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Avant / après la fin du monde

Le malheur, c'est que le malheur tarde.

Le malheur, c'est que le malheur tarde.

Texte pour la soirée “Avant / après la fin du monde”, École Urbaine de Lyon (festival « À l’école de l’anthropocène »), 26/1/2019.
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Quatre mots de la fin – quatre : pas un de plus.

1. Slash.

C’est une barre oblique, le segment d’une diagonale qui court d’un point situé en bas à gauche à un autre point, plus haut sur la droite – une barre ascendante, donc, si l’on s’en tient au sens de lecture. Le français l’appelle comme cela, barre oblique, quand l’anglais dispose d’un mot plus bref, sifflé-craché comme un geste, la main qui remonte et le couteau qui brille, slash, mot que le globbish typographique a donc adopté sans oublier tout à fait qu’employé comme verbe, ce même mot sifflant-sonore nomme l’acte de fendre, trancher, sabrer – d’un slasher movie, de ses éclaboussures rouges, personne ne sort vivant, ni de la fin du monde d’ailleurs. Le slash n’est pas un nouveau venu parmi les signes ; mais son usage contemporain est cependant récent et la façon dont il s’est invité dans l’ordinaire de nos échanges et de nos textes, jusque dans ce titre curieux sous lequel je m’invite, « avant / après la fin du monde », mérite d’être interrogée. Hegel soutenait que les idées qui gouvernent le monde s’avancent à pas de colombes ; affligé d’une graphie pénible, je serais tenté de penser qu’elles se présentent en pattes de mouche, et qu’à cette aune une époque a la typographie qu’elle mérite.

Me frappe, le fait que la fortune récente du slash se soutient de deux utilisations principales. La première, c’est celle que l’on trouve dans la barre d’adresse de nos navigateurs ou nos systèmes d’exploitation ; la barre oblique vient y figurer ou y exprimer la relation qu’un dossier entretient avec le dossier de rang inférieur, indiquant ainsi le chemin à suivre dans une arborescence. Le slash a, dans ce contexte, une signification à la fois distinctive et hiérarchique – il sépare, relie, distribue. Or, d’un autre côté, dans d’autres contextes, nous recourons au slash pour relier des éléments de même rang, éléments dont nous souhaitons signifier qu’ils sont liés ensemble par une relation de disjonction – mais disjonction qui, fait étrange, peut être tantôt exclusive, et tantôt inclusive. Autrement dit, “A/B” peut signifier “soit l’un, soit l’autre”, mais aussi “l’un, ou l’autre, ou les deux”, ce qu’on appuie parfois en écrivant “et/ou”. Il arrive donc ceci à notre langue et à notre pensée : qu’un même signe y dit l’ordonnancement des choses dans un emboîtement de niveaux distincts, et la façon dont elles se présentent ensemble, se bousculent de telle sorte que, renonçant à les sérier, nous les laissons affleurer en même temps à la surface de l’écriture, battre mollement l’une contre l’autre comme on étalerait sur un même marbre des pâtons aux formes incertaines, la barre oblique intercalée entre eux en un vague feuillet ; et ce même signe peut vouloir dire, alors, qu’on a affaire à une stricte alternative, c’est l’un ou l’autre, la nuit ou le jour, la vie ou la mort, l’hiver ou l’été, avant ou après ; ou que l’alternative s’estompe, de sorte qu’on ne serait pas surpris ni notre slash démenti de voir le jour et la nuit se présenter ensemble, la vie et la mort se mêler, les gelures de l’hiver se confondre avec le dessèchement de l’été dans la raideur cassante d’un présent qu’aucune alternance des saisons, aucun balancement d’avant en après n’animeraient plus jamais.

Je voudrais seulement suggérer ceci : écrire “Avant / après la fin du monde”, ce n’est pas céder à une facilité de présentation, ou à une forme de paresse quand on aurait pu assigner plus clairement et distinctement la relation entre ces deux temps, dire enfin ce qui se joue le long de cette barre oblique ; c’est au contraire serrer au plus juste l’expérience dont il s’agit, la façon dont la pensée et peut-être l’approche de la fin du monde soumettent l’avant et l’après à la double loi de la séparation et du mélange, comme l’entaille et l’incertitude des chairs meurtries qui la corrompt, la trouble, la recouvre ; par exemple, quel signe, mieux que le slash dans la double valence que je viens de décrire, pourrait ainsi exprimer à la fois le désir un peu panique de sérier les questions et l’impuissance à les démêler, ou la nécessité de renoncer à le faire quand elles se présentent toutes ensemble ? Au terme de son grand livre Effondrement, sur lequel je reviendrai, Jared Diamond énumère douze problèmes écologiques potentiellement fatals puis demande :  “Quel est le problème environnemental et démographique le plus important aujourd’hui ?” Et de répondre en indiquant ce qui lui paraît être, à lui, la plus grave des difficultés : “Notre tendance erronée à vouloir identifier le problème le plus important”.

2. Sorite.

Le paradoxe du sorite est connu, sous différentes variantes, depuis le 4e siècle avant notre ère, où il fut énoncé par Eubulide de Mégare. Cet argument consiste à demander : combien de grains de sable faut-il ajouter à un grain de sable pour obtenir un tas de sable ? (en grec, soros veut dire tas). Car enfin, un grain de sable n’est pas un tas (première prémisse incontestable) ; et ajouter un grain de sable à ce qui n’est pas un tas ne suffit pas à en faire un tas (deuxième prémisse incontestable) ; de sorte que vous aurez beau ajouter, un à un, autant de grains de sable que vous voudrez, il est logiquement impossible de comprendre comment soudain, se tient devant vous un tas de sable. C’est la même chose, mais dans l’autre sens, avec la calvitie : retirer un cheveu ne suffit pas à passer de l’état de non-chauve à celui-de chauve, et pourtant on dira certainement de celui qui n’a plus qu’un seul cheveu sur la tête qu’il est chauve. Reste que ce qui apparaît empiriquement comme un fait, le paradoxe du sorite le répute logiquement incompréhensible. Cet amoncellement, ce crâne, on ne sait pas, on ne voit pas, on ne comprend pas comment ils ont pu arriver.

Le paradoxe de Wang (du nom de Wang Yang-Ming, philosophe né en 1472 à Yuyao et mort en 1529 dans le Guangji) est une variante numérique du paradoxe du sorite. On peut l’énoncer ainsi :

  • 1 est un petit nombre
  • si n est un petit nombre, alors n+1 est un petit nombre
  • par conséquent tous les entiers naturels sont de petits nombres

J’ai beaucoup repensé au paradoxe de Wang ces dernières semaines, cependant que s’alignaient au long de journées troublées et semblables deux colonnes de chiffres sur ma page Twitter : la première colonne recensait le nombre d’exilé·e·s repérés en Méditerranée, les un·e·s noyé·e·s, d’autres condamné·e·s à attendre (longtemps) qu’on veuille bien les répartir dans divers pays de l’Union Européenne, d’autres encore renvoyé·e·s en Libye selon une pratique qui peu à peu, petit à petit, paraît devenir accordée et habituelle ; sur la deuxième colonne s’élevait comme un monument solitaire la série des signalements dont le journaliste David Dufresne tient le décompte sur son fil Twitter, signalement renvoyant à des brutalités policières tour à tour répertoriées et additionnées (chaque post de David Dufresne est indexé par un nombre, indiquant qu’il augmente d’une unité le total des violences documentées depuis le 17 novembre dernier ; “Allo Place Bauveau ? C’est pour un signalement – 237” ; Allo Place Bauveau ? C’est pour un signalement – 238”…). Voyant s’élever ces chiffres, et sans que rien ne change, je me disais ceci : dans l’Antiquité, les paradoxes servaient à attester du divorce entre la raison et les sens – leur intérêt philosophique tenait au scandale qu’ils font naître, dès lors que nos facultés divergent, parce que nous voyons ici le tas mais que nous le jugeons là impossible ou contradictoire, et qu’il nous faut choisir, nous demander que croire. Qu’ils soient grecs ou chinois, les philosophes n’avaient pas vu que ces paradoxes peuvent tout aussi bien sceller une secrète alliance entre la dénégation et la gradation, les dresser ensemble contre toute obligation d’avoir à effectuer quelque choix que ce soit. Etrange promesse : pour peu que le tas augmente peu à peu, nous pourrons continuer à ne pas le voir, quitte à nous y retrouver jusqu’au cou comme Winnie dans la pièce de Beckett, Oh les beaux jours, dont le torse seul émerge du sable ; pour peu que le nombre n des éborgnés ou des exilés s’accroisse petit à petit, nous pourrons continuer à le réputer petit, repoussant dans chaque cas à l’extrémité de notre raisonnement, à la bordure de notre oeil, le scandale que nous savons bien, et la gravité de la catastrophe. 

Bien entendu, cette convergence terrible où la continuité de la mesure conspire avec notre manière de n’y déceler aucun changement notable, aucun saut, cette convergence vaut d’abord aujourd’hui pour le réchauffement climatique : les hypothèses à deux degrés, trois, quatre ou cinq degrés ont beau déboucher sur des transformations cauchemardesques dont il nous est fait amplement récit, elles ont beau annoncer un monde dépeuplé d’animaux, où survit un tas d’hommes et nu comme une tête, cela ne fait rien ; si un degré est un petit nombre, comment deux ne seraient-ils pas petits encore ?

A ce compte oui, on comprend que l’envie de trancher palpite ; on saisit que si l’idée de la fin du monde insiste quelque part, c’est davantage dans le miroitement de nos désirs, du côté de nos fantasmes, plutôt que dans l’horizon de nos choix ou de nos responsabilités. Qu’est-ce qu’elle attend, la fin du monde ? Qu’est-ce qu’il fout, l’astéroïde ? Si une part de la pensée politique radicale s’est aujourd’hui rangée sous la bannière de l’imminence voire du messianisme (comme Giorgio Agamben relisant Saint-Paul y puisait cette promesse : “car elle passe, la figure de ce monde”, ou comme le Comité invisible titrant l’un de ses opus d’un sobre : Maintenant) ; si dans le même temps la collapsologie mainstream fait florès en librairie, c’est que la part non-résignée de nous même rêverait d’opposer à cet enfoncement la netteté d’une date, à ces malheurs en pente douce, à ces agonies d’opéra où la diva s’ennuie ferme sans cesser de souffrir, la butée d’une barre de mesure, même oblique ; un trait, une limite, un slash.

(Voici quelques temps, c’était en novembre, je me trouvais dans la salle de petit déjeuner déserte d’un hôtel ; surplombant les serviettes en papier orange, dans le silence des tasses retournées sur leurs soucoupes, sur un immense écran plasma défilaient parmi les carcasses d’abribus noircies les véhicules vert pomme de la propreté de Paris ; c’était un dimanche matin, au sortir donc de l’acte II ou III des gilets jaunes, et BFM avait choisi d’inscrire au bas de l’écran, sur le banc-titre, une légende directement empruntée aux blockbusters post-apocalyptiques, où se lisait surtout l’exultation d’enfin y être : “Champs-Elysées : le jour d’après”).

3. Malheur.

Le malheur est que le malheur tarde. Le malheur est (pour reprendre le titre d’un film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet) que le malheur vient trop tôt trop tard. Pas toujours, bien sûr : parfois, la tempête nous fait l’horreur de sa présence. Dans son beau livre Chronique des jours tremblants, Yoko Tawada explique qu’au Japon, les jours qui suivent un tremblement de terre procurent sous la douleur et l’affairement des rescapés un sentiment de sécurité relative ; si éprouvantes que soient les répliques, on sait d’un savoir immémorial qu’elles ne sauraient être aussi dévastatrices que le séisme initial, répétitions atténuées qui repoussent  dans le passé la grande secousse ; ainsi les souvenirs pénibles ont-ils au moins ceci d’apaisant qu’ils sont des souvenirs – la tempête est venue. Et de même Epicure et Lucrèce entendaient nous remonter le moral avec cette pensée que la douleur est facile à supporter, car son intensité varie en raison inverse de sa durée de sorte que lorsqu’on a très mal, c’est très vite fini. Tu parles. Le malheur est en effet que les fins du monde n’obéissent pas aux raisons des philosophes : les écroulements prennent tout leur temps, transissent le temps lui-même, on ne bouge plus. Ainsi le réchauffement climatique, s’il multiplie les phénomènes extrêmes, ressemble pourtant moins à la brusquerie d’un tremblement de terre qu’à un orage qui sans craquer indéfiniment s’alourdit, nous laissant avec le genre de frustration que procurent les éternuements s’ils s’annoncent et ne veulent pas venir. 

Pour le dire autrement, ce que la catastrophe tend à catastropher, c’est la coïncidence à soi de l’événement qui permettrait de distinguer nettement un avant d’un après : en avance ou en retard sur elle-même, elle déconcerte l’ordre du temps. D’une part, en aval ou sur sa lancée, la fin n’en finit pas, et l’expérience qu’elle suscite obéit à la loi de ce que j’ai tenté de nommer ailleurs le « continuel ». Je n’y insiste pas, là-dessus, Jacques Prévert a écrit l’essentiel, en quatre vers et à propos de la pauvreté : 

Cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé
Et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
Ça dure

La fin, donc, se survit, et repousse ou retarde par là-même toute possibilité d’envisager un après ; mais symétriquement, la fin anticipe sur elle-même, elle vient de plus loin, de plus haut, de plus tôt, elle entache l’avant d’une forme de compromission qui lui ôte toute innocence. Dans l’un des passages les plus frappants du livre que j’ai déjà cité, Effondrement, Jared Diamond tente de répondre à la question de l’un de ses étudiants, qui l’avait laissé coi : “Qu’est-ce que l’habitant de l’île de Pâques qui a coupé le dernier arbre a bien pu se dire à lui-même ?”. Et voici ce qu’écrit Diamond : “L’amnésie du paysage répond en partie à la question de mes étudiants (…) nous imaginons inconsciemment un changement soudain : une année, l’île était encore recouverte d’une forêt de palmiers, parce qu’on y produisait du vin, des fruits et du bois d’oeuvre pour transporter et ériger les statues ; puis voilà que l’année suivante, il ne restait plus qu’un arbre, qu’un habitant a abattu, incroyable geste de stupidité autodestructrice. Il est cependant plus probable que les modifications dans la couverture forestière d’année en année ont été presque indétectables : une année, quelques arbres ont été coupés ici ou là, mais de jeunes arbres commençaient à repousser sur le site de ce jardin abandonné. Seuls les plus vieux habitants de l’île, s’ils repensaient à leur enfance des décennies plus tôt, pouvaient voir la différence. Leurs enfants ne pouvaient pas non plus comprendre les contes de leurs parents, où il était question d’une grande forêt (…). À l’époque où le dernier palmier portant des fruits a été coupé, cette espèce avait depuis longtemps cessé d’avoir une signification économique. Il ne restait à couper chaque année que de jeunes palmiers de plus en plus petits, ainsi que d’autres buissons et pousses. Personne n’aurait remarqué la chute du dernier petit palmier. Le souvenir de la forêt de palmiers des siècles antérieurs avait succombé à l’amnésie du paysage”. Le malheur, donc, est que la fin s’éclipse deux fois, dans une affolante superposition de l’avant et de l’après : une fois parce qu’elle ne finit pas de finir, une autre fois (à supposer qu’un tel décompte ne soit pas lui-même compromis, et que cette autre fois ne soit pas la même) parce que lorsque cela finit de finir, c’était déjà fini, depuis longtemps et d’aussi loin que l’on s’en souvienne. 

Manque, encore, le régime de pensée adéquat à cet entretemps.

4. Insomnie.

La gravure d’Escher intitulée “Jour et nuit” propose une variation assez particulière du motif des figures ambiguës, qui fascinait le graveur néerlandais. Le motif qu’elle présente, celui d’un vol d’oies sauvages vu en légère contre-plongée et sous lequel défile un semis de champs cultivés, est affecté d’une double ambiguïté : horizontalement, on passe par degrés insensibles d’un groupe d’oies noires, tête vers la gauche et séparées par une série de zones claires, à un groupe d’oies blanches, tête vers la droite et que séparent des hachures sombres. D’autre part, sur l’axe vertical, la gravure permet de passer sans solution de continuité du vol des oies aux losanges des champs, comme si leur dénivellation, elles en haut, eux en bas, différence des plans clairement perceptible dans la partie supérieure de l’image, se dissolvait dans l’aplat à mesure que l’on descend. Aux angles inférieurs, deux villages se font face, dont on ne saurait décider s’ils se disposent comme deux espaces, deux étapes sur la route des oiseaux migrateurs, ou comme deux temps, même église et même hameau, jour et nuit. Sur sa diagonale ascendante, sa barre oblique, se font signe le village nettement dessiné et l’oie la plus claire ; le tableau, on le voit, aurait pu s’intituler “jour / nuit”, tant la géométrie qu’il déploie, cette coexistence possible d’états qui par ailleurs s’excluent, ce surplomb avalé dans la platitude du mélange, font écho à la logique que je tentais tout à l’heure de décrire. Mais m’intéresse surtout la façon l’indication que donne Escher, la piste qu’il ouvre en intitulant précisément “jour et nuit” cette scène où l’on ne sait plus distinguer l’avant de l’après, le mouvement progressif et celui qui va à rebours, ni le ciel de la terre : peut-être, suggère-t-il, pour rendre notre pensée adéquate à ce moment si incertain où les chronologies sont brouillées, il fallait trouver d’abord à défaire notre vigilance de ce qu’elles doit à l’alternance du jour et de la nuit, du sommeil et de la veille. 

Si l’on prend au sérieux le motif de “la fin du monde”, on ne peut manquer de se souvenir que le monde commence par là, sitôt ciel et terre installés face-à-face – “Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière des ténèbres / Dieu appela la lumière jour, et les ténèbres nuit. Il y eut un soir et il y eut un matin. Ce fut le premier jour.” C’est à cette alternance là, d’abord, que nous devons de pouvoir distinguer ce qui vient avant et ce qui vient ensuite, les veilles et leurs lendemains, le grand soir et les petits matins. Penser “à la fin du monde”, alors, en tous les sens de la préposition, comme on pense à un certain objet mais comme on s’installe aussi en un certain lieu, ce serait déployer une pensée qui, littéralement, ne soit plus ni matinale ni crépusculaire, ni d’amont ni d’aval, ni d’avant ni d’après. De cette question, peut-être, de cette posture ou de cette disposition de la pensée les insomniaques savent quelque chose – puisqu’il est tard, qu’il fait nuit et que je vous amuse des miettes de mes poches, vous me permettrez de tirer une brève note du journal que je tiens de mes insomnies, et qui m’est revenue en préparant ce texte.

2h08 – Au cours des nuits passées à boire, à s’aimer, à jouer au tarot ou aux ambassadeurs, vient souvent ce moment où l’un dit : il est tard, et l’autre corrige en : il est tôt, parce qu’on est déjà demain et que le souligner ainsi appartient aux plaisanteries rituelles qui saluent et conjurent le plaisir pris aux transgressions de l’ordre du jour. 

(un des plus beaux films du monde en fit une chanson : Good morning, good mo-o-orning, we spent the whole night through, good morning, good morning, to you).

Si la nuit blanche réconcilie le très tard et le très tôt, au contraire, l’inquiétude liée à l’insomnie vient de ce qu’elle les congédie ensemble, et ne saurait en toute rigueur être dite ni l’un ni l’autre : deux heures, pour qui s’y éveille, ce n’est ni tôt, ni tard. Raison pour laquelle l’insomniaque ruminera volontiers la vieillesse, la mort, la rédemption ou la vengeance : elles, au moins, viennent tôt ou tard, donnent malgré l’effroi qu’elles inspirent à la nuit l’indication d’une issue, font repartir le temps en tirant sur son grand côté. 

Relisant ceci, et songeant à nos affaires, je me disais qu’il en va de la collapsologie comme des ruminations de l’insomniaque : elle se figure le pire parce qu’au moins, celui-ci redonne une direction au temps. Et je me disais du coup qu’accueillir, au contraire, cette expérience dégagée de l’alternative du “tôt ou tard” était l’une des tâches les plus urgentes de notre temps. Peut-être la fin du monde, si par là on nomme d’un trait ce qui nous arrive et dont nous ne voulons pas, a-t-elle besoin de gens qui face à cette aggravation n’en ferment plus l’oeil de la nuit.

Mathieu Potte-Bonneville


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