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Tombeau pour un Jedi
Do or do not. There is no try.
Posted in Autour des images 6 min read
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Première publication : Le Nouveau Magazine Littéraire n°1, décembre 2017.

Leurs noms évoquent un ailleurs mêlé de japonais et d’arabe. À leur première apparition, celui-ci marmotte pour lui-même, fait de petites manières, trottine de-ci de-là en vieil enfant fripé dans une touffeur verte de feuilles trempées, de trous, de vase et de racines ; celui-là sèche aux vents du désert, laisse l’érosion effiler au sable le tranchant de son profil, et sa haute silhouette se fait oublier, patiente, dans la fraîcheur de murs chaulés comme les manuscrits de Tombouctou dans leurs architectures de terre. L’un et l’autre s’enveloppent d’une bure brune que l’on devine grossière et raide, cistercienne, plis d’où pourtant peuvent jaillir à tout instant ici une griffe pour soulever le monde sans levier, à distance, là un rayon de couleur primaire, lumière tranchant l’image et qui vrombit comme un essaim. Oubliez le catéchisme pénible et sentencieux, laissez tomber la Force, un Jedi c’est d’abord cela : cette splendeur intacte encroûtée sous le capuchon qui gratte, cette allure de vieillard ponctuée d’éclairs, cette élégance aristocratique de renoncer à tous les signes du pouvoir que l’on sait avoir à sa main quitte à faire apparaître, disparaître, l’épée de son Ordre comme on lève ou assourdit une lampe-tempête. 

Sur Dagobah ou Tatooine, chaque Jedi indique par sa présence voilée l’imminence d’une étrangeté radicale au monde ; à peine distinct, il promet qu’au creux de la réalité profane magie et noblesse ne dorment que d’un oeil. Aussi Georges Lucas dut-il, pour incarner ces personnages, convoquer ce qui pour le cinéma américain ressemblait presque en tous points à l’homme : une marionnette de quatre-vingt centimètres et un acteur britannique, les muppets de Frank Oz et Alec Guinness. D’être d’abord fondue dans le paysage, la vérité des Jedi n’occulte pas pour autant lorsqu’elle apparaît le monde qui les entoure : au contraire, une fois révélée, leur gloire rejaillit sur le décor, qu’elle illumine en le transfigurant. Le désert habite Obi Wan non moins que l’inverse, et c’est en bédouin qu’il arpente les vaisseaux ; si, comme Jeanne devine Charles VII à Chinon, Luke doit d’abord reconnaître Yoda parmi les créatures de la mangrove, celui-ci n’est en définitive rien d’autre que le marécage même, un bayou concentré et superlatif, espace profond dont il fait voir le treillis de puissances et de terreurs embusquées : aussi est-ce une même chose que d’aimer Star Wars pour ses chevaliers ou ses paysages. S’ils dérivent visiblement de la figure du moine-soldat, les Jedi héritent aussi d’une longue lignée de souverains incognito – depuis l’inconnu auquel les pélerins d’Emmaüs offrirent l’hospitalité jusqu’au bon roi Richard vêtu en simple voyageur, aux Califes partis undercover s’enquérir au marché des sentiments du peuple. Il est rare, pourtant, que la souveraineté et l’ascèse, la pourpre et les haillons, cessent à ce point de se faire face ou de se dissimuler l’un l’autre pour se confondre tout à fait. Alexandre, dit-on, aurait voulu être Diogène s’il n’eût déjà été lui-même ; se faire Jedi l’aurait dispensé de choisir.

Yoda, on le sait, parle étrangement : non content d’alterner sentences (“Fais. Ou ne fais pas. Il n’y a pas d’essai”) et prédictions (“Tu auras peur”), il place le complément d’objet à l’ouverture des phrases, de sorte qu’à l’arrivée du verbe tout est plié (“De bonnes relations avec les Wookies, j’entretiens”). Ses mots sont littéralement parole d’oracle : il est en effet d’un oracle d’énoncer au début ce qui viendra à la fin, conférant à l’action humaine la tâche de désenvelopper ce qu’une phrase lapidaire aura déjà scellé. Plaçant l’objet avant le verbe, l’étrange inversion qui affecte le langage de Yoda dit aussi bien l’antécédence dont se trament les prophéties, du langage sur l’événement. Par là, l’ordre Jedi ne communique pas seulement avec les paysages de ce monde, mais avec le temps qui le transit : car, et tout spectateur le sait dès la première minute, Star Wars est un récit futuriste qui se déroule dans un lointain passé, une histoire d’il y a bien longtemps dans une galaxie lointaine, très lointaine. 

Il faudrait examiner de près le parallèle entre l’archaïsme d’une chevalerie d’épée égarée parmi les machines et la façon dont la logique sérielle de Star Wars, la succession des épisodes et le détail de leur intrigue sont affolés par un immense tête-à-queue, pour partie délibéré chez G.Lucas dont la légende rapporte volontiers qu’il aurait du départ tout prévu, tout écrit : la “première” trilogie, ouverte en 1976, se place d’emblée sous l’autorité d’autres films réalisés vingt-deux ans plus tard, condamnant les générations de spectateurs à se distinguer par leur manière de les numéroter (les plus âgés, dont je suis, refusent que le premier film avec lequel ils ont grandi soit renommé “l’épisode IV” comme on persisterait à compter en anciens francs). Lorsque, passées ces premières salves, le récit paraissait pouvoir enfin retrouver un ordre sagement chronologique avec le septième opus, voilà que le réalisateur J.J.Abrams s’affronta en 2015 à la contrainte de renouer avec les codes esthétiques d’une science-fiction où, trente ans plus tôt, les pilotes de vaisseaux portaient des casques de F-16, activaient leurs missiles par des boutons-poussoirs. De nouveau, le destin de l’avenir appartint au passé.

Faut-il s’étonner qu’un ordre presque éteint et dont le mentor est, à jamais, un puer senex soit devenu ce rêve d’enfance partagé ? Certes les enfants aiment, outre manier l’épée, prendre l’air grave et faire des secrets. Mais c’est aussi que, dans sa trame même, Star Wars est un monde où l’enfance est déjà vieillesse, torsion à quoi la nostalgie imprime un nouveau tour d’écrou depuis que ses premiers spectateurs se rident à leur tour. Si, selon P.Vidal-Naquet, la tragédie antique a son lieu dans le volume entre “le temps instable des gestes humains et le temps souverain des dieux”, de sorte que “quand débute Oedipe roi, tout est déjà accompli mais personne ne le sait encore”, il n’est pas exclu qu’à ce carrefour, brille pour nous un sabre laser.

Mathieu Potte-Bonneville


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