire et l’hystérie de faire des phrases, portant à se demander en passant à quoi ressemblerait un espace politique dont, pareillement, il serait à ­chacun loisible d’à tout moment sortir pour onduler quelque temps. C’est sans doute pourquoi le mot de « performance » est si inadéquat à décrire la scène, par la double référence qu’il suggère à l’effort et à la réussite ; on aura mis du temps à admettre qu’ici, les échecs et les retombées ont leur place, la fatigue son lieu, les absences leur nécessité propre.

Rarement, dans le même temps, on se sera écouté ainsi. C’est affaire, non de bonne volonté ou de bienveillance réciproque entre joueurs qui, somme toute, ne se connaissent pas très bien (les noms de famille échappent, comme dans une cour d’école), mais bien de construction. D’une part, parce que la conversation est déliée de l’obligation d’aboutir, nul n’est jamais en position de conclure l’échange : l’absence de cet horizon reflue, de proche en proche, sur les répliques qui pourraient être tentées de s’y ordonner, sur les jeux de pouvoir que la tentation du dernier mot imprime à ceux qui le précèdent. À chaque réplique, du coup, s’éteignent d’eux-mêmes les désirs de synthèse et de bilan, dont on s’aperçoit par contraste combien, ordinairement, ils visent moins la clarification que la clôture, chaque locu­teur s’y enveloppant dans le drapé de ses conclusions provi­soires. D’autre part, à l’inverse, chaque segment de cette conversation qui n’en finit jamais peut à tout moment s’interrompre : parce que l’entrée des visiteurs enclenche un rituel d’hospitalité (se taire, saluer, se déplacer, reprendre, lancer une nouvelle citation), la parole ne tient qu’à un fil, ce qui la rend à la fois précieuse et désinvolte. De temps à autre d’ailleurs, lorsque l’affluence le veut, on renoncera au commentaire, on laissera les phrases ricocher, faire écho, parler entre elles. Inutile de thésauriser, puis d’attendre en piétinant un peu de pouvoir placer la réplique, l’idée ou l’exemple que l’on rumine, puisque dans un instant, l’occasion aura passé ; la frustration surmontée, prendre part à la conversation allège infini­ment de ce système d’anticipations qui, ailleurs, surcharge en permanence l’écoute, rend infernale les scènes ritualisées de la tribune ou du colloque. Le jeu de ces contraintes croisées a son coût ; on se dira souvent, au passage, que telle thèse mériterait d’être mieux explorée, telle intuition approfondie — mais on oubliera aussi sec, au gré d’un changement de posture ou de la lassitude d’un partenaire, qui confieront l’idée au travail d’une mémoire d’en dessous, promise à revenir peut-être, ou peut-être pas.

Qu’importe qui parle

Qu’importe, au fond, qui parle : de ce leitmotiv ressassé par le structuralisme, on aura ici à la fois fait l’expérience vive et mesuré la contrepartie, tant défaire les positions d’auteur exige, de la part de chacun, de l’attention et des prudences, tant les thèses adverses d’un flux anonyme du langage et d’une présence à soi du sujet parlant forment en réalité l’avers et l’envers d’une même pratique, pratique dont le paradoxe pourrait s’énoncer ainsi : une parole qui soit parole de personne ne se fait pas toute seule. C’est affaire d’appuis, dont quelques règles de This situation marquent discrètement la place : si les trajets s’y font à reculons, c’est que chaque participant doit s’abandonner à la fois à la mémoire du corps et au souci des autres (comme lorsqu’un froissement derrière soi signale le brusque déplacement, à croupetons, d’un spectateur inquiet d’éviter le carambolage) ; si les joueurs s’y remplacent à l’occasion les uns les autres, s’offrant de brèves pauses, c’est en adoptant quelques secondes les mêmes postures, en devenant des doubles, de façon que le nouvel arrivant se love dans l’espace ménagé pour lui par la conversation. (Drôlerie de certaines scènes : lancer une sentence définitive, et partir…) Plus profondément, la difficulté tient à ce que toute parole prononcée doit à la fois s’inscrire sur le trajet qui la précède, et ouvrir sur la possibilité d’une autre comme, paraît-il, toute l’habileté du jongleur consiste à accompagner la chute des balles, et à s’abstenir surtout de jamais les lancer. Sur ce point, et malgré l’apparence, This Situation oppose moins des visiteurs un peu perdus à des joueurs menant le bal, qu’elle n’exige des uns et des autres un même art de la retenue : pour les uns, se demander s’ils peuvent intervenir ou non, et sortir en trouvant une satisfaction paradoxale à se dire qu’ils auraient pu (ainsi a-t-on louché, un jour, sur le cahier d’une visiteuse, intitulé « ce que j’aurais dit si j’avais participé ») ; pour les autres, trouver la distance nécessaire à maintenir l’échange comme en sustentation, ni trop de propos ni trop peu — comme une éthique du lâcher prise, une politique du laisser (se) dire. Ce qu’il faudrait nommer : des paroles en l’air.

Est-ce un hasard alors ? Contre toute attente, il semble que là où, à Paris, l’expérience n’allait pas sans une dose de confrontation (avec les visiteurs, entre les joueurs, avec la ville peut-être), elle produisit en Avignon une étrange douceur — jusqu’à en désarmer l’artiste, peu habitué à cet effet. Peut-être était-ce d’avoir changé de lieu : là où les visiteurs d’une galerie passent en coup de vent, le public de théâtre prend patience, reste deux, trois, parfois six heures, et certains visages reviennent de jour en jour, installent une familiarité. Peut-être faut-il aussi y voir le signe d’une question plus générale : c’est tout le Festival qui, en un sens, s’appliqua cette année à défaire ou à contourner de diverses manières non la parole, mais un certain régime de celle-ci, que l’on pourrait nommer de déclamation : en dansant sans musique (Boris Charmatz), en hurlant et injuriant à tout va (Vincent Macaigne), en chantant à pleine voix (Natural Theater of Oklahoma), en dialoguant dans le noir ou en imitant le cri des mouettes (Xavier Le Roy)… Autant de détours que certains prirent pour une défaite du Sens et du Texte, mais où on pourrait voir tout aussi bien le désir d’explorer un langage en débord vis-à-vis des exigences de l’adresse, de ce que peut avoir d’impérieux et de sourd le simple fait de s’époumoner, les pieds bien calés sur l’estrade, en direction d’un public à la fois assigné à sa place et préservé, par le mur invisible qui sépare la salle de la scène, des vicissitudes de l’échange. Parmi ces tâtonnements, This Situation semble avoir formulé une proposition en forme de subversion souriante : à l’Adresse, préférer le jeu d’adresse, quitte à s’émerveiller de ce qu’à l’occasion la balle roule au sol. Il n’est pas impossible qu’ici ou là, vers douze ou dix-sept heures, quelque chose se soit dit, ait été entendu. On n’en jurerait pas — et cela nous suffit.

Mathieu Potte-Bonneville

(Photo : Tino Sehgal, carte blanche au Palais de Tokyo, 2016)


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