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Un vitalisme par gros temps
Sur Pierre Zaoui, La Traversée des catastrophes.
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Première publication : Critique, n°783-784, 2012.

A propos de : Pierre Zaoui, La Traversée des catastrophes, Paris : Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2010.

Au nombre des trésors que recèle discrètement la langue française, il faudrait faire une place particulière à l’adjectif « catastrophé », tant celui-ci cerne au plus juste les contours d’une expérience dont l’ouvrage de Pierre Zaoui ne propose, en un sens, que le long et rigoureux dépli. Syntaxiquement d’abord : parce que le verbe « catastropher » s’emploie très rarement à la voix active, l’adjectif formé sur son participe vaut comme la flexion d’une action introuvable, la marque d’une transformation dont nous serions bien en peine de nous reconnaître les auteurs, la trace d’un événement impersonnel qui, d’un même mouvement, décourage la tentation d’en identifier l’origine et commet celui qui s’y trouve exposé à se constituer, lui, comme son unique et incertain sujet. Etre catastrophé, en ce sens, ce n’est pas exactement être éprouvé : être éprouvé par la maladie, la ruine, la disgrâce ou la perte d’un proche, c’est – comme l’enseignent selon des modalités diverses les morales stoïcienne ou chrétienne – entrer dans la logique portant à reconnaître dans le mal que l’on subit la trace d’une intention, l’indication d’un sens et la promesse d’une transfiguration de soi, dans l’acquiescement au Destin ou aux Voies du Seigneur. Etre catastrophé, au contraire, c’est se trouver d’emblée privé de ces ressources par l’irruption d’un bouleversement aussi incontestable qu’absurde, dont l’indéfini même (« c’est une catastrophe », dit-on) m’interdit de croire qu’il s’adresserait précisément à moi, dans un mélange de lucidité et d’hébétude propre à balayer comme châteaux de cartes l’hypothèse d’une volonté supérieure, la quête d’une signification cachée et l’horizon d’une renaissance possible. Et pourtant (seconde pépite noire du mot « catastrophé »), je ne suis que plus durement obligé par la loi du participe à participer à cette expérience, voire à participer d’elle au risque de m’y engloutir tout entier, de ne plus me définir que par le malheur qui me frappe : « être catastrophé » désigne bien un état du sujet, mais un état caractérisé, étrangement, par l’impuissance de ce dernier et la perte presque totale de sa capacité d’agir. Presque totale, au vrai : car pour autant que celui qui est catastrophé ne cesse par ailleurs d’être – pour autant que la maladie ne le tue pas, ou que la mort de l’aimé ne précipite pas la sienne propre, ce qui n’est pas gagné – une vie bat encore au creux de cet abattement, paradoxe d’une force entièrement empêchée que l’imagination figure volontiers en gestes tragi-comiques (secouer la tête ou la jeter contre les murs, lever les bras pour les laisser aussitôt retomber le long du corps en grands mouvements vains). C’est que, comme le dit la sagesse la plus ordinaire, celle qui vient aux lèvres lorsqu’on ne parvient plus à trouver aucune autre formule pour consoler l’ami ou partager sa peine, « la vie continue » : et l’adjectif « catastrophé » dit encore le mystère de cette continuation même, en se donnant comme participe passé, à la fois persistance de ce qui vient de survenir et passage au-delà, laissant deviner dans cet écart les risques de l’effondrement dépressif ou de l’attachement traumatique, les jeux de la mémoire, le travail du deuil, la percée têtue de l’avenir.

« Il faut continuer, je ne peux pas continuer », écrit Beckett dans L’Innommable. Mais comment se reconnaître comme sujet de ce qui, arrachant l’individu à lui-même, l’expose aux bourrasques d’une irruption sans transcendance, ne lui laissant – à la fois comme exigence cruelle et comme unique viatique – que le pouvoir sans pouvoir de continuer à vivre ? A poser ainsi la question, on comprend que le titre de l’ouvrage de Pierre Zaoui, La Traversée des catastrophes, s’entend au moins en deux sens : au plan le plus simple, le problème posé est de savoir comment il est possible d’affronter les tempêtes que constituent la maladie, l’approche de la mort ou la nécessité d’affronter la disparition de l’autre, ou encore  l’étrange « tuile » de la rencontre amoureuse. Il s’agit de traverser, ce qui implique tout à la fois de durer, c’est-à-dire d’endurer la douleur, la tristesse, l’affolement suscités par de telles expériences, et de tenir un cap là même où ce dernier ne saurait être par avance tracé ni ordonné à une destination définie à l’avance – puisque le propre des catastrophes est de mettre hors d’usage les principes abstraits censés circonscrire la vie bonne, comme de vider de son sens la simple espérance d’aller mieux. Mais il est clair par là que l’on ne traverse pas les catastrophes sans se trouver traversé, labouré et piétiné par elles ; aussi le sujet d’une telle expérience n’est-il pas à rechercher en-deçà des bouleversements affectifs qui le saisissent, mais au ras de ces turbulences mêmes, chaque type de cataclysme modelant comme son vis-à-vis un certain profil de subjectivité : ainsi de l’expérience de la maladie, qui emporte le patient et ses proches dans ses oscillations jusqu’à donner à l’ensemble de leur vie psychique une allure de pendule, « dans lequel on oscille sans cesse non seulement de la plainte à la colère, de l’abandon à la hargne de se redresser, de la défaite à la résistance, mais aussi bien de la compassion à la dureté, du besoin éperdu d’être reconnu et pris en charge à la haine… » (p.81). Au-delà de la finesse de la description morale et psychologique, deux décisions philosophiques font ici couple : la décision de ne pas dissoudre la spécificité de ces séquences existentielles bouleversantes sous des catégories trop larges, douleur, malheur ou mal ; le souci, symétrique, de ne pas supposer au foyer de telles expériences un sujet lui-même doté de structures constantes, un « qui ? » suffisamment armé pour n’être pas exposé, de fond en comble, aux événements qui le frappent, mais au travers desquels il doit tâcher tant bien que mal d’inventer une façon de persévérer. En cela, La Traversée des catastrophes prolonge à sa manière le programme d’un empirisme radical, tel qu’il affleurait dans l’ouvrage que Pierre Zaoui consacrait à la croyance chez David Hume (Vivre c’est croire – Portrait philosophique de David Hume, 2010) : examiner la façon dont, sur fond de chaos et dans l’effacement de tout ce qui pouvait apparaître comme des repères préalables à l’expérience elle-même, un sujet parvient tant bien que mal à se donner une ligne de conduite, à ne pas se laisser disperser ou émietter par les maux qui l’affectent. Si la question deleuzienne était, dans Empirisme et subjectivité, « comment le sujet se constitue-t-il dans le donné ? », il s’agit ici d’en opérer une lectura difficilior : lorsque le donné met cap au pire, quelle place encore pour un sujet ?

Comment se reconnaître comme sujet de ce qui, arrachant l’individu à lui-même, l’expose aux bourrasques d’une irruption sans transcendance ?

Un tel problème, rigoureusement compris, ne saurait être posé qu’à même les faits. En plusieurs sens : d’abord, parce que les diverses expériences « catastrophiques » sont mutuellement incommensurables – il faut beaucoup d’aveuglement pour confondre la maladie et le mourir, beaucoup d’approximations et de métaphores usées pour réduire l’amour à une « petite mort ». Aussi les différents chapitres du livre se laissent-ils lire ou relire isolément, selon l’occasion ou la nécessité du moment, et la revendication de « manuel de survie » (p.347) ne renoue pas seulement avec l’antique tradition des philosophies pratiques à la manière d’Epictète, mais fait tout autant signe à ces modes d’emploi qu’il n’est pas forcément nécessaire de lire en long pour éprouver leur utilité. Ensuite, les catastrophes ici examinées n’ont rien d’obligatoire : à rebours de tout héroïsme philosophique ou de toute posture sacrificielle, le livre souligne que de telles expériences n’ont nullement à être recherchées, activement poursuivies, pour gager la pensée d’un supplément de sérieux ou de sens – l’on ne saurait (sans dommage) les vivre sans les penser, mais on n’a certes pas besoin pour penser de chercher à les vivre ; la vie elle-même se charge, passé un certain âge, de nous procurer notre lot d’afflictions, et la construction même de l’ouvrage suggère sans impudeur quelque chose du journal ou de l’autobiographie. Enfin, on peut savoir gré à l’approche ici proposée d’aborder chacune de ces expériences éprouvantes en se gardant bien de séparer ce qui, en elles, relèverait du profond et de l’inessentiel : il y aurait, pour le philosophe, un réflexe involontairement comique à écarter des catastrophes ce qui tiendrait de « l’accident », et Pierre Zaoui déploie au contraire une vigilance constante à faire droit à l’inscription empirique, historique et sociale des phénomènes dont il traite, se démarquant en ce sens d’une analyse qui viserait à en dégager les existentiaux. Là où Heidegger affirmait, dans une conférence célèbre, que « la véritable crise de l’habitation ne consiste pas dans le manque de logements » mais « en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter » (« Bâtir, habiter, penser »), on ne saurait chez Pierre Zaoui tracer pareils départs : on ne peut ni omettre ce que l’expérience contemporaine de la maladie doit aux transformations de la médecine et à la distension du temps que celle-ci opère, ni dissocier dans l’expérience du deuil « la question éthique la plus originelle : apprendre à articuler son devoir envers celle ou celui qui est mort », de « la question purement existentielle et absolument pré-éthique (…) : savoir quoi penser, quoi dire et quoi taire » (pp.196-197). 

Souci du détail, donc, et de la manière dont les désastres intimes font éclater les hiérarchies qui opposent d’habitude l’insigne au prosaïque, ou le vertige existentiel à la nécessité de choisir entre le chêne et le sapin : à celui qui affronte une catastrophe, toutes les questions sont posées ensemble, et il ne peut d’ailleurs compter reprendre son souffle qu’en s’appuyant, non sur le rêve d’un  « bonheur spécifique, pur, immaculé », mais sur « l’éclat de tous les bonheurs communs, des plus hauts aux plus bas, des plus moraux aux plus immoraux… » (p.194). Et pourtant, d’être ainsi ballotée par les ressacs d’une expérience apparemment rendue à son désordre, d’avoir à embarquer et Charybde et Scylla, la démarche ici entreprise ne se départit pas d’une conviction – on dirait, quitte à heurter de front les revendications d’athéisme constamment réitérées par l’auteur : d’une profession de foi. Celle-ci se laisse énoncer de deux manières. D’une part, Pierre Zaoui affirme que les expériences les plus basses (au sens trivial plus que moral du terme : celles où l’on se sent très bas) n’échappent pas de droit à la pensée et au concept. Du Parménide de Platon, La Traversée des catastrophes retient que du poil, de la crasse ou de la boue, il est malgré tout une idée, et qu’il doit donc y avoir idée aussi de leurs équivalents affectifs et intérieurs, dégoût, abjection ou indifférence suspecte (p.26) ; « malgré tout », parce que la pensée ne tire aucune gloire particulière de se tourner vers de telles profondeurs ; mais « malgré tout » encore parce que l’exercice de la philosophie ne saurait réputer ces expériences inaccessibles, indignes ou sacrées. D’autre part, l’affirmation qui meut le livre touche non seulement à la possibilité, mais à la nécessité d’un tel exercice de pensée – pour celui, tout au moins, qui se voit confronté à ces difficultés dans sa propre existence, et qui par ailleurs fait profession de philosopher. Il y a là, en un sens, une curieuse opportunité : la confrontation au pire a au moins cette vertu (mot qu’il faudrait ici entendre moins au sens moral qu’à celui d’un principe actif et corrosif) de dissiper les apparences, de décaper non seulement le jeu des conventions et des convenances sociales, mais bien davantage encore les images de soi que nous aimons à entretenir, tout au moins tant que la douleur ne nous rend pas aux égarements, aux trépignements et aux larmes, puis de ceux-ci nous oblige à faire retour vers la nécessité de maintenir, envers et contre tout, quelques apparences, quelques rituels et quelques formes par où nous trouvons la force de surnager.

Les désastres intimes font éclater les hiérarchies qui opposent d’habitude l’insigne au prosaïque, ou le vertige existentiel à la nécessité de choisir entre le chêne et le sapin.

Le titre choisi par Pierre Zaoui fait a quelque chose d’une « traversée des apparences », pour reprendre la formule forgée par les traducteurs français afin de rendre The Voyage Out, de Virginia Woolf. Toutefois, si traversée il y a, celle-ci suit une trajectoire complexe : si la catastrophe semble d’abord nous détourner de l’accessoire vers l’essentiel, elle conduit bientôt le philosophe à reconnaître l’utilité de l’accessoire – des rituels antiques qui permettaient de donner corps à notre souci des disparus, ou des modèles de la relation amoureuse dont le ridicule, que la passion fait un temps éclater, apparaît finalement comme un rempart sans lequel les sujets s’abîmeraient dans une exaltation mortifère de l’amour à mort, nous obligeant à « composer avec cette double impasse (…), l’événementialité destructrice et l’expérimentalité factice » (p.265). Reste que cette dévaluation et cette réévaluation mêlées des apparences que précipite la catastrophe n’est pas seulement une opportunité, une paradoxale « chance » pour la réflexion ; elle est encore une obligation, parce qu’ « il faut y aller », parce qu’on ne saurait sans inconséquence être seulement philosophe et souffrant, « il ne faut pas y aller pour être philosophe, il faut y aller quand on se croit philosophe athée et quand la vie y oblige » (p.31).

De cette possibilité et de cette nécessité, les contours méritent d’être précisément circonscrits. Dans le paysage contemporain, la singularité de l’entreprise initiée par Pierre Zaoui tient à sa manière de naviguer au plus proche de deux postures sans doute mieux repérées – posture pratique d’un certain retour à la morale, posture spéculative selon laquelle aucune sphère de la réalité ne saurait être refusée au penseur – mais en s’en démarquant décisivement du point de vue des raisons. Qu’il soit nécessaire de rendre à la philosophie un certain sens des urgences ; qu’il soit possible aussi de formuler le projet d’une « philosophie de l’être, sans majuscule, sans négation, sans unité, sans centralité » (p.29), tout cela ne surprend guère le lecteur, qui croit y reconnaître l’ambition d’une restauration de la métaphysique, d’un nouveau réalisme spéculatif où tous les objets seraient également dignes d’entrer au panthéon des concepts. La différence tient toutefois à ce que Pierre Zaoui n’entend pas faire des catastrophes la pierre de touche d’une pensée de surplomb, l’épreuve décisive garantissant à la réflexion qui l’aurait surmontée une souveraineté illimitée sur l’ordre des choses, et le droit d’étaler sous son regard un univers d’objets déliés de tout horizon subjectif ; au contraire, il prétend bien plutôt y faufiler une écriture constamment aux prises avec la tentation de renoncer et l’acharnement de poursuivre, y déployer les ressources d’une puissance de comprendre inséparable de la puissance d’agir et de produire des horizons (fussent-ils encombrés, précaires ou minuscules), y mesurer surtout le sérieux et la portée d’une posture vitaliste en philosophie. A rebours d’un air du temps saturé d’objectivisme et où la moindre réflexion ne semble avoir de cesse de se donner des allures d’ontologie sans sujet, la pensée se prévaut ici explicitement d’une double affirmation : non seulement la philosophie ne vaudrait pas une heure de peine si elle n’était capable d’éclairer et d’orienter l’expérience ; mais le vitalisme serait une imposture s’il se limitait à affirmer que la vie est belle lorsqu’elle l’est effectivement, et ne permettait pas de saisir en quoi elle l’est lorsqu’elle nous apparaît affreuse.

En cela, l’« hymne à Deleuze » (p.33) qui ponctue l’introduction de l’ouvrage est aussi sérieux qu’ironique : ironique par sa façon de refuser les facilités d’un deleuzianisme devenu rengaine, attaché à chanter niaisement les noces de la guêpe et de l’orchidée en contournant, par habitude plutôt que par décision, les figures de l’effondrement et les puissances du négatif ; mais sérieux par sa manière de recevoir, et d’abord pour soi-même le conseil murmuré à Claire Parnet dans l’Abécédaire : « éviter aux gens de devenir des loques ». Ne renoncer ni au prosaïsme des détails ni à l’ambition de penser, c’est-à-dire à tâcher de désindividualiser l’intime ;  soutenir ce double effort conceptuel d’un constant effort pour se faire une morale sans faire la leçon ni promettre de résolution dernière : on comprend que, dans la bibliothèque que parcourt La Traversée des catastrophe, une attention particulière s’attache à la littérature, Beckett, Flaubert ou Kafka – Kafka, à qui Blanchot prêtait dans son De Kafka à Kafka ce dialogue intérieur : « de toute manière, tu es perdu. – je dois donc cesser ? – non, si tu cesses, tu es perdu. ».

Ne renoncer ni au prosaïsme des détails ni à l’ambition de penser, c’est-à-dire à tâcher de désindividualiser l’intime.

Reste à se demander, d’expérience en expérience, quelle consistance fragile le sujet catastrophé parvient ici à trouver. Il faudrait ici souligner, par contraste, le couple étrange que forme La Traversée des catastrophes avec un ouvrage précédent, intitulé Spinoza – la décision de soi.D’un livre l’autre, la question diffère assez profondément, comme diffèrent les problèmes du jeune homme et de l’homme plus si jeune : il s’agissait, avec Spinoza, de parvenir à trouver fermeté et constance dans le tracé d’un plan d’existence, de décider de soi contre toutes les puissances qui, si elles procèdent bien comme toutes choses de l’ordre commun de la nature, ne cessent pour autant de se manifester de l’intérieur du sujet lui-même (sous les formes du renoncement, de la répétition, de l’effondrement ou du dégoût) ; dans La Traversée des catastrophes, la question serait plutôt de parvenir à survivre face à une série d’irruptions dont l’extériorité apparaît immédiatement comme radicale, selon une forme de nécessité moins vécue cette fois sous la forme de l’empêchement intime que de l’imparable et de l’irrémédiable.

Les deux projets, du coup, semblent entretenir sur fond d’un même naturalisme un rapport symétrique et inverse : dans louvrage de 2008, il s’agissait tout à la fois de déterminer pour le sujet une consistance qui ne soit pas seulement négative ou accablée, et de la trouver en accédant précisément à la compréhension de ce que les maux qui semblent me frapper de l’intérieur de moi-même, et semblent me replier sur ma propre névrose, procèdent de l’ordre général dans lequel je suis pris, ordre qu’il me revient du coup de réaménager ; l’enjeu était d’élaborer, à partir de la reconnaissance du plan d’immanence où se situent ensemble les déterminations extérieures et intérieures du sujet, quelque chose comme un « plan », au sens cette fois d’un horizon d’action et de travail dans lequel l’enchaînement des événements puisse s’opérer enfin au profit d’une augmentation de ma capacité d’agir. Dans La Traversée des catastrophes, l’expérience est différente : le point de départ est moins le désir d’un plan de vie que le constat d’une vie en plan, comme on le dit d’une machine arrêtée ou d’un amoureux brutalement éconduit, à une heure en tout cas où il ne s’agit plus vraiment de décider de quoi que ce soit, de sorte que l’affrontement au négatif est moins l’enjeu d’un « bricolage » initial, comme le « calcul pratique des moindres maux » dont le Spinoza faisait un préalable à la construction du plan de vie véritable, que le coeur de l’expérience même, négativité dont il ne s’agit pas de sortir, mais où il est question de survivre. De ce fait, le motif ou l’orientation de la pensée est presque inverse : il ne s’agit plus me renforcer en saisissant l’extériorité d’affections que je croyais seulement intimes, mais de parvenir à recommencer à vivre en discernant la manière dont, au coeur même d’expériences radicalement inappropriables, une vie insiste encore à laquelle je peux me raccrocher, une vitalité perdure à laquelle je ne suis pas totalement étranger. Non, bien sûr, qu’il s’agisse de me reconnaître, en personne dans les malheurs qui me frappent, en comprenant par exemple que j’étais fait pour être malade, ou que j’ai bien mérité ce qui m’arrive – la question n’est pas celle du sens, mais bien encore celle de la puissance ; on pourrait toutefois dire que là où dans le Spinoza le problème était de savoir comment le sujet peut « se détacher » dans l’enchaînement général des causes et des effets, comme un motif se détache sur fond de paysage, la question est cette fois de repérer tout ce qui me rattache à la vie au moment où celle-ci semble s’éclipser, et ce qui de moi-même peut être tiré pour contre-effectuer ces événements anonymes et cruels.

A cet égard, là où le Spinoza se plaçait assez régulièrement sous le signe de la coupure ou de la rupture, puisqu’il s’agissait somme toute de parvenir à introduire entre mon existence présente et passée le jeu d’une discontinuité suffisamment forte pour m’éviter d’avoir à retomber perpétuellement dans les mêmes errements, La Traversée des catastrophes s’ordonnerait plutôt au mouvement d’une continuité : il s’agit de tirer toutes les implications et de porter jusqu’à l’incandescence ce constat, que la force d’une même vie sourd encore dans les fissures du pire. C’est ce mouvement que le livre, non seulement thématise, mais adopte en quelque sorte dans sa démarche d’écriture : frappe, la manière dont les références et les figures tour à tour interrogées, qu’elles concernent la maladie, le deuil, l’amour ou le bonheur, sont successivement dépassées comme autant de vérités partielles, illusoires seulement si on les considère comme des incarnations définitives de la bonne manière d’être malade, ou en deuil, ou amoureux, parce que compte essentiellement le mouvement qui l’une après l’autre porte à les rejeter dans le passé, et les enchaîne dans l’argumentation comme elles le sont effectivement dans la vie. La beauté du livre, peut-être, est alors de ne pas conclure – parce que le mouvement ici décrit, et effectué, « naît au milieu des expériences, n’entame rien et ne conclut rien, juste accompagne un mouvement qui ne parvient pas à s’arrêter, ne se ressourçant qu’en lui-même » (p.372). Etrange traversée : il y faudrait oublier Ithaque et ne tenir qu’au courant seul ; il y faudrait parvenir à aimer suffisamment la mer pour puiser dans cet amour même la force ne pas sombrer. 

Mathieu Potte-Bonneville


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