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La démocratie risquée
Le souci de la cité grecque chez Foucault et Castoriadis
Posted in Autour de Foucault 51 min read
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Première publication : Radical Philosophy, mars-avril 2011.

Le délai qu’implique la publication de cours ou de séminaires a d’étranges effets : nous reviennent, avec retard et dans un temps qui n’est plus le leur, des recherches et des paroles dont le propre est souvent d’avoir été aux prises, davantage que les livres, avec les circonstances historiques de leur élaboration ; et le texte finalement publié transporte, avec la réflexion de son auteur et les remarques de l’auditoire, un peu de la conjoncture historique qui lui a donné naissance. Cette dimension documentaire est d’autant plus nette lorsque paraissent ensemble les travaux conduits à la même période par deux penseurs entre lesquels, à l’époque, aucun débat n’a eu lieu, et qui semblaient s’ignorer presque totalement : se dessine alors, à l’arrière-plan de leurs préoccupations et de leurs trajectoires intellectuelles propres, ce qu’on pourrait nommer avec Frédéric Worms un « moment » spécifique où se mêlent histoire politique et histoire de la pensée. L’année 2008 a ainsi vu paraître, en français, les traces de deux recherches que rien ne disposait apparemment à se rencontrer, et dont la conjonction apparaît du même coup frappante : d’une part, la série de cours donnés par Michel Foucault en 1982-83 au Collège de France, sous le titre Le Gouvernement de soi et des autres ; d’autre part, les séminaires conduits par Cornélius Castoriadis en 1983-84 à l’EHESS, dans le cadre d’un vaste cycle intitulé « ce qui fait la Grèce », l’année 83-84 le titre La Cité et les lois. Les hasards de la publication ont fait ainsi surgir ce qui pourrait sembler, à vingt-cinq ans de distance, un autre hasard : que deux penseurs français aient éprouvé, à la même période, le besoin d’explorer chacun de leur côté le corpus grec et la question de la démocratie, et soient repassés du coup par des textes voisins (la tragédie de Ion, chez Foucault, celle d’Antigone, chez Castoriadis), par des figures communes (d’abord, et avant tout, celle de Platon, adversaire proclamé de la démocratie que l’un et l’autre interrogent, nous le verrons, de biais). Cela fait beaucoup de hasards.

Il est évidemment possible de reconstituer, chez chacun des deux philosophes, les parcours différents qui les ont conduits l’un et l’autre dans les parages d’Athènes : chez Castoriadis, la réflexion rassemblée dans L’institution imaginaire de la société (1975), se prolonge dès 1979 dans une interrogation sur le lien entre la polis grecque et la création de la philosophie, comme ouverture d’un espace de pensée neuf lié à l’expérience d’une relation singulière, dans le monde humain,  entre l’ordonnancement immanent à la Cité et le désordre qui lui demeure sous-jacent, qu’elle sait ne pas pouvoir conjurer entièrement. Chez Foucault, la mise au jour du motif de la gouvernementalité va engager à partir de 1978 un vaste retour en arrière, de la période qui lui était jusqu’alors familière (entre âge classique et modernité) vers la pensée médiévale, puis vers les Pères de l’Eglise, puis vers la Grèce classique. Ce rappel, toutefois, ne fait que renforcer le soupçon qu’il y a un sens à ce hasard – l’impression, pour parler grec, que celui-ci est moins automaton aveugle que tukhè, concept par lequel Aristote décrivait la chance et l’occasion, en tant qu’elles donnent prise à l’activité humaine et la convient, en particulier dans l’ordre politique, à tisser avec elles une pratique sensée. 

La question pourrait alors devenir celle-ci : que nous apprend ce souci commun à Foucault et Castoriadis de la démocratie grecque, à propos du moment historique singulier dans lequel il l’ont éprouvé chacun de leur côté ? Et quelles leçons tirer, dans ce moment qui est le nôtre, de leurs recherches respectives ? Il serait facile de conclure : retour, et continuité. Retour, chez des auteurs en quelque sorte revenus de leurs errements radicaux des années 1970, vers les exemples et les problématiques les plus traditionnels de la philosophie politique, dont Castoriadis ne cesse d’insister sur l’influence qu’ils ont pu avoir chez les modernes, pour s’en réclamer (Jean-Jacques Rousseau) ou s’en démarquer (Benjamin Constant) : « l’invocation de la démocratie antique a effectivement joué un rôle fondamental dans la lutte contre la monarchie et pour l’établissement des droits du citoyen », CL, p.31). Continuité, du coup, d’une préoccupation pour les sources intellectuelles dont les régimes contemporains se revendiquent encore, et par rapport auxquelles la connaissance historique a, depuis vingt-cinq ans, continuellement progressé (Philippe Raynaud, dans sa préface à Castoriadis, insiste sur les progrès du travail archéologique concernant la naissance de la cité grecque, et l’on pourrait en dire autant de l’exploration philosophique des concepts mobilisés par Foucault).

Un tel diagnostic, toutefois, serait peut-être infidèle à l’enseignement que les deux auteurs prétendaient au contraire proposer, et qui consistait non à insister sur la continuité de la philosophie politique, mais sur les effets de rupture, de discontinuité que l’exploration des sources grecques permet de dégager, à propos de notre présent. A la recherche, chez Foucault, d’une « ontologie historique de nous-mêmes » (dont le premier cours de GSA fait déjà mention), répond chez Castoriadis le souci de se dégager des illusions rétrospectives, vis-à-vis du corpus grec : « Les constitutions antiques servent d’écran où se projettent les besoins idéologiques du présent, et disparaissent ainsi du même coup une foule d’aspects importants – importants non pas du point de vue de l’exactitude, disons « philologique » mais bien du point de vue des significations » (CL, p.27). A suivre cette leçon, la lecture de ces textes change : on y lit moins une étape vers la lente réinstallation de la philosophie politique dans son espace intemporel et ses références canoniques, que le jeu d’une double discontinuité, d’un double écart. Ecart, d’abord, de cette étrange période du début des années 1980, caractérisée par ce que le philosophe Michel Feher propose d’appeler un « interrègne » : en amont, l’épuisement du lexique communiste et révolutionnaire dans lequel les expériences radicales des années 1970 s’étaient formulées, et vis-à-vis duquel Castoriadis et Foucault se sont toujours montrés sceptiques (non seulement pour des raisons doctrinales, mais parce qu’il leur semblait que cette grille de lecture était profondément inadéquate à décrire la nouveauté des mouvements sociaux nés de mai 1968) ; en aval, et dès la deuxième moitié des années 1980, l’instauration de la démocratie comme horizon évident du nouvel ordre mondial, et la mise en tension entre l’exigence démocratique et le modèle républicain, autrement dit l’affirmation de ce que les sociétés démocratiques doivent se protéger des tentations individualistes ou communautaristes en devenant vigilantes sur les formes objectives et stables de la vie en commun (dignité de la loi, citoyenneté abstraite, nationalité). Les textes dont nous parlons se situent dans l’interstice entre ces deux corps de références écrasants : dans un moment où l’expérience de la dissidence, dans le bloc de l’Est, a fait émerger le motif démocratique comme motif critique – posant le problème de savoir si et comment la revendication démocratique peut aussi jouer un rôle de mise en question à l’ouest ; dans un moment, donc, où l’affirmation de la démocratie ne peut plus se satisfaire de l’opposition, imposée par le marxisme, entre démocratie « formelle » et démocratie « réelle » ; mais où dans le même temps, il s’agit moins d’invoquer la démocratie comme principe que comme pratique, qu’aucun principe ne saurait remplacer et qui exige au contraire la mise en question de tous les principes.

De ce fait, et depuis ce moment très singulier de notre passé récent (moment presque invisible, tant il se laisse facilement oublier dans une lecture téléologique de l’histoire), la question nous revient, mettant en cause l’identité de notre présent même : que faire, dans une période où le signifiant « démocratie » a été compromis dans les aventures impériales et la mondialisation néo-libérale, mais dans une période aussi où ce que Jacques Rancière nomme « la haine de la démocratie » ne saurait tenir lieu de politique, que faire encore de la démocratie ? J’essaierai de soutenir ici une hypothèes de lecture simple : ce qu’enseigne la lecture croisée de Foucault et Castoriadis, c’est qu’il n’y a de démocratie que risquée, au double sens où le verbe « risquer », en français, désigne la mise en jeu ou la tentative, et la menace ou la précarité : il n’y a pas de démocratie qui ne soit commise à inventer ses propres institutions et ses procédures, sur fond d’une incertitude radicale – et c’est la leçon de Castoriadis ; mais il n’y a pas d’institutions ou de procédures qui puissent dispenser les citoyens d’un exercice, toujours en excès vis-à-vis des règles qui l’encadrent – et c’est la leçon de Foucault. Entre l’un et l’autre, alors, se dessine peut-être une idée qui va à contre-courant du mouvement fondationnel par lequel la philosophie politique entend, régulièrement, remonter de la politique comme activité contingente, vers le politique censé lui donner son fondement et sa dignité.

Bifurcations.

Commençons par remarquer que Foucault et Castoriadis semblent emprunter, vis-à-vis de la démocratie grecque, des stratégies de lecture profondément divergentes. L’objet central de Foucault, on le sait, c’est la parrêsia, cette attitude qui s’illustre successivement dans le courage de Périclès et l’insolence de Platon, attitude qu’il décrit tout à la fois comme une manière de dire vrai, une prise de risque vis-à-vis de soi-même, la constitution d’un rapport à soi centré autour de ce risque même, et l’attestation d’un acte libre. Or, la manière dont l’examen de la parrhesia semble aujourd’hui s’intégrer tout naturellement à notre connaissance du corpus foucaldien, nous masque peut-être la signification et la radicalité du geste consistant, chez Foucault, à faire apparaître cette dimension, et à destabiliser ainsi la compréhension stabilisée des mécanismes démocratiques grecs. Il faut ici se souvenir que, si Foucault emploie à propos de ses propres recherches le terme « d’archéologie », c’est en faisant jouer l’une par rapport à l’autre les deux étymologies possibles de ce mot : l’archè des philosophes (comme origine intemporelle donnant son fondement et sa justification à l’expérience), et l’archive des historiens, comme matériau dont l’historicité, la multiplicité et l’absence de hiérarchie mettent profondément en question l’identification d’un fondement possible. Penser, chez Foucault, c’est donc s’emparer des significations centrales, des termes que les philosophes prétendent élever à la dignité d’une essence, mais pour faire apparaître au centre de ce centre une dimension inapparente, jugée secondaire et qui va permettre d’immerger les catégories philosophiques dans une histoire dont elles n’ont pas la maîtrise.

C’est précisément ce qu’accomplit le cours de 1982-83, à deux titres au moins : premièrement, par rapport à l’idée et au mot de « gouvernement ». Le gouvernement, dans le vocabulaire philosophique contemporain, comme dans l’espace public, c’est un quasi-synonyme du pouvoir exécutif, de sorte que l’interrogation sur la manière de gouverner semble entièrement contenue et expliquée par le cadre institutionnel dans lequel le pouvoir s’exerce. Le déplacement que Foucault opère, en s’interrogeant sur la manière dont le gouvernement des autres implique un gouvernement de soi-même, consiste au contraire à défaire cette subordination, et à montrer que l’art de gouverner (et de se gouverner) est sous-déterminé par le dispositif constitutionnel dans lequel il s’exerce. Deuxièmement, c’est à l’intérieur de cette stratégie, engagée dès les premiers travaux sur la gouvernementalité, que l’examen de la parrêsia trouve son véritable sens : il s’agit en effet moins de compléter par l’adjonction d’un troisième terme la compréhension traditionnelle de la démocratie grecque, définie par les notions d’isonomia et d’isegoria, que de « décompléter » ou de détotaliser cette compréhension même. La parrêsia en effet, a un statut profondément hétérogène à celui de l’isonomia et de l’isegoria, il ne s’agit pas d’une détermination de même rang : comme le note Foucault dans son commentaire du Ion d’Euripide, « la parrêsia est en quelque sorte une parole d’au-dessus, d’au-dessus du statut de citoyen, différente de l’exercice pur et simple du pouvoir » (GSA, p.98). Là où isonomia et isegoria paraissent intégralement contenir la réflexion sur la démocratie dans le cercle d’une double référence à la loi et aux droits, la parrêsia introduit dans le jeu le supplément d’une attitude et d’une pratique, qu’aucun cadre institutionnel ne saurait à lui seul organiser, et qui ne peut s’attester qu’en acte – autrement dit, dans l’histoire. « la parrêsia, qui bien sûr s’enracine dans cette isègoria, se réfère à quelque chose d’un peu différent, qui serait la pratique politique effective » (GSA, p.172).

Cette attitude, d’autre part, ne se résume pas à une connaissance de la vérité qu’il s’agirait de dire ; elle ne se mesure pas à la valeur de vérité de l’énoncé que l’on soutient, mais au type de rapport à soi-même que l’on établit en le formulant. Double déplacement, donc : du gouvernement comme institution vers le gouvernement comme activité ; et de la démocratie grecque comme système ordonné de droits et de devoirs vers la parrêsia comme attitude vis-à-vis d’une vérité dont la préexistence ne garantit nullement qu’on se montrera « parrêsiaste ». Par là-même, c’est tout le jeu de miroirs de la modernité démocratique qui se trouve brisé : à la fois sa définition institutionnelle du gouvernement, sa conception juridico-formelle de la démocratie, et le geste consistant à justifier celle-ci au nom de celle-là, à affirmer la suffisance des institutions modernes au nom de la vérité et de l’authenticité du modèle grec, comme si l’invocation de ce modèle fondateur suffisait à nous dire démocrates. Etre démocrates « en vérité », c’est au contraire selon Foucault déplacer l’interrogation, de la référence à un vrai modèle de l’ordre politique, au problème du rapport au vrai, qui conditionne l’exercice de la démocratie ; c’est suggérer qu’une démocratie vaut par la capacité des sujets à se risquer dans la parole. A ce titre, la réflexion sur la parrêsia n’est pas seulement une archéologie de la critique, remontant jusqu’à ses modèles grecs (« on pourrait (…) voir apparaître une troisième figure de la dramatique du discours vrai dans l’ordre de la politique, et qui est la figure, disons, du « critique » », GSA, p.67) ; c’est, tout autant, un exemple de critique archéologique, vis-à-vis de toute prétention de la démocratie à se fonder dans un régime dont la vérité, ou l’authenticité, lui servirait de modèle.

Pour Foucault, il s’agit moins avec la parrêsia de compléter la compréhension traditionnelle de la démocratie grecque, que de détotaliser cette compréhension même.

En un sens, l’approche de Castoriadis peut à cet égard sembler beaucoup plus traditionnelle : elle met en effet en avant les aspects de l’expérience grecque que Foucault laisse délibérément de côté. Si Castoriadis évoque, au passage, la parrêsia, « l’obligation de dire franchement ce que l’on pense à propos des affaires publiques », c’est pour souligner immédiatement que ce franc-parler « évidemment n’est pas garanti par la loi, mais (…) est considéré comme allant de soi pour tous » (CL, p.84), de sorte que la parrêsia est considérée comme « couvrant à peu près le même champ sémantique et a la même fonction politique qu’isègoria » (p.289, note). Surtout, la parrêsia est inscrite au titre des « institutions formelles et informelles de la cité » (ibid.) qu’encadrent les lois et qui s’incarnent dans les principaux organes de la démocratie (ecclesia et boulè) ainsi que dans ses procédures (par exemple, l’ostracisme). Au choix de cette lecture institutionnelle, fait écho le long développement que Castoriadis consacre à la réforme de Clisthène, c’est-à-dire à la réorganisation du découpage administratif permettant de couper transversalement à travers les unités territoriales et les groupes sociaux, de manière à arracher la définition égalitaire de la citoyenneté à l’emprise de la géographie et de la lignée. La problématique adoptée par Castoriadis est donc celle de l’institution, c’est-à-dire de la manière dont la Cité s’établit et s’affirme collectivement comme une communauté politique en acte, s’opposant aux formes pré-politiques que constituent la tribu, la famille ou le village, dans une sorte de réactivation de l’interrogation aristotélicienne.

Cette reprise, pourtant, ne doit pas faire illusion : chez Aristote, le « saut » du village à la Cité se trouve interprété et justifié par la fin spécifique que cette dernière poursuit (non le vivre, mais le bien-vivre), fin qui apparaît rétrospectivement comme la cause tendant à s’actualiser d’elle-même à travers les formes successives de communauté humaine, de sorte que la polis apparaît moins comme événement que comme accomplissement. Or, chez Castoriadis, l’institution de la Cité est aux antipodes d’une telle recherche d’essence – et la mutation qu’il fait subir au mot même « d’institution »  est parente, dans sa radicalité, du forçage que Foucault imprime à l’idée de gouvernement. Là où la philosophie définit les institutions comme des règles collectives dont la stabilité vient fonder la communauté politique, en donnant une traduction civile aux besoins naturels des hommes, elle est définie par Castoriadis comme l’ensemble des représentations et des dispositifs par lequel une société tente elle-même de se donner une figure, c’est-à-dire essaie de combler de manière imaginaire le fait qu’aucune raison naturelle ou transcendante ne justifie qu’elle existe et se maintienne. C’était déjà la leçon de L’institution imaginaire de la société : toutes les nécessités ordinairement invoquées pour expliquer qu’une société existe (que ces nécessités soient biologiques, économiques, etc) ne suffisent pas à justifier que nous vivions ensemble, que nous formions un « nous ». La collectivité prend sa source dans une contingence et une absence de fondement vertigineuse ; de là que toutes les sociétés produisent un « supplément imaginaire » en gageant l’existence sociale sur une autorité supérieure (tradition, divinité ou sens de l’histoire) ; de là aussi que la société communiste qui se voulait la pure traduction de la nécessité matérielle ait produit un imaginaire radicalement transcendant et proliférant – c’est la leçon du totalitarisme.

L’institution n’est donc pas un cadre, mais (pour reprendre une formule de Foucault dans L’Histoire de la folie) un « profil contre le vide », ce qui laisse ouverte une question : quelle forme pourrait prendre une société qui, plutôt que de refouler sa propre contingence sous une transcendance imaginaire, assumerait sa propre institution, sa propre auto-création, à la manière d’un « nous » qui ne pourrait se revendiquer d’aucun avant ni d’aucun autre, d’aucun être ni d’aucun « lui » ? C’est dans cette perspective qu’intervient la réflexion sur la Grèce ancienne : il ne s’agit pas d’élever la démocratie grecque au rang de fondement des régimes modernes ; il s’agit, au contraire, d’interroger la démocratie grecque comme exemple d’une société ayant affronté le vertige de sa propre absence de fondement, et de se demander comment une société fait pour s’auto-maintenir, lorqu’elle repose précisément sur l’idée que la manière de vivre ne dépend de rien d’autre que de la volonté des citoyens. « Maintenant, ce peuple d’égaux quant au pouvoir et à la loi, il pose et dit le droit à partir de quoi ? La grandeur de la démocratie consiste à reconnaître ce fait philosophique fondamental : il pose et dit le droit à partir de rien. (…) rien, cela veut dire que la loi ne peut pas être déduite d’autre chose, qu’elle n’est pas le commentaire du Décalogue ni une conséquence de la théorie de Platon sur l’être. Par l’acte instituant, le peuple s’auto-instaure come légiférant ; cet acte décrit le formes dans lesquelles l’activité légiférante doit être accomplie pour être valable, formes qui valent aussi longtemps que cet acte auto-instituant perdure » (CL, p.203). Dans cette perspective, la référence aux lois change profondément de sens ; celles-ci apparaissent moins comme le socle à partir duquel l’action et la conduite de la collectivité deviennent effectivement possibles, que comme des dispositifs visant à introduire un ordre à l’intérieur d’une contingence qui est, et qui se sait, proprement indépassable. Ce décentrement remet en cause, non moins que chez Foucault, l’idée selon laquelle la démocratie grecque pourrait constituer un modèle : pour cela, encore faudrait-il qu’elle ait constitué un « état » stable, à la manière d’une chose sur laquelle il serait possible de s’appuyer ; or « c’est là bien entendu, une vue plus que critiquable, proprement métaphysique au pire sens du terme : la démocratie grecque n’est à aucun moment un état de choses mais bel et bien un processus historique par lequel certaines communautés s’auto-instituent (…) come communautés de citoyens libres. Le processus de la démocratie (…) n’est à aucun moment une « constitution » donnée une fois pour toutes ». (CL, p.41).

Castoriadis interroge la démocratie grecque comme exemple d’une société ayant affronté le vertige de sa propre absence de fondement.

Résumons-nous. Si, à première lecture, l’approche que proposent Castoriadis et Foucault semblent s’opposer comme une lecture « légale » et « extra-légale » de la démocratie ancienne, ces grilles de lecture semblent en réalité plutôt parentes et complémentaires. Parentes, par la manière dont elles découragent toute tentative de prendre la démocratie grecque pour modèle, en tirant justement de l’examen interne de cette démocratie une critique radicale de l’idée de modèle : le parrêsiaste ne peut pas s’autoriser de la valeur de vérité de ce qu’il dit pour garantir qu’il le dit « en vérité » ; le processus démocratique est celui d’une communauté s’instituant dans l’éclipse de tout modèle. Ces lectures sont également complémentaires, au sens où, selon des trajectoires inverses (Foucault « descend » des cadres institutionnels vers la pratique ordinaire du citoyen ; Castoriadis « remonte » du système des lois vers l’absence de tout socle sur lequel elles pourraient s’appuyer), elles découvrent finalement deux insuffisances symétriques : chez Foucault, les principes ne suffisent pas à garantir que l’on se conduira effectivement démocratiquement ; chez Castoriadis, se révèle non l’insuffisance des principes, mais l’insuffisance comme principe, avec lequel la démocratie est bien obligée de compter. Des deux côtés, l’origine de la démocratie est par là-même ouverte sur l’histoire.

Convergences.

Cet étrange entrecroisement retentit sur les stratégies de lecture qu’adoptent les deux auteurs, lorsque le souci de définir autrement la démocratie les porte à passer par des références voisines : disons, pour aller vite, que dans leur lecture des « passages obligés » du corpus grec, Foucault et Castoriadis se rejoignent au terme d’interrogations dont le style diffère pourtant radicalement. Je prendrai deux exemples de cette convergence.

Le premier exemple concerne bien entendu Platon. Il y aurait ici une histoire à écrire, de la place ambiguë qu’occupe Platon dans le débat sur la démocratie (de Spinoza, jusqu’à Badiou ou Rancière) ; place ambiguë, d’abord et avant tout, pour les tenants d’un modèle démocratique modéré : d’un côté, Platon est en quelque sorte le modèle des modèles, il est celui qui a prétendu fonder l’ordre politique sur la référence à une norme rationnelle transcendante et inamovible (opération que Jacques Rancière nomme, dans La Mésentente, « archipolitique », et qui selon lui hante secrètement toutes les tentatives à réduire la politique à une pédagogie consistant à amener les citoyens vers la reconnaissance du bien-fondé de l’ordre qui leur est imposé) ; d’un autre côté, Platon est bien entendu un contre-modèle, tant le développement rigoureux de ses options ontologiques l’a amené à adopter des positions anti-démocrates. De là que les tenants d’une « société ouverte » contre ses ennemis (pour reprendre le titre Karl Popper) soient amenés à définir la démocratie contre Platon, sans cesser pour autant de lui emprunter le geste consistant à refuser l’historicité radicale de la démocratie, pour la fonder sur autre chose qu’elle-même. Si l’on admet, au contraire, que Foucault et Castoriadis entendent proposer une conception de la démocratie radicalement historique, c’est-à-dire n’existant que dans l’immanence de son auto-institution et dans la vigilance de ses pratiques, on voit que le « problème de Platon » se pose pour eux d’une manière symétrique et inverse : il s’agit d’une part de contourner ce qui, chez Platon, renvoie à l’ontologie de l’eidos et de la participation, de laisser de côté le philosophe des modèles ; et d’autre part, de déceler dans l’anti-démocratisme de Platon autre chose qu’une simple tentation autoritaire, dont nos démocraties devraient sagement se garder, comme si cette opposition suffisait à les justifier et les définir. C’est pourquoi, d’un texte à l’autre, on voit se dessiner deux versions de ce qu’il faudrait nommer un « anti-anti-platonisme » : deux lectures menées « de biais », où la référence platonicienne se trouve réinterprétée, arrachée à ses jeux de miroirs pour devenir, non un modèle ou un contre-modèle, mais un éclairage paradoxal sur l’expérience démocratique. 

Cette lecture est seulement esquissée dans le texte de Castoriadis dont nous disposons (le séminaire central du 8 juin 1983, où il traitait cette question en conclusion de son année de cours, ayant été malheusement perdu). Les éléments dont nous disposons permettent cependant de deviner sa stratégie de lecture. Premièrement, Castoriadis revient sur la lecture classique de la République et des Lois, selon laquelle Platon aurait cherché à fonder la Cité sur un ordre radicalement transcendant : « c’est justement un tel absolu que Platon veut trouver, une mesure de la loi, une norme de la norme, un étalon extra-social de la société » (CL, p.206). Mais il ajoute immédiatement : « le génie de Platon, génie immense évidemment, a donc été de trouver et d’expliciter le seul autre terme de l’alternative, le seul qui s’oppose à la démocratie, à savoir la théocratie ou, si l’on veut, l’idéocratie, mais c’est la même chose » (CL, pp.206-207). L’éloge du génie de Platon n’est ici paradoxal qu’en apparence : ce que Castoriadis suggère, c’est que Platon n’a pas voulu de la démocratie, parce qu’il a vu dans celle-ci une expérience radicale, que les démocrates ordinaires refusent la plupart du temps de voir. En d’autres termes, il ne s’agit donc pas de défendre la démocratie contre Platon, mais de défendre la démocratie selon Platon contre ceux qui seraient tentés de confondre celle-ci avec un quelconque modèle de société – comme s’il y avait, chez l’antidémocrate Platon une conscience plus aiguë et plus nette de l’immanence radicale de la démocratie, que ce n’est le cas chez ses adversaires modérés.

Deuxièmement, à cette analyse abstraite, Castoriadis adjoint une hypothèse historique : si Platon n’a pas supporté la démocratie, c’est que celle-ci ne s’est pas supportée elle-même (au double sens où elle n’a pas su se maintenir, et où elle est devenue intolérable à ses propres yeux). Cette thèse renvoie chez lui d’une part à la guerre du Péloponnèse, sur laquelle je reviendrai tout à l’heure ; d’autre part à la condamnation de Socrate, dont l’interrogation représente un passage à la limite à partir de la libre confrontation démocratique des opinions : l’elenchos socratique est à la fois mise en question depuis la démocratie (où chacun peut librement interroger chacun) et mise en question de la démocratie, en apportant la démonstration que « strictement personne ne sait de quoi il parle » (CL, p.212). Et Castoriadis de conclure : « la démocratie doit pouvoir assumer le risque de cette démonstration. Et la plupart du temps elle l’a assumé ; elle a accepté les sophistes, les philosophes, etc. Mais elle n’a pas accepté Socrate «  (ibid.). A ce titre, la recherche platonicienne d’une callipolis constituerait la reprise et l’inversion de l’hybris socratique, qui consistait à exercer son droit démocratique de contrôler et contester l’opinion des autres, mais sans rien proposer à leur place (ce faisant, écrit Castoriadis, « on se met hors du jeu de la Cité, on en transgresse une loi fondamentale non écrite mais qui n’en est pas moins la plus importante de toutes », CL p.211 – la loi consistant à reconduire à travers l’échange l’ordre immanent des opinions qui entretissent l’existence de la Cité). Autrement dit, non seulement la conception négative que Platon se fait de la démocratie dessine en creux ce qu’elle fut effectivement, radicalement (un état sans modèle) ; mais elle est encore une héritière de la démocratie, lorsque celle-ci s’effondre de s’exercer jusqu’au bout et de ne plus croire en elle-même.

D’un texte à l’autre, on assiste à deux lectures de Platon menées « de biais », où la référence platonicienne se trouve réinterprétée comme éclairage paradoxal sur l’expérience démocratique. 

Ce motif de l’héritage se retrouve précisément dans la place que Foucault assigne à Platon, à travers sa lecture de l’histoire de la parrêsia. On trouve d’abord, dans le commentaire qu’il propose, une autre manière de tracer une oblique vis-à-vis de la lecture traditionnelle du modèle platonicien. Là où Castoriadis lit, dans « l’idéocratie » de Platon, l’envers d’une autocréation démocratique que celui-ci aurait reconnu et refusé, Foucault va insister sur l’irréductibilité de la pratique philosophique, telle que Platon la conçoit, vis-à-vis des contenus et des normes qu’elle prend pour objet, qu’elle s’efforce de connaître et d’appliquer. La lecture de la lettre VII, et du jugement que Platon porte sur Denys de Syracuse, est ici stratégique : il s’agit de souligner, contre la hâte de Denys à s’élever jusqu’à la vérité et de la transcrire dans un traité, que philosopher suppose une attitude et une activité, une occupation (Foucault souligne le mot pragmata) qui conditionne l’accès au vrai, et dont la vérité elle-même ne saurait dispenser le penseur ; autrement dit, là où Denys prétend réduire le platonisme à une doctrine, Platon rappelle que la vérité est inséparable d’une éthique. Nietzsche rejetait entièrement le Platon des « arrière-mondes », mais affichait son admiration pour le style platonicien ; Foucault montre, de son côté, qu’atteindre la transcendance de l’arrière-monde suppose une stylisation de l’existence qui n’est nullement donnée par celui-ci, un exercice de la philosophie dont rien, en dehors de la conduite du philosophe, ne garantit qu’il sera victorieux. Encore que ces remarques ne concernent qu’indirectement la démocratie (sur un mode que je vais indiquer dans un instant), elles me semblent relever de la même préoccupation que celle qui anime Castoriadis : dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de lire, chez le philosophe qui passe pour avoir soumis entièrement les pratiques à une norme du vrai qui la surplombe, l’affirmation d’une irréductibilité de la pratique – irréductibilité perçue et refusée, selon Castoriadis, dans l’ordre politique, et revendiquée, selon Foucault, dans l’ordre philosophique.

Or, et c’est le deuxième élément fondamental de la lecture de Foucault, cet ordre philosophique n’est nullement étranger à l’horizon politique : non seulement « l’épreuve de réalité de la philosophie par rapport à la politique par rapport à la politique (…) ne va pas se faire sous la forme d’un discours impératif dans lequel à la cité et aux hommes seront données les formes contraignantes auxquelles ils doivent se soumettre pour que la cité survive » (GSA, p.235 – on ne saurait mieux mettre à l’écart la vision de Platon comme défenseur des modèles, et de la cité idéale) ; mais cette exigence du rapport de soi à soi n’est en un sens rien d’autre que l’exigence démocratique, en quelque sorte enveloppée et repliée dans la personne même du philosophe. Témoin d’une transition exemplaire, de l’échec de la démocratie à sa désagrégation dans la tyrannie, Platon devient celui chez qui le dire-vrai, condition de la parole commune, devient le devoir solitaire du conseiller et du critique du Prince. C’est encore affaire d’héritage – la vie de Socrate jouant ici le rôle, non d’une crise qui aurait porté Platon à rejeter radicalement la démocratie, mais d’une médiation déplaçant l’exercice de la parrêsia hors du champ de la parole partagée : « (le parresiaste) ce n’est plus simplement ce citoyen parmi les autres et un peu en avant des autres. C’est un citoyen, vous vous souvenez – on l’a vu avec Socrate -, bien sûr comme les autres, qui parle comme les autres, qui parle le langage de tout le monde, mais qui se tient pourtant, d’une certaine manière, à côté des autres » (GSA, p.313).

Une telle lecture a deux effets principaux : d’une part, elle revient à faire de la liberté de penser un avatar de la liberté de prendre la parole ; d’autre part, elle fait du sujet philosophant, non un soi autarcique, mais un sujet impliqué, qui n’existe que pour autant qu’il se risque à la confrontation avec le pouvoir. Là où Castoriadis met en parallèle philosophie et politique, l’une et l’autre supposant que « chaos et cosmos coexistent dans la nature et le monde humain » (CL, p.8), Foucault fait de la parrêsia philosophique un relais de la parrêsia politique : « la disparition des structures démocratiques ne fait pas disparaître totalement la parrêsia politique, mais évidemment en restreint beaucoup le champ (…) et par conséquent la parrêsia philosophique, dans le rapport complexe qu’elle entretient avec la politique, ne prendra que davantage d’importance » (GSA, p.314)

On retrouve ces rapports complexes entre l’exigence de la parole partagée et la constitution du sujet dans le deuxième exemple de convergence que je voudrais examiner : l’exemple concerne, cette fois, la lecture que Foucault et Castoriadis consacrent à la tragédie. Si la référence à Platon avait pour enjeu la définition même de la démocratie, la tragédie oblige nos deux auteurs à se confronter à la question générale de l’histoire, de sa signification et de la manière dont s’y nouent les actions des hommes au destin général qui emporte la communauté : question qui, traditionnellement, amène les philosophes à valoriser la dimension du sens (que nous apprend la tragédie, quant aux événements dont les hommes sont acteurs et victimes ?), au détriment de l’événement que la tragédie constitue en elle-même (qu’est-ce qu’une tragédie, comme pratique historique et civique, et en quoi l’institution de cette pratique a-t-elle à voir avec la naissance de la démocratie ?). Cela revient, note Castoriadis, à chercher la dimension politique de la tragédie « dans les positions politiques des poètes, ce qui revient à transformer les tragédies en pièces à thèse » (CL, p.139). Valorisation, pourrait-on dire, de l’énoncé tragique vis-à-vis de l’énonciation et de la manière dont s’invente, sur la scène de la Grèce ancienne, une nouvelle manière de dire et de se présenter comme acteur de sa parole.

Foucault et Castoriadis font du sujet philosophant, non un soi autarcique, mais un sujet impliqué, qui n’existe que pour autant qu’il se risque à la confrontation avec le pouvoir.

Or, c’est justement sur ce terrain du dire que se situent, au contraire, Foucault comme Castoriadis. Ainsi, la longue lecture du Ion d’Euripide est l’occasion, pour Foucault, de déployer une véritable généalogie de la parole citoyenne : si l’enjeu est de comprendre comment Ion parviendra à accéder au droit de prendre la parole, les étapes de cette conquête apparaissent comme autant d’avatars de l’acte de dire. On rencontre premièrement le dire-vrai de l’oracle, comme parole à la fois transcendante et masquée – les analyses de Foucault font sur ce point assez directement écho à celles de Marcel Détienne, dans Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque (lecture dont on n’a pas assez souligné l’importance pour Foucault, et qui apparaissait déjà en filigrane dans L’Ordre du discours, en 1970) ; la parole de l’oracle constitue le modèle même de la parole réservée, où la vérité s’authentifie par son caractère inaccessible à ceux qui ne disposent pas du statut nécessaire pour la dire. Cette transcendance se renverse, deuxièmement, dans le dire-vrai de la femme humiliée : cette fois, c’est la parole sans pouvoir du faible qui acquiert la capacité de se retourner contre les puissants et dénoncer leur injustice (« cette récrimination d’injustice lancée contre le puissant par celui qui est faible, eh bien c’est un acte de parole, c’est un type d’intervention parlée qui est répertorié, ou en tout cas qui est parfaitement ritualisé dans la société grecque », GSA, p.124).

On ne peut ici s’empêcher de penser à l’intervention rédigée par Foucault, dans ces mêmes années, lors de la fondation d’un Comité international contre la piraterie, pour venir en aide aux boat-people : « Qui donc nous a commis ? Personne. Et c’est cela justement qui fait notre droit. » (« Face aux gouvernements, les droits de l’homme », Dits et écrits, IV, tx 355, p.707) : le cri et l’imprécation apparaissent comme la condition de la démocratie – plus exactement, comme le fondement d’une démocratie qui n’admet pas, pour la parole, d’autre fondement qu’elle-même. C’est sur ce fond que la parrêsia de Ion peut enfin apparaître, et la garantie que lui apporte le dieu (Apollon) apparaît finalement moins comme la restauration d’une justification transcendante, que comme la ratification d’un droit dont les hommes se sont d’abord, par eux-mêmes, emparés : « il a fallu que ce soit le cri des hommes qui arrache au dieu silencieux le discours qui va fonder justement le pouvoir de parler » (GSA, p.140). De ce fait, le dire-vrai citoyen va être frappé d’une sorte d’ambiguïté constitutive : il apparaît  comme un privilège statutaire, sanctionné par une caution divine qui lui confère son pouvoir et la rend dépositaire de la vérité et de la justice ; mais il apparaît aussi comme un exercice dont rien ne garantit définitivement qu’il s’exercera dans le bon sens, et dont le propre est d’être partagé entre des citoyens rivalisant entre eux : « cet usage de la parrêsia supposait une série de problèmes, ou plutôt exposait celui qui avait recours à la parrêsia à un certain nombre de risques et de dangers » (GSA, p.144). La structure de la parrêsia que Foucault met en lumière est celle d’une position, toujours en excès sur le droit et le statut dont elle peut se prévaloir, et par là-même toujours susceptible d’être contestée : cette structure ne fait rien d’autre que de déployer, dans l’espace conflictuel de la délibération démocratique, la contradiction entre les différents modes d’énonciation successivement mis au jour dans la tragédie de Ion

C’est précisément cette contradiction, non entre les lois transcendantes du destin et les actions des hommes, mais entre le pouvoir dont la parole politique peut se prévaloir et l’absence de transcendance qui est la sienne, que Castoriadis met en lumière dans la lecture qu’il propose de l’Antigone de Sophocle. Cette lecture s’attarde en effet, non sur Antigone et sur les exigences supérieures qu’elle prétend faire valoir, mais sur Créon et sur l’erreur que celui-ci commet. Au centre de l’interprétation que Castoriadis propose (et dont il fait « la leçon politique de la pièce », CL, p.145) se trouve l’argument que le fils de Créon, Hémon, répète pour essayer d’amener son père à revenir sur sa décision : « il faut écouter le point de vue de l’autre, et (…) personne n’a jamais raison tout seul (prhonein monos) » (ibid.). Castoriadis souligne que cet argument est employé par celui qui, justement parce qu’il est son fils, ne peut directement contester l’autorité de son père (« un fils ne dit pas à son père qu’il se trompe ») ; c’est donc au moment même où l’autorité de Créon, son droit statutaire à exercer le pouvoir se voit reconnu, et par celui qui n’est pas en position de le nier, que la condition d’intersubjectivité de la parole politique se trouve rappelée (Castoriadis commente : « même si l’on a raison, n’écouter que la raison qu’on a, c’est déjà avoir tort »). A ce titre, la tragédie constitue bel et bien un élément de l’institution démocratique, parce que celle-ci exige que les individus, au moment même où ils s’émancipent de toute autorité transcendante, au moment où ils acquièrent sur eux-mêmes du pouvoir, continuent de s’auto-contrôler sur fond de chaos. On voit la convergence qui s’opère avec la lecture de Foucault : non seulement les deux auteurs déplacent la tragédie de son « dit » vers son « dire » (adoptant sur celle-ci un point de vue qu’on pourrait dire « pragmatique »), mais ils mettent au jour les conditions complémentaires et contradictoires de la parole et de la décision démocratique : il n’y aurait pas de démocratie, si les hommes ne pouvaient se revendiquer d’un rapport au vrai, et d’une capacité à décider indépendantes de toutes les formes de discours transcendant (même si, note ironiquement Castoriadis, un tel constat peut ressembler à une sorte de défense de Créon et de la tyrannie, CL, p.145) ; mais aucune parole démocratique ne peut s’autoriser d’un fondement qui la dispenserait de s’ouvrir à la possibilité d’une autre parole, en revendiquant un droit souverain et exclusif du vrai. Sur ce point, l’analyse foucaldienne de la parrêsia recoupe exactement ce que Castoriadis considère comme l’erreur de Créon : « (la parrêsia) est une parole d’au-dessus, mais une parole qui laisse la liberté à d’autres paroles, et qui laisse la liberté à ceux qui ont à obéir, qui leur laisse la liberté, au moins en ceci qu’ils n’obéiront que s’ils peuvent être persuadés » (GSA, p.98).

La démocratie risquée.

Concluons. Premièrement, on voit d’abord comment Foucault et Castoriadis définissent ensemble la démocratie comme un exercice : s’il n’y a pas de démocratie sans institutions et sans procédures (Castoriadis), aucune de ces procédures ne saurait dispenser les citoyens d’inventer la manière de les faire jouer, et de se définir par la façon dont ils se situent vis-à-vis d’elles (Foucault). En bref, la démocratie n’est pas un régime que viendraient définir exhaustivement les lois fondamentales et les statuts qu’elles distribuent. Deuxièmement, cet exercice peut être défini comme la constitution, en vis-à-vis, d’actes de parole, et d’une subjectivité susceptible de les prendre en charge : le sujet de la démocratie ne lui préexiste pas, mais se définit par la manière dont, dans l’immanence de l’histoire, il fait effectivement de la politique, et se produit lui-même en le faisant. A cet égard, on pourrait peut-être dire que Castoriadis et Foucault ne se situent pas au même niveau : chez le premier, le sujet de la démocratie est d’abord un « nous », un collectif s’affirmant en dehors de toute référence supérieure (« nous sommes le corps instituant, nous sommes la source de l’institution », CL, p.200) ; chez le second, l’attention se porte davantage sur le « soi » démocratique, sur le type particulier de subjectivité individuelle que la démocratie fait naître, et dont elle a besoin. Mais cette opposition est toute relative : dès lors, en effet, que le « nous » s’émancipe de toute norme transcendante, non seulement la communauté des égaux se définit par la participation qu’elle autorise des « soi » au débat démocratique, mais elle ne saurait elle-même poser son unité en-dehors de la confrontation effective des opinions et de la possibilité pour chacun de prolonger, modifier ou contester la parole de l’autre. C’est ce que montre, a contrario, l’exemple de Socrate, dont l’hubris consiste à mobiliser, pour démontrer la vacuité de la doxa, le « soi » que la démocratie nécessite : un tel risque n’existerait pas si le « nous » de la communauté pouvait se maintenir en-dehors de l’échange entre les sujets (« sa vérité, s’il y en a une, (la démocratie) la construit par la confrontation, l’opposition, le dialogue des doxai ; et elle ne pourrait pas exister si l’idée, ou plutôt l’illusion d’une vérité acquise une fois pour toutes devenait socialement effective et dominante », CL, p.211). Réciproquement, le « soi » qui se construit dans l’exercice de la parrêsia n’est pas un sujet autonome ou monadique : non seulement Foucault montre comment la question du « gouvernement des autres » suppose un « gouvernement de soi », et comment l’éthique est ainsi enveloppée dans l’exercice de la politique (c’est l’interprétation courante que l’on donne de ses derniers travaux) ; mais il souligne combien le « soi » ainsi constitué est travaillé de l’intérieur par le jeu agonistique dans lequel il est pris, jeu qui à la fois fonde et destitue sa capacité de dire vrai. Le « nous » de Castoriadis et le « soi » de Foucault ne se contentent donc pas de s’emboîter l’un dans l’autre, ou de se contredire dialectiquement ; il n’existent que dans la tension qui les relie, à chaque fois que l’exercice démocratique est engagé.

S’il n’y a pas de démocratie sans institutions et sans procédures (Castoriadis), celles-ci ne sauraient dispenser les citoyens d’inventer la manière de les faire jouer (Foucault).

On touche là à la dernière leçon que permet de tirer la confrontation de nos deux auteurs : ce que je propose d’appeler l’idée de démocratie « risquée ». Chez Castoriadis, ce risque constitutif de la démocratie découle directement de l’absence d’une norme extérieure, qui contiendrait les décisions prises dans les limites du raisonnable, comme l’illustre la guerre du Péloponnèse : « que la démocratie ne comporte pas d’assurance contre sa propre démesure, la preuve en est donnée sous la forme d’une tragédie historique effective, qui va durer vingt-sept ans, dans la cité démocratique par excellence, Athènes. (…) l’échec de la démocratie dans et par la guerre du Péloponnèse semblait démontrer que le peuple n’est pas capable de s’autolimiter, de poser et de dire le droit, de se gouverner correctement » (CL, pp.204-205). La phrase de Castoriadis, qui introduit sa lecture de Platon, est ambiguë : elle suggère que, si Platon avait tort de chercher une norme essentielle capable de mettre fin à ce risque, il avait raison de penser que l’hubris hante toujours la démocratie (« personne ni rien ne peut nous garantir contre nous-mêmes », CL, p.205).  Si on s’en tenait là, on pourrait en conclure que la démocratie doit veiller avant tout à ses formes, être d’autant plus vigilante sur ses institutions que celles-ci sont seules à nous protéger contre le chaos (c’est la lecture que tireront, de Castoriadis, un certain nombre d’auteurs français du courant « républicain », par exemple Marcel Gauchet, chez qui le respect des formes objectives de la République doivent être préservées avant tout, parce qu’elles nous préservent de la dissolution qu’entraîne tendanciellement la démocratie). C’est ici que la lecture de Foucault va plus loin. Car Foucault ne se contente pas de décrire comment les procédures démocratiques sont instituées sur le fond d’un risque toujours présent, et de nous appeler à affronter lucidement ce risque : il montre comment cette absence de garantie, cette précarité n’est pas simplement un défaut à l’arrière-plan des institutions, mais une condition interne du jeu démocratique, un élément indispensable à son fonctionnement. Le jeu de la parrêsia, en effet, est inséparable d’une tension, puisqu’il articule trois dimensions : 1/ le discours vrai est nécessaire à la démocratie ; 2/ la démocratie menace le discours vrai (à travers la tentation de la démagogie) ; 3/ le discours vrai menace la démocratie (en reconnaissant à certains une expertise et un savoir qui leur donne un ascendant sur les autres. La parrêsia ne peut donc régler l’exercice de la démocratie qu’en affrontant toute une série de dérèglements, qui naissent non pas de l’absence de normes transcendantes, mais de ses propres normes : le risque existe, que le peuple en vienne à ne plus supporter l’ascendant critique exercé par certains ; mais le risque existe, que certains se servent de leur posture critique pour prendre l’ascendant sur les autres. Il y a un risque à laisser parler n’importe qui ; mais il y a un risque tout aussi grand à ne pas laisser parler n’importe qui. Il y a un risque, encore, à manquer du courage nécessaire à dire la vérité ; mais il y a aussi un risque inverse, à se servir de la vérité pour masquer son absence de courage (ce que font souvent, en politique, ceux qui invoquent le « réalisme » pour éviter d’avoir à s’engager contre l’injustice). Ce n’est pas seulement, donc, que la démocratie est une chose aussi précieuse que précaire, comme le souligne Castoriadis ; Foucault ajoute que cette précarité est en elle-même précieuse, parce qu’elle rend à la fois possible et impossible la démocratie comme jeu de vérité.

Mathieu Potte-Bonneville.


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