Première publication : Vacarme n°47, avril 2009.
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« Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » : en énonçant, en 1979, son Principe responsabilité, Hans Jonas entendait éveiller l’opinion et les responsables politiques au souci des générations futures. Trente ans plus tard, ce souci est de toutes parts affiché, mais la conception du politique qu’il implique demeure obscure : relire Jonas, c’est revenir aux origines de cette sollicitude ambiguë.
Sur : Hans Jonas, Le Principe responsabilité, réed. Paris, Flammarion, collection « Champs », 1995. Les chiffres indiqués entre parenthèses renvoient à la pagination de cette édition.
Première surprise pour celui qui, ouvrant Le Principe responsabilité, s’attendrait à voir la question des générations futures d’emblée projetée dans un avenir lointain : avec insistance, cette relation (dont le propre est pourtant de déjouer toute confrontation directe) se trouve rapportée à l’expérience parentale la plus commune, c’est-à-dire à la génération, si on entend par là l’acte de procréer, les rapports qui s’ensuivent avec ses propres enfants et les sentiments qui les accompagnent. Jonas ne cesse en effet de convoquer, pour penser une question qu’il juge à la fois neuve et difficile à se figurer, une série de motifs dont il souligne combien ils sont traditionnels : celui de l’obligation à l’égard des enfants qu’on a conçus, et de l’instinct que la nature a heureusement implantés en nous à cette fin [88] ; celui du père de famille, qui atteste de son irresponsabilité en se ruinant au casino [183] ; celui du nouveau-né dont le souffle oblige, à lui seul, ceux qui l’entourent à le protéger [252]. Curieux ressassement du bien-connu, dans une démarche par ailleurs si soucieuse de radicalité : d’un même mouvement, Jonas affirme la nécessité, pour l’éthique, de s’ancrer dans une métaphysique, et peut ajouter en note « mais c’est un fait psychologique que la plus grande crainte de l’automobiliste est d’écraser un enfant » [256].
On ne se hâtera pourtant pas de crier au sentimentalisme bêlant et au natalisme débridé, ou de croire que Jonas se contente d’invoquer la relation parent-enfant comme d’autres évoquent la gestion « de bon père de famille », pour contourner les complexités du collectif et de l’économie. Car dans le même temps, il prend soin de souligner combien la question des générations futures est irréductible à ces figures familières : « l’obligation à l’égard des enfants et l’obligation à l’égard des générations ultérieures, ce n’est pas la même chose » [89]. Nos descendants directs nous obligent parce que nous sommes auteurs de leur existence, dans un vis-à-vis où se répondent leurs droits et nos devoirs ; au contraire, nos obligations envers les générations futures paraissent suspendues à l’existence encore hypothétique de celles-ci — ce qui suppose de démontrer que cette existence même est pour nous un devoir, autrement dit qu’il nous est interdit de laisser l’humanité s’éteindre. Très curieusement, la trajectoire du Principe responsabilité est ainsi parcourue d’une tension, où le rapport à la « génération montante » vient éclairer tantôt directement, tantôt par contraste, la responsabilité envers les générations futures.
Si, de nos enfants à ceux qu’ils auront peut-être, plus tard, la conséquence ne vaut pas, pourquoi cette insistance sur l’expérience parentale ? Trois motifs, au fil du texte, paraissent le justifier.
1/ Pour répondre à ceux tentés de soutenir que, dans les circonstances actuelles, le meilleur service à rendre à l’humanité future serait de lui éviter de naître, pour fonder l’impératif « qu’une humanité soit », il faut établir qu’en général, l’être vaut mieux que le néant : tâche qui passe chez Jonas par une métaphysique où la vie, en deçà même de la sphère des décisions humaines, atteste déjà dans sa lutte contre la mort, d’un « non sans réserve opposé au non-être »[161]. De cet élan, ou de ce souci de soi de la vie, le désir d’enfants à venir fournirait un témoignage et une confirmation.
2/ Toutefois, à fonder ainsi dans un « oui de la vie » l’impératif de voir l’humanité se prolonger au-delà de nous-mêmes, le risque serait d’oublier qu’il s’agit là d’une perspective non seulement exaltante, mais tout autant contraignante — autrement dit, que les générations futures ne se contentent pas de me prolonger, mais me requièrent ; ou encore, que leur survenue n’est pas seulement l’expression de cette même vie qui me traverse, mais le surgissement d’autres, qui comme telles m’obligent à en rabattre sur mes propres prétentions. L’expérience parentale (non plus celle de l’enfant à naître, mais celle du nouveau-né) est ici une deuxième fois convoquée, pour témoigner de ce « reniement de soi » qu’impliquerait selon Jonas la responsabilité au sens plein : cette expérience témoigne du fait que nous pouvons, et devons, faire nôtre une cause qui nous déborde, à raison à la fois de sa promesse et de sa fragilité d’être. À cette abnégation, fait écho l’image que Jonas donne de la responsabilité politique : « son accomplissement suprême, dont elle doit pouvoir prendre le risque, est son abdication devant le droit de ce qui ne fut pas encore, dont elle a favorisé le devenir. » [210]
3/ Contre les doctrines qui insistent sur l’autonomie de la décision humaine, sur sa capacité de poser les valeurs, Jonas situe donc la volonté sur le fond d’une vie qui la précède, et l’institue en gardienne dévouée d’une liberté qui l’excède. Autant dire qu’on ne saurait croire, pour fonder l’éthique, sur la seule force de la résolution volontaire : c’est pourquoi le lien parental est convoqué une troisième fois, pour le rôle qu’y joue le sentiment (« l’arche du sentiment qui seul peut ébranler la volonté », [171]) : sans cette « capacité d’être affecté » dont l’émotion envers les enfants fournit le type, pas de mise en branle effective de la responsabilité. Ainsi pensée à partir de l’expérience de la parentalité, la responsabilité envers les générations futures semble substituer à tout volontarisme le mouvement de la vie, le renoncement à soi et la force du sentiment.
De cette sévère limitation de la volonté, la conception moderne de la politique ne saurait sortir indemne. Dans le même temps pourtant, Le Principe responsabilité semble étendre considérablement la portée de l’autorité politique — empruntant là encore, et de plusieurs façons, au modèle parental. D’une part, Jonas souligne combien la responsabilité ne prend sens que sur fond d’inégalité : irréciproque, supposant à la fois le pouvoir chez qui est responsable, et la fragilité de qui l’on est responsable, cette relation morale trouve difficilement à se loger « entre des pairs parfaits » [185]. Caïn a raison en un sens de souligner face à Yahweh qu’il n’est pas le gardien de son frère — la fraternité, comme relation horizontale, et la « responsabilité verticale des parents pour les enfants » semblent ici des matrices alternatives, et la politique a pour Jonas trop longtemps valorisé la première : « de tels phénomènes de solidarité […] relèvent sans doute d’une autre page de l’éthique et du sentiment. » (ibid.) Le gouvernant a beau émaner de cette même communauté qu’il dirige, au point qu’il pourrait à bon droit en être dit le fils plutôt que le père : dès lors qu’il en assume la responsabilité, se rétablit entre lui et la communauté qu’il gouverne l’analogue d’une relation parentale, et l’égalité cède le pas devant une relation où se distribuent de part et d’autre la vulnérabilité et le souci.
D’autre part, à penser ainsi ensemble les responsabilités politique et parentale, d’étranges analogies apparaissent, qui donnent à la tâche du gouvernant l’allure d’une sollicitude comptable de la « totalité », de la « continuité », et de « l’avenir » de l’existence et du bonheur des êtres humains [193]. Si Jonas, comme on l’a souvent souligné et dénoncé, trouve (en matière de préservation de l’environnement) des avantages à une « tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses » [280], cela ne vient pas seulement d’une réflexion sur les capacités comparées de l’autocratie et de la démocratie à faire face aux défis écologiques. Cela a trait, plus profondément, à la manière dont il pense le rôle de l’État sur les générations présentes et à venir, par analogie avec l’attention que le père prête à sa progéniture. « L’État moderne, qu’il soit capitaliste ou socialiste, libéral ou autoritaire, égalitaire-démocratique ou élitiste, devient en dernière instance toujours plus paternaliste. » [203]
Arrivés à ce point, la cause semble entendue. Au-delà même de la critique de l’utopie qui occupe presque entièrement la seconde moitié de l’ouvrage, la manière dont Jonas redéfinit l’horizon pratique autour du souci des générations futures semble saper les fondements mêmes de toute politique progressiste, soit :
Si la lecture du Principe responsabilité vaut archéologie de la référence aux générations futures, telle qu’elle circule aujourd’hui dans le discours politique, il semble qu’elle en fasse d’abord apparaître la puissance dépolitisante : soit, alors, qu’on y voie une sorte de ruse ou d’alibi idéologique (comme le font ceux pour qui ces affaires de générations futures ne sont que balivernes visant à reconduire l’ordre inégalitaire et anti-démocratique existant, ou à entraver le nécessaire retour au volontarisme politique, ou à contourner la nécessaire production de nouvelles utopies) ; soit, hypothèse plus charitable et perturbante, qu’on y lise l’indice d’un véritable dilemme, la finitude des ressources et de l’environnement imposant un aggiornamento de la pensée progressiste, placée comme les autres devant ce qu’en 1979, Jonas appelle déjà le « problème thermique ultime » [357]. Qu’il faille avoir souci de la fragilité ne saurait, après tout, être totalement indifférent au camp progressiste.
Est-il possible d’aller plus loin ? On l’a dit : du départ, la question des générations futures a beau être rapportée à « l’évidence archétypique du nourrisson » [257], elle est en même temps posée comme toute différente, foncièrement hétérogène à ce modèle auquel Jonas la compare pourtant si souvent. Hétérogène, d’abord, en cela qu’au moment même où la responsabilité est jugée indissociable d’un sentiment (« il est difficile de porter la responsabilité pour quelque chose que l’on n’aime pas », 205), les générations futures incarnent l’insensible même : notre rapport à elles ne se laisse pas éprouver, sinon par artifices, exigence à laquelle répond dans le livre l’appel à ce que Jonas nomme « l’heuristique de la peur », c’est-à-dire l’évocation des périls futurs qui menacent l’homme, afin de puiser dans l’effroi qu’ils suscitent la force d’une résolution. Si « la philosophie morale doit consulter nos craintes préalablement à nos désirs, afin de déterminer ce qui nous tient réellement à coeur » [67], c’est que précisément les générations futures peinent à être sensibles au coeur, et la peur vient ici pallier l’absence d’amour (ou plutôt, extraire de l’amour singulier son élément le plus impersonnel, « la peur qui invite à agir », [421], et ce qu’il peut y avoir de terrifiant plus que d’attendrissant à regarder un nouveau-né dormir) : à cet égard, le souci des générations futures pose un problème spécial à la politique — celui de savoir comment produire un sentiment apte à nous porter véritablement au-delà de nous-mêmes.
Mais une autre différence sépare le souci de l’enfant et celui des générations futures. Jonas, qui jusque là avait paru les identifier l’un à l’autre, s’y arrête au moment d’engager sa critique de l’utopie : le propre des « utopies politico-historiques » consiste justement à penser l’histoire de l’humanité comme le développement d’un individu, de l’enfance à l’âge adulte, chaque génération constituant alors un moment de sa croissance, en vue d’une autonomie de l’homme projetée au terme du parcours. Or, sur ce plan, l’analogie ne vaut pas, et « le devenir de l’humanité […] a un tout autre sens que la croissance d’un individu » [213] : s’opposant fortement à tout évolutionnisme, Jonas pose qu’il n’est pas de peuples enfants, ni de périodes plus mûres que d’autres ; l’humanité est entièrement elle-même en chacun de ses lieux et de ses moments. « Sa présence, à la différence de celle de la larve qui doit seulement devenir papillon, est à chaque fois pleinement valable en tant que cette présence problématique qu’elle est » [412] — autrement dit, aucune génération ne peut se poser comme l’aboutissement de celles qui la précèdent, et qu’elle pourrait réputer plus imparfaites qu’elle ; aucune ne peut se réduire à la préparation de celles qui la suivent, à la façon d’un simple moyen ; aucune ne peut s’arroger le droit de dicter à ses héritières la forme que devrait prendre leur humanité, ni arguer de ce qu’elles sont encore mineures pour leur imposer ce devenir. L’analogie entre le souci de l’enfant et celui des générations futures, propre à montrer en quoi la responsabilité est souci de l’avenir, doit ici s’interrompre devant ce fait que l’humanité est adulte à chaque génération — ce pourquoi on ne saurait se soucier de l’avenir comme on façonne des êtres immatures, par « le savoir préalable et le contrôle causal » [216].
Que penser de ce retournement ? En un sens, il parachève la critique du progressisme, dont il ruine l’horizon historique comme l’analyse du nouveau-né avait sapé ses catégories fondatrices ; plus de volontarisme en amont, plus d’utopie en aval. En un autre sens pourtant, cette manière de montrer combien une certaine pensée de l’histoire « infantilise » les générations futures réintroduit dans l’analyse des figures qu’on croyait perdues : l’égalité radicale entre générations ; la puissance d’autodétermination qu’enveloppe l’obligation, pour chacune d’elles, de donner sens à cette « présence problématique qu’elle est » ; le dessaisissement, surtout, et comme une obligation de lâcher prise, là où l’analyse de la responsabilité « totale » avait semblé installer dans ses droits l’autocratie politique. Ce pourquoi Jonas peut écrire, à rebours de ses appels à la tyrannie, que le premier devoir du politique est de « ne pas boucher la source indispensable […] de la spontanéité dans la collectivité, dans laquelle devront se recruter les hommes d’État futurs » [229] — son incapacité de prévoir ce qui vient lui interdit de transformer ses successeurs en laquais ou en robots.
D’un mot : les générations futures, en tant qu’elles sont pensées via l’expérience de l’enfance, sont posées comme l’objet d’une sollicitude sacrée, verticale et autoritaire — mais comme un objet qui, ressaisi dans son être temporel et dégagé des images de l’enfance, fait revenir le souci de l’équitable, l’impératif du choix et la préservation des conditions de la liberté. Par-delà les misères symétriques de l’abnégation parentale (« je me suis sacrifié pour toi ») et de la planification technocratique (« je sais ce qu’il te faut »), cette étrange relation aux générations futures fait alors refluer sur la génération présente une double obligation d’accomplissement de soi et de préservation des conditions sous lesquelles d’autres que nous, plus tard, pourront s’accomplir eux-mêmes ; elle suggère que notre tâche la plus propre pourrait être de faire qu’un avenir soit possible. Dans cette ambiguïté, sur fond d’hésitation quant aux effets de la peur et à la possibilité d’une politique sans utopie, l’époque s’engouffre tout entière.
Mathieu Potte-Bonneville