Posted in Autour de Foucault 46 min read
Première publication : Vacarme n°34, janvier 2006.
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Pour traiter de la manière dont Foucault renouvelle, à travers la notion de gouvernementalité, l’analyse de la société civile, on me pardonnera de partir d’un peu loin. Les concepts de Foucault, après tout, ont toujours été forgés dans un rapport intime aux crises et aux contradictions qui traversaient le contexte collectif, institutionnel, historique de sa réflexion. Définir leur usage contemporain suppose, de la part du lecteur, une immersion du même genre : à ce titre, les paradoxes qui entourent aujourd’hui, de part et d’autre de l‘Europe, la référence à la société civile, sont sans doute la meilleure introduction possible à la lecture que Foucault propose de cette notion, dans les dernières séances du cours intitulé Naissance de la biopolitique.
1. Le débat français qui a conduit, lors du référendum de mai 2005, au rejet du Traité Constitutionnel Européen, a essentiellement porté sur la dimension « libérale » de ce texte. Du côté des mouvements et partis de gauche, cette référence au libéralisme a donné lieu, au moins, à deux séries d’interprétations. La première consistait à dénoncer l’inscription « dans le marbre » du libéralisme économique, c‘est-à-dire la généralisation des formes de l’échange marchand à l’ensemble des secteurs de l’activité sociale (ayant pour conséquence la soumission de chacun de ces domaines aux règles de la libre concurrence et aux impératifs de rentabilité). S’ensuivrait inévitablement la destruction des protections garanties par l’Etat, et héritées de l’Etat-Providence – autrement dit, la disparition programmée d’un secteur non-marchand directement sous le contrôle des Etats, chargé de procurer aux citoyens l’égal accès à une série de prestations dont le caractère indispensable, et la valeur irréductible à la seule rationalité économique, supposerait à la fois leur mise à l’écart du jeu concurrentiel, et leur gestion selon des critères qui ne soient pas simplement comptables. A cette dénonciation, s’opposait une interprétation plus charitable : elle consistait à reconnaître le caractère libéral du texte, mais refusait de réduire celle-ci à sa seule dimension économique, argumentant comme suit : on avait bien affaire à un texte « libéral », mais parce que, d’abord, le texte constitutionnalisait une série de dispositions juridiques, et instituait de nouvlles formes d’intervention citoyenne, tous instruments dont les acteurs sociaux pourraient se saisir pour contester les décisions prises par les Etats et les institutions européennes. Pour les défenseurs de cette position, s’il s’agissait de lutter contre le développement du capitalisme actionnarial, mieux valait parier sur les leviers offerts par le libéralisme politique du texte, que se réfugier derrière les murs des Etats-Nations, dont la tradition marxiste nous a appris à douter qu’ils puissent constituer des remparts naturels contre les intérêts économiques trans-nationaux.
Cette opposition est bien connue, et il ne s’agit pas d’y revenir. Toutefois on a, me semble-t-il, moins remarqué que la querelle d’interprétations ne portait pas seulement sur les contenus du TCE, mais tout aussi bien sur le sens et l’usage d’une telle norme juridique, et sur le type d’instance collective qui, à travers le vote, se trouvait conviée à décider à son propos ; pour prendre une comparaison linguistique, la question n’était pas seulement celle du TCE comme « énoncé », mais celle de savoir si l’on pouvait et devait se reconnaître dans le genre « d’énonciateur » que ce texte posait comme son vis-à-vis. Deux grandes interprétations se sont affrontées de ce point de vue : la première, tablant sur la dimension constitutionnelle du texte, consistait à remarquer qu’une constitution requiert, comme son sujet, un peuple uni en corps s’instituant lui-même comme libre acteur de son avenir ; notant qu’un tel requisit était peu compatible avec les conditions dans lesquelles le texte avait été élaboré, avec son allure générale et l’engeneering institutionnel qu‘il proposait (opacité technocratique de la commission chargée de sa rédaction, logique « additive » transformant la partie III en un inventaire à la Prévert, partage opaque entre prérogatives nationales et européennes laissant, à l‘intersection de celles-ci, le champ libre à la technocratie), elle concluait qu’un tel traité n’instituait qu’une citoyenneté en trompe-l’œil. C‘est ce qu‘Etienne Balibar, qui a développé avec rigueur cette première position, nomme l‘« aporie de la souveraineté du peuple » : « (La classe politique de l’Union) bloque toute résolution du problème que pose le « fédéralisme » de type nouveau que la construction européenne a mis à l’ordre du jour : celui d’une nouvelle modalité de la représentation, réalisant dans le cadre d’une construction pluri-nationale une innovation comparable à ce que fut, à l’époque des « révolutions bourgeoises », l’institution de la souveraineté du peuple unitaire. » (E.Balibar, « Sur la constitution – crise et virtualités », Le Passant ordinaire n°49, juin 2004).
L’autre interprétation, insistant davantage sur le statut hybride d’un projet présenté, en même temps, comme un simple « traité », consistait à voir dans cette norme un outil à même d’être saisi, réinterprété, transformé par la dynamique de la jurisprudence ; tous gestes renvoyant non à l’expression d’un peuple parlant d‘une même voix, mais aux stratégies susceptibles d’être développées par une société constituée d’une pluralité d’acteurs aux intérêts antagoniques, et entretenant avec l’ordre du droit un rapport moins représentatif que pragmatique. Ce conflit des interprétations se retrouvait d’ailleurs dans la manière différente de définir l’acte même de voter : la première position, dénonçant le caractère factice de cette constitution, concluait que l’expression commune d’un rejet de ce texte pourrait bien être la première manifestation possible d‘un corps politique européen, ouvrant du même coup sur un processus réellement instituant où l‘Europe des Peuples s‘unifierait par son refus. La seconde position, anticipant sur l’instrumentalisation à venir du traité, affirmait au contraire que le vote devait obéir à une logique stratégique, et mettre au second plan le souci de s’exprimer. En bref : là où certains exprimaient, par leur voix, la volonté populaire de rejeter une constitution faisant la part belle au libéralisme économique, d’autres calculaient, par leur vote, les chances qu’ouvrait, à la société, l’adoption d’un traité considéré comme un moyen, selon la logique d’un libéralisme politique : il était, dès lors, bien difficile aux deux positions de s’entendre. Pour le dire autrement, si le débat sur le TCE a révélé, à gauche, une profonde division, celle-ci portait sur l’opportunité, ou au contraire le risque, de voir la relation par laquelle un corps politique s’établit comme sujet libre, en se représentant dans l’institution d’un Etat (national ou Européen) protecteur, remplacée par la relation extérieure et instrumentale entre une société civile trans-nationale et une série de ressources juridiques transformées en chevaux de Troie des objectifs sociaux.
» là où certains exprimaient, par leur voix, la volonté populaire de rejeter une constitution faisant la part belle au libéralisme économique, d’autres calculaient, par leur vote, les chances qu’ouvrait, à la société, l’adoption d’un traité considéré comme un moyen, selon la logique d’un libéralisme politique ».
2. Deuxième événement, deuxième débat : l’interruption du processus électoral qui aurait dû conduire, en Ukraine, à l’élection du candidat à la présidence soutenu par le voisin russe ; la dénonciation des fraudes qui avaient entaché le scrutin, et la longue manifestation immobile qui a finalement conduit à organiser de nouvelles élections, consacrant la victoire de Victor Ioutchenko. En bref, ce qu’on a coutume d’appeler la « révolution orange ». Au cœur de ce processus, on sait le rôle qu’a joué un groupe activiste constitué d’étudiants, et nommé Pora : celui-ci a, d‘abord, préparé activement la dénonciation du processus électoral avant même la tenue des élections – en donnant corps, finalement, à la conviction générale suivant laquelle les fraudes auraient lieu. Notons au passage la subtilité d’une telle stratégie : il ne s’agissait ni d’exiger l’annulation des élections à cause des fraudes probables, ni de constater avec résignation et au soir du scrutin, que fraude il y avait eu ; mais de laisser la campagne électorale suivre son cours (selon un principe de respect de la démocratie) en appelant à se préparer à dénoncer son inévitable résultat (selon le même principe de respect de la démocratie). Le groupe Pora a, d‘autre part, introduit à la fois les exigences de non-violence et les instruments d’une stratégie pacifiste de contestation du pouvoir ; il a, troisième trait notable, refusé une fois les nouvelles élections accomplies, de se constituer en parti politique, préférant devenir (au moins provisoirement) un comité de vigilance exerçant, de l’extérieur et sans participer au gouvernement de l’Etat, une surveillance sur les dérives (prévisibles, et avérées par la suite) de la nouvelle équipe en place.
M’intéresse surtout, ici, la manière dont l’action de ce groupe a été inscrite, par les observateurs politiques, dans une filiation double, conduisant à porter sur la révolution orange des jugements assez contrastés. Pora, on le sait, n’est pas un groupe isolé ; il s’inspire directement (via une série de contacts et de circulations des techniques militantes) d’autres mouvements actifs en Europe centrale (Zubr au Belarus, Mjaft en Albanie, Kmara en Georgie), à l’origine desquels on trouve le groupe d’étudiants serbes Otpor, lequel a activement contribué au renversement du président Milosevic. Ce réseau activiste, dont l’objectif revendiqué est de s’opposer de manière non violente aux régimes « forts » d’Europe centrale en prenant appui sur les apparences démocratiques dont ceux-ci se prévalent, a été dépeint, dans les mois qui suivirent la révolution orange, de deux manières au moins. On a pu souligner que le groupe Otpor, ainsi que ceux qui s’en sont inspirés, ont été largement soutenus et financés par une série de fondations et d’instituts non-gouvernementaux ayant leur origine aux Etats-Unis : les plus connus sont sans doute l’Open society institute de Georges Soros, et l’Albert Einstein Foundation – cette dernière, fondée en 1983 par Gene Sharp (chercheur à Harvard), est dédiée au développement des formes de résistance non-violente, et dirigée par un ancien colonel de l’armée des Etats-Unis. Il est alors tentant de voir, dans ces institutions, les véritables instigateurs de mouvements comme Otpor, dont l’intervention serait du coup une pièce dans le jeu géopolitique : il s’agirait essentiellement d’instaurer en Europe centrale des gouvernements amis des Etats-Unis, acquis aux bienfaits de la démocratie et de l’économie de marché et dégagés de l’influence de Moscou. On aurait ici affaire à une sorte de version pacifiste et mitteleuropa de ce que fut, en Italie, l’opération Gladio.
A cette analyse, on peut toutefois objecter une autre description, moins étayée sur la circulation des fonds que sur la coïncidence des dates : il est difficile de voir, dans ces mouvements, l’expression déguisée d’une stratégie américaine sans remarquer, en même temps, que la déposition de Milosevic suivait d’un an à peu près les grandes manifestations de Seattle, qui allaient donner son impulsion au mouvement altermondialiste, et prendre l‘hyperpuissance à revers. L’alliance, décisive dans la chute du régime et l’arrivée au pouvoir de Vojislav Kostunica, entre le mouvement étudiant et la grève générale initiée au même moment par les ouvriers des principales mines du pays, présentait à ce titre une parenté troublante avec l’accord des « Teamsters and Turtles » (litt. des camionneurs et des défenseurs des tortues) , rapprochement historique entre syndicats et mouvements activistes dont Seattle fut le théâtre. On peut noter, de même, que que la révolution orange fut contemporaine d’autres mobilisations, qui virent en Europe les opinions publiques s’opposer assez massivement (en Angleterre ou en Espagne) à la participation des Etats à la guerre américaine en Irak ; ou que le leader de Mjaft se revendique volontiers, dans ses rapports avec le gouvernement albanais, de la manière dont Michaël Moore harcèle ses interlocuteurs. Il est alors possible de voir, dans l’action de groupes comme Otpor ou Pora, l’expression d’une insatisfaction ou d’un refus à l’égard de régimes qui, de toute manière, ne jouissaient guère d’un quelconque soutien populaire ; ce refus, irréductible à son instrumentalisation éventuelle, émanerait d’abord des sociétés elles-mêmes, et donnerait lieu à des muvements dépassant à la fois frontières nationales et enjeux stratégiques, pour situer leur intervention hors de l’Etat, comme hors de toute préoccupation pour les rapports entre Etats.
Deux débats, donc. Mais au cœur de ces deux débats, une même question : celle du sens politique qu’il est possible de donner à la référence à la société, considérée justement dans son extériorité vis-à-vis des cadres et des institutions qui définissent traditionnellement l’espace politique – espace qui va de la référence au peuple souverain à l’institution de l’Etat, et du gouvernement de l’Etat à la relation entre puissances. Précisons. Dans le premier débat, la problème est celui du sens à donner à une « société civile européenne » au sein de l’Union Européenne : instance que l’on peut voir comme le vecteur d’une dépolitisation massive de l’Europe, réduite à un espace de libre-échange, ou comme le support d’une politique de l’autonomie s’emparant des instruments juridiques à sa disposition. Dans le second débat, le problème est celui d’une société civile débordant les frontières des différentes nations d’Europe centrale : société civile tantôt considérée comme un instrument enrôlé par la politique de Washington, et tantôt comme une instance exprimant son refus de subordonner la défense des libertés civiles à la question de savoir si cela pourrait avantager telle ou telle grande puissance. Notons au passage que, d’un débat l’autre, l’opposition entre une logique expressive (identifiant l’intervention citoyenne à une prise de parole), et une logique instrumentale (subordonnant l’action politique à des préoccupations stratégiques en termes de moyens et de fins), s’inverse rigoureusement, révélant – ce sera, in fine, ma thèse – l’extrême sensibilité de ces questions et de ces catégories au contexte historique de leur mobilisation et de leur mise en œuvre.
« au cœur de ces deux débats, une même question : celle du sens politique qu’il est possible de donner à la référence à la société ».
« Faut-il défendre la société ? ». Je m’aperçois que, dans ma description de l’actualité de ce problème, je n’ai pas encore cité Michel Foucault. Toutefois, en un sens, le rappel de ces divers conflits d’interprétation pourrait être considéré comme une simple glose du titre que Foucault, en 1975-76, donnait à son cours au Collège de France, et de l’étrange ironie d’un tel titre. Dans ce cours, s’entrecroisent en effet deux thèmes essentiels : d’une part, la question généalogique de savoir comment l’Etat en est venu à légitimer son action au nom d’une telle exigence, d’un tel impératif ; d’autre part, la mise au jour, à travers les archives, du discours de la « guerre des races », discours refoulé par l’invocation philosophico-politique de la souveraineté et de l’intérêt général, et affirmant continûment depuis le XVIIe siècle l’impossibilité pour une partie des membres de la société de s’identifier au pouvoir qui s’exerce sur elle. Dès lors, l’énoncé « il faut défendre la société », placé au frontispice du cours, pouvait s’entendre de deux façons rigoureusement antagoniques, avec guillemets ou sans guillemets : comme la dénonciation d’une exigence jouant comme prétexte, formule d’une mise au pas des individus par un Etat exerçant une sorte de tyrannie de la sollicitude ; ou comme une revendication, soucieuse de protéger effectivement la société d’un pouvoir en lequel elle ne saurait se reconnaître.
C’est une ironie semblable qui, me semble-t-il, se redouble et se démultiplie aujourd’hui : dans l’entrecroisement entre la critique du libéralisme (autrement dit, d’une doctrine et d’une pratique visant à affirmer la primauté des intérêts sociaux sur les formes politiques), et la constitution d’une société civile transnationale opposant ses revendications à la fois aux marchés et aux Etats (ce que l’on nomme : l’altermondialisme), l’enjeu d’une défense de la société semble être entièrement redoublé et retourné contre lui-même. C’est alors qu’il peut-être intéressant de relire Foucault, et de se demander quelles clefs il peut proposer pour cette situation inédite. Schématiquement, je proposerai ici trois types d’indications qu’il serait possible de faire plus ou moins correspondre, du point de vue du corpus, aux trois registres sur lesquels Michel Foucault distribue sa pensée. J’indiquerai d’abord en quel sens les ouvrages publiés (avant tout Surveiller et punir) opèrent en filigrane une déconstruction de la notion philosophique de société civile, et des débats qui lui sont afférents. Je rappellerai ensuite comment, sur cette véritable dissolution du discours de la philosophie politique, Foucault propose une reconstruction historico-critique de la société civile, en termes d‘analyse gouvernementale. Enfin, je soulignerai en quel sens la notion de société civile fait l’objet chez Foucault d’une mobilisation pratique, qui émerge des interventions militantes dont les Dits et écrits conservent la trace. Dans cette trajectoire, le concept de gouvernementalité permet donc de faire passer la réflexion sur la société civile de la clôture philosophique à l’ouverture politique ; il montre que le concept de société civile est à la fois entièrement indéterminé, du point de vue de l’opposition entre liberté et domination, et entièrement déterminable par l’affrontement politique lui-même. La « société civile » nommerait alors, non l’excès du social sur le politique, mais l’excès du sens politique qu’on peut donner à la sociabilité, sur toute assignation théorique définitive.
Rappelons, le plus vite possible, les contours de ce que l’on nomme, en philosophie, la « question de la société civile » : on peut distinguer trois figures essentielles de cette notion, qui correspondent aussi à trois états historiques de son élaboration et de sa problématisation.
1/ Le premier état est celui que l’on trouve dans Les Politiques d’Aristote, et qui sera réactivé par la pensée médiévale, en particulier chez Saint-Thomas. La société civile (politikè koinonia) se caractérise, d’une part comme cette communauté qui diffère spécifiquement de la relation privée et naturelle entre les membres d’une même famille, comme des rapports de coopération existant dans le village et visant la simple survie ; elle se définit, d’autre part et positivement, comme ayant en vue la « vie bonne », finalité qui la rend irréductible à un système de relations contractuelles en vue de l’échange ou de la protection commune contre les ennemis, et la porte à transcender le simple intérêt bien compris des individus. Que la civilité se définisse d’abord par un tel telos, implique que la philosophie politique qui la prend pour objet doit s’ordonner à la considération des buts de l’existence sociale : la philosophie sera discours des fins, parce que ce sont ses fins spécifiques qui rendent la société véritablement civile ;
2/ Le deuxième état s’annonce dans Le Prince de Machiavel et trouve son expression achevée vers les contractualistes mettant le juridique au cœur de leur réflexion (ceux, de Hobbes à Rousseau, que Leo Strauss rassemblera dans le courant commun du « droit naturel moderne »). La transformation principale apportée au concept de société civile réside bien entendu dans l’intervention de l’Etat, qui conditionne l’appartenance de chacun à la société et la redéfinit sous la condition d’un triple rapport : la représentation (considérée d’abord comme relation juridique, et non comme procédure élective) par lequel les individus sont conviés à reconnaître la décision du souverain comme la leur propre, s’y décline à travers la commune soumission des individus à la même puissance souveraine, et leur éventuelle participation (version rousseauiste) à l’exercice de la volonté générale.
3/ Le troisième état, qui émerge chez Locke, puis au XVIIIe siècle chez les empiristes écossais (la contribution de Ferguson, An Essay on History of civil society, étant la plus connue), consiste à décrocher au contraire l’existence de la société de l’institution de la souveraineté, en affirmant la primauté d’une relation non-politique constitutive de l’existence sociale ; cette relation, articulée autour de l’échange et de la division du travail d’une part, autour des relations de « sympathie » d’autre part, introduit un rapport que l’on ne peut identifier ni à la communauté du bien-vivre ni à la subsomption sous une même autorité souveraine ; elle pose, comme principe des institutions politiques et comme borne mise à leur exercice, l’irréductibilité du lien social au lien civil – l’expression « société civile » recueillant du coup l’ambiguïté constitutive de cette construction, où le sens politique de la société réside justement dans le fait, pour celle-ci, de n’être pas d’abord et tout entière civile.
Cette triple problématisation constitue, à l’évidence, la matrice de quelques-uns des débats les plus canoniques de la philosophie politique (laquelle, au-delà des seuls philosophes, déteint évidemment sur la politique elle-même) : elle commande tant le débat sur l’éventuelle transcendance de l’existence républicaine vis-à-vis des fins individuelles, que la discussion relative à la signification du droit, ou le sempiternel conflit de frontières entre ce qui relève de l‘Etat et ce qui ressortit aux initiatives des acteurs sociaux. Elle constitue aussi le matériau à partir duquel s’opère la synthèse hégélienne, laquelle consiste essentiellement à poser l’unité dialectique des trois niveaux que nous avons distingué : dans les Principes de la philosophie du droit, Hegel fait de l’Etat souverain le telos de la communauté politique, dont l’actualisation suppose le développement d’un ordre des échanges économiques qui se dépasse en lui, et se trouve par là-même garanti et structuré en retour. Or, le type d’approche que Foucault propose de la réalité socio-politique présente, vis-à-vis de ce cadre général, une propriété remarquable : il revient à récuser ensemble, ou mieux à mettre hors-jeu, chacun de ces trois modèles, de telle sorte que la généalogie du pouvoir propose moins une autre philosophie politique, qu’elle ne rend impossible toute philosophie politique ordinairement entendue. Considérons en effet ce que Foucault nomme, dans Surveiller et punir, sa « microphysique du pouvoir ». Trois caractéristiques de cette approche sautent aux yeux :
1/ Le plus évident, sans doute, tient au décrochage entre l’enquête sur le pouvoir et la constitution d’un discours des fins. Ordonner la réflexion sur le pouvoir à « la petite question toute plate et empirique : comment ça se passe ? », ne revient pas seulement à proposer une enquête modestement préliminaire sur les moyens, que pourrait venir chapeauter telle ou telle conception du bien commun, restituant à la philosophie ses droits et son registre ; c’est aussi montrer que les fins que s’assigne une communauté politique sous-déterminent le mode d’exercice du gouvernement, de telle sorte que les mêmes fins peuvent donner lieu à des technologies gouvernementales différentes, et inversement. Du même coup, il devient impossible de caractériser (à la façon d’Aristote) la société civile par les fins spécifiques que celle-ci se donne à elle-même. En particulier, perd son sens la démarche qui tenterait d’évaluer le devenir de la société civile moderne à l’aune de la différence qu’elle ferait, ou refuserait désormais de faire, entre vivre et bien-vivre. Autrement dit, la critique nostalgique à la manière d’Arendt ou de Leo Strauss, d’une société désormais insoucieuse du bien commun ; ou la dénonciation historiale de la réduction de la « forme-de-vie » à la « vie nue » , telle qu’on la trouve chez Agamben, sont l’une et l’autre hors de saison. (Ce serait ici le moment de remarquer que, par une étrange ruse de la raison, le principal inspirateur des néo-conservateurs américains et le chantre de la réinterprétation heideggerienne de la biopolitique, puisent ensemble à la même source aristotélicienne. De ce point de vue, ce n‘est pas le moindre mérite de l‘pproche de Foucault que de nous permettre, aujourd’hui, de nous débarrasser d’Aristote).
» la généalogie du pouvoir propose moins une autre philosophie politique, qu’elle ne rend impossible toute philosophie politique ordinairement entendue ».
2/ Faire une microphysique du pouvoir, c’est aussi refuser de ramener l’existence sociale à l’acte par lequel se trouverait instituée une puissance souveraine, transcendant absolument les individus qu’elle soumet mais se soumettant d’un même trait à eux en présentant son autorité comme autorisation. A cette logique juridique de la souveraineté populaire, Foucault oppose plusieurs thèses. Premièrement, l’autorité de l’Etat et le règne du droit présupposent une mise en ordre des multiplicités humaines ; la généralité de la loi requiert une déterminabilité du divers social qu’elle ne saurait assurer seule, pour laquelle elle doit s’en remettre à un autre mode de rationalité et d’intervention. Deuxièmement, cette mise en ordre n’est pas assurée par une commune représentation des volontés, mais par un dressage des corps dans lequel le discours n’est pas expression, mais action, protocole et mot d’ordre. Troisièmement, ce dressage technique n’est pas seulement une condition préalable à l’Etat, mais apparaît comme la vérité de l’Etat lui-même : ce pourquoi Foucault peut parler « d’étatisation des disciplines », traitant ainsi l’Etat comme un effet. Dans cette perspective, le culte de l’Etat, seul apte à transcender la division sociale, n’a évidemment plus lieu d’être: l’Etat se préoccupe, non de défendre chacun contre chacun, ou d’exprimer la volonté de tous, mais de « défendre la société » comme réalité déjà constituée et traversée par les processus disciplinaires.
3/ Du même coup toutefois, la troisième version de la « société civile » devient également impossible : celle qui voudrait que la société constitue un système d’échange unissant naturellement leurs membres, préexistant dans son unité à l’institution du pouvoir et opposant aux excès des gouvernants sa rationalité naturelle. Définir, comme le fait Foucault, le pouvoir comme « action sur une action possible », c’est le rendre coextensif à l’existence sociale ; il n’y a pas de société sans pouvoir. On ne dira même pas (comme le faisait Marx dans sa critique de la philosophie du droit de Hegel), que la société civile est la vérité dont l’Etat et l’ordre politique sont le reflet : une telle thèse supposerait une antériorité des rapports de production sur les relations de pouvoir, là où Foucault tâche, au contraire, de montrer que le diagramme politique conditionne la répartition de la multitude confuse des travailleurs, sans laquelle il ne saurait même y avoir travail. En bref, il n’est pas de société civile pré-politique – la société est toujours-déjà parcourue d’un système de relations de commandement et d’obéissance qui la rend inapte à se présenter comme l’étalon pré-politique, à l’aune duquel la valeur des institutions pourrait se voir mesurée.
Telle me semble être, en bref, la première utilité de Foucault, utilité négative ou sceptique : la généalogie a cet immense mérite d’empêcher la réflexion sur la société de rejoindre les rives bien connues, arpentées et balisées, d’un triple discours : le discours qui insiste sur la nécessité de retrouver le sens de la vie bonne, contre la dérive moderne (ou au contraire de défendre l’abstraction individualiste propre au droit politique moderne, contre les dérives affinitaires et communautaires) ; le discours qui exige de restaurer la transcendance de l’Etat, contre les tentations centrifuges de l’individualisme ; le discours, enfin, qui pose l’urgence d’une libération des forces d’initiative de la société marchande, injustement bridées par l’institution du pouvoir. De la généalogie foucaldienne, la société civile comme topos philosophique sort plutôt dévastée.
Il ne suffit pas, toutefois, de montrer comment l’approche microphysique permet de contourner l’opposition entre Etat et société civile ; encore faut-il que la généalogie du pouvoir puisse rendre compte de la manière dont cette opposition s’est formée et stabilisée, jusqu’à constituer l’un des passages obligés de la réflexion politique depuis deux siècles ; autrement dit, la société civile, récusée comme réalité essentielle, revient comme problème historique dont il faut assigner la date de naissance et les conditions de formation.
Cette tâche historico-critique fait précisément l’objet des dernières séances du cours intitulé Naissance de la biopolitique, et publié l’année dernière : la longue traversée de l’art de gouverner néo-libéral (ordo-libéralisme allemand, néo-libéralisme de l’Ecole de Chicago) y débouche brutalement, après l’un de ces virages sans visibilité typique de notre auteur, sur l’introduction dramatisée de la notion de société civile, redéfinie par Foucault comme pièce et instrument de la redéfinition, au XVIIIe siècle, de la gouvernementalité moderne. Rappelons les principales étapes de la démonstration.
1/ Le cours de 1978-79 est consacré, pour l’essentiel, à la formation et aux différentes modalités du libéralisme entendu comme nouvel art de gouverner – l’analyse de la « gouvernementalité » ayant, depuis l’année précédente, relayé dans le discours de Foucault les catégories de la « microphysique », pour ne pas laisser accroire à une analyse seulement locale ou infra-politique, et transposer au plan de l’Etat une grille de lecture privilégiant l’étude des modes d’exercice du pouvoir, sur l’examen des fondements juridiques de la souveraineté. L’inscription, dans ce cadre, de la réflexion libérale (depuis ses premières occurrences, au XVIIIe siècle, jusqu’à ses variantes contemporaines), revient à affirmer, d’abord, que l’on a pas affaire avec le libéralisme à une théorie économique dont la validité obligerait à une série de conséquences et de choix, mais d’abord à un art pratique, véritable matrice des concepts économiques. Cela revient, aussi, à poser que le libéralisme n’est pas d’abord un renoncement à gouverner au nom de l’auto-organisation du marché, mais un art de gouverner compte-tenu de cette auto-organisation même, voire à travers l’affirmation et le renforcement concertés de cette autonomie. La question est alors : comment expliquer cette mutation internet à la pratique du gouvernement, qui voit s’imposer l’idée d’un gouvernement limitant sa propre intervention ? Que signifie cette gouvernementalité paradoxale, et comment prend-elle corps ?
2/ C’est au terme de ce questionnement que nous rencontrons le concept de société civile, dont l’apparition comme point de référence de la pratique gouvernementale coïncide avec la crise de la gouvernementalité qui était celle du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, et que désignent les notions française d’ « Etat de police » et allemande de « Polizeiwissenschaft ». Celles-ci reposaient essentiellement sur une logique d’intervention et de contrôle extensifs des différents secteurs de l’activité sociale, dans l’horizon d’une police dont l’objet serait « l’homme tout entier », et dont l’immixtion à tous les niveaux de la société permettrait, sous l’égide d’un pouvoir centralisé, le développement de la puissance (démographique, économique…) de celle-ci. C’est ce modèle policier – évidemment irréductible à sa seule dimension répressive – qui entre en crise tout au long de la première moitié du XVIIIe siècle, sous l’effet d’une série de bouleversements économiques (dont les plus connues sont les difficultés rencontrées dans la tentative pour réguler à la fois le prix du grain et sa disponibilité sur les marchés, dans la menace permanente de la disette) : apparaît alors, dans la rationalité gouvernementale, un problème nouveau, celui de l’incapacité structurelle du souverain à connaître et à maîtriser les événements singuliers qui déterminent la situation économique d’ensemble. D’un coup, la souveraineté se découvre aveugle à une partie des processus qui se déroulent pourtant dans son propre champ d’intervention, dès lors que le comportement des sujets économiques poursuivant leur intérêt propre introduit une solution de continuité entre le choix effectué par chaque acteur, et l’effet global que ces choix induisent. La mise en ordre de la société par une « anatomie politique du détail », caractéristique de l’Etat de police, est alors battue en brèche non par la revendication de droits des individus (encore inscrite dans la rationalité juridique traditionnelle), mais par l’idée suivant laquelle la prosperité générale n’est assurée que par l’indifférence des comportements économiques individuels à leurs conséquences d’ensemble. De là, écrit Foucault, deux alternatives également ruineuses : soit maintenir la définition traditionnelle de la souveraineté (comme omnipotence et omnicompétence), mais en retranchant absolument de celle-ci le domaine économique, devenu zone franche et point aveugle dans le fonctionnement du pouvoir ; soit dédoubler la logique de l’intervention souveraine en limitant celle-ci, dans le champ économique, à une surveillance et à un enregistrement passifs des comportements adoptés par les acteurs, et de leurs effets d’ensemble, le souverain se résignant à n’être que le géomètre ou l’arpenteur du marché.
« la société civile, récusée comme réalité essentielle, revient comme problème historique dont il faut assigner la date de naissance et les conditions de formation. ».
C’est entre ces alternatives également inacceptables pour le pouvoir, que la notion de société civile vient ouvrir une tierce voie, en objectivant le social de telle sorte que déterminations juridico-politiques (civiles) et déterminations sociales-économiques (société) se trouvent réarticulées les unes aux autres, exigeant l’invention d’un nouveau regard et d’un nouvau mode d’intervention, toujours omniprésent, mais s‘ordonnant désormais au double impératif de l’obéissance aux règles de droit et du respect de la spécificité de l‘économie . « Je crois que la notion de société civile, l’analyse de la société civile, l’ensemble des objets ou des éléments que l’on a fait apparaître dans le cadre de cette notion de société civile, tout cela c’est, en somme, une tentative pour répondre à la question que je viens d’évoquer : comment gouverner, selon des règles de droit, un espace de souveraineté qui a le malheur ou l’avantage, comme vous voudrez, d’être peuplé par des sujets économiques ? » (Naissance de la biopolitique, p.299) On voit la thèse : la société civile serait, non une instance naturelle précédant de toute éternité l’institution de la souveraineté politique, mais une redéfinition du champ social comme domaine à la fois politique (civil) et non-politique (social), permettant de restaurer la possibilité d’un art de gouverner, là même où la rationalité économique paraît excéder la souveraineté.
3/ Une telle présentation comporte un risque : elle donne l’impression que l’invention de l’objet « société civile » obéit à la logique strictement interne d’une « ruse du pouvoir », ce dernier affirmant sa capacité d’action là même où il semble reconnaître sa limite, et resserrant son emprise en faisant mine de concéder une part d’autonomie à ceux qu’il gouverne. Or, une telle interprétation serait sans doute infidèle à la pensée de Foucault, pour plusieurs raisons. Premièrement, parce qu’à la racine et au point d’émergence de ce concept, il y a bel et bien crise, et réponse à une crise : la constitution de l’idée de société civile, comme base éternelle de la politique, c’est d’abord la réplique historique à un débordement du politique dont on ne doit pas minorer l’ampleur. Deuxièmement, cette circonscription d’un espace mi-économique, mi-juridique pose le problème de savoir comment opérer la synthèse entre sujet de droit et homo oeconomicus, formes de subjectivité dont Foucault a justement souligné l’hétérogénéité native (op.cit., p.280), ou l’absence initiale de commune mesure. Renvoyant dos-à-dos l’affirmation suivant laquelle le droit se contenterait de fournir un cadre aux intérêts économiques, et l’idée qu’il leur opposerait une résistance de principe, Foucault montre du même coup comment ces thèses adverses trouvent leur origine dans la difficulté ouverte au XVIIIe siècle dans l’art de gouverner, cette problématisation dégageant autour des rapports entre économie et droit un vaste champ d’historicité. Troisièmement, analysant l’ouvrage de Ferguson, Foucault souligne combien la place de la rationalité économique est, dans la définition de la société civile, à la fois centrale et instable, précaire : la société civile se voit à la fois fondée et minée par le jeu des échanges et l’affrontement des intérêts, sans lequel elle n’aurait pas de raison d’être, mais par lequel elle est menacée de dissociation : « le lien économique prend place dans la société civile, n’est possible que par elle, la resserre d’une certaine façon, mais il la défait par un autre bout » (op.cit., p.306). Enfin et surtout, dès lors que la notion de société civile se donne comme une réponse à la manière dont les formes d’exercice du gouvernement peuvent être battues en brèche et déjouées par ceux qui lui sont soumis, son sens apparaît comme le résultat d’une négociation entre la manière dont la société se comporte et la façon dont elle va pouvoir être gouvernée. Ainsi le déplacement, qui voit à travers la référence à la société civile le réglage de l’exercice du pouvoir s’ordonner, non plus à la sagesse du souverain, mais à « la rationalité de ceux qui sont gouvernés (…) en tant que sujets économiques et, d’une façon plus générale, en tant que sujets d’intérêt » (op.cit., p.316), ce déplacement est irréductible à la logique de la « ruse » comme à celle, univoque, de l’émancipation et de la conquête populaire, mais se présente comme une reconfiguration globale des rapports de pouvoir.
Nous touchons là à l’aspect le plus intéressant de l’approche de Foucault. Un passage mérite d’être cité : « la société civile, ce n’est pas une réalité première ou immédiate. La société civile, c’est quelque chose qui fait partie de la technologie gouvernementale moderne. Dire qu’elle en fait partie, cela ne veut pas dire qu’elle en est le produit pur et simple, ou ça ne veut pas dire non plus qu’elle n’a pas de réalité. La société civile, c’est comme la folie, c’est comme la sexualité. C’est ce que j’appellerai des réalités de transaction, c’est-à-dire que c’est dans le jeu précisément et des relations de pouvoir et de ce qui sans cesse leur échappe, c’est de cela que naissent, en quelque sorte à l’interface des gouvernants et des gouvernés, ces figures transactionnelles et transitoires qui, pour n’avoir pas existé de tout temps, n’en sont pas moins réelles et que l’on peut appeler, en l’occurrence, la société civile, ailleurs la folie, etc » (op.cit., p.301). La comparaison avec d’autres objets de préoccupation de Foucault, folie ou sexualité, est éclairante (et Foucault s’est d’ailleurs rarement exprimé aussi clairement sur le statut qu’il donnait à la folie ou à la sexualité !) : elle insiste, 1/ sur le fait que l’historicité de ces instances ne suspend pas leur effectivité ; 2/ sur le fait que leur appartenance à un régime de pouvoir ne leur attribue aucun sens univoque, dès lors que le pouvoir n’est pas instance machinant secrètement ses effets, mais jeu de relations et d’affrontements ; 3/ sur le fait que cette « transaction » n’est pas décidée et close une fois pour toutes, mais se rejoue dans les divers usages de la notion, solidaires d’un certain état des rapports entre gouvernants et gouvernés.
Une telle affirmation me paraît avoir plusieurs conséquences. D’abord, elle implique que l’appréciation de la référence à la société civile est liée au contexte ou cette notion intervient – non par défaut de rigueur, paresse théorique où lâche abandon des principes, mais par une sorte de sous-détermination théorique constitutive. Cela veut dire, par exemple, qu’il peut y avoir virtualité émancipatrice de la référence à la société civile, y compris dans sa dimension la plus directement libérale, dès lors que le mode de gouvernement auquel il s’agit de s’affronter reproduit, dans sa logique, les mécanismes de l’Etat de police, reconduisant du même coup les conditions dans lesquelles la notion même a émergé. Ainsi, analysant la résurgence de cette référence dans le discours des mobilisations survenues en Europe de l’Est dans les années 1980 , A.Horvad et A.Szakolczai recourent-ils à une grille de lecture foucaldienne : d’une part, cette résurgence, qui paraît revenue de la fin du XVIIIe siècle, ne renvoie pas à une réalité existant de toute éternité, elle a la consistance d’un discours « lié au cours des deux siècles derniers à des périodes spécifiques et relativement courtes ». D’autre part, la récurrence de ce discours, dont on pourrait contester la rigueur en soulignant la différence entre la figure du despote (cible de la critique au XVIIIe siècle) et l’Etat bureaucratique (cible du discours des années 80), tient à « l’équivalence fonctionnelle qui existe entre l’Europe de l’Ouest du début du XIXe siècle, et la scène politique contemporaine en Europe centrale et de l’Est (…) ; ce mécanisme identique est l’appareil de partis, de type bolchevique et du type de l’appareil crucial des Etats dits absolutistes : la police moderne ». (A.Horvat et A.Szakolsczai, « Du discours sur la société civile et de l’auto-élimination du parti », Culture et conflits, n°17, « Les processus de transition à la démocratie ».) En bref, compterait moins en l’affaire le modèle politique à promouvoir, ou le statut institutionnel et idéologique du régime que l’on prétend contester, que la similitude entre les dispositifs de pouvoir à l’œuvre ici et là, et qui motivent le recours à une notion d’inspiration libérale. Mais cela veut dire aussi, bien entendu et à l’inverse, que l’affirmation de l’autonomie des sujets peut constituer un instrument efficient et redoutable de contrôle et de domination – instrumentalisation dont Foucault décrit les principaux aspects, tout au long de son examen de la gouvernementalité néo-libérale, lequel trace le portrait d’un étrange gouvernement par le retrait, incitant à la rationalisation économique et concurrentielle des conduites individuelles dans chaque secteur de l’existence.
« l’appréciation de la référence à la société civile est liée au contexte ou cette notion intervient – non par défaut de rigueur, paresse théorique où lâche abandon des principes, mais par une sorte de sous-détermination théorique constitutive. »
De l’un à l’autre, la différence n’est pas d’abord à comprendre, mais à faire : l’analyse de Foucault est, en définitive, teintée d’un pragmatisme radical qui donne un sens nouveau à la notion de « société ouverte » – ouverte, la société l’est peut-être d’abord quant au sens qu’il est possible de conférer à son invocation ; cette position, si elle implique certes de préférer les sociétés dans lesquelles un tel conflit d’interprétation est possible et toléré (Foucault est au moins libéral en ce sens !), implique tout autant que la société est perpétuellement à ouvrir, et que sa référence ne va pas sans réappropriation. Je terminerai en notant que, de cette appropriation, les interventions politiques de Foucault donnent un exemple paradigmatique, par la manière dont elles croisent deux logiques divergentes. On pourrait en effet distinguer, dans les apparitions et engagements de Foucault comme intellectuel, deux séries de « causes ». D’un côté, Foucault est clairement, dans la série de ses engagements internationaux qui va de l’Espagne à l’Iran ou à la Pologne, du côté de « la société contre l’Etat », dans un rapport d’adresse des gouvernés aux gouvernants où il s’agit avant tout de faire valoir, contre la légitimation traditionnelle du pouvoir par la souveraineté extérieure ou intérieure, le fait que la société ne saurait en aucune manière se reconnaître dans ses dirigeants, dans une sorte de « grève de la politique » où l’autonomie pratique du corps social se manifeste en acte, et se déploie dans une « expérience morale et sociale » (Dits et Ecrits, T.IV, p.343) indifférente au rapport représentatif. Mais cette interpellation n’est pas dissociable de l’autre côté, ou de l’autre série, qui voit Foucault s’engager aux côtés des réprouvés – prisonniers, fous, homosexuels. On se rappellera ici que le Michel Foucault s’engageant dans le soutien à Solidarnosc, et aux mineurs de Gdansk, est le même qui, selon ses biographes, dut quitter précipitamment son poste de conseiller culturel à Varsovie pour avoir, semble-t-il, entretenu des relations avec un garçon qui travaillait pour la police. Entre ces deux mouvements – l’adresse à l’Etat au nom de la société, mais la contestation de la société au nom de ceux qu’elle retranche d’elle-même – on ne saurait tracer de direction simple. C’est comme s’il s’agissait plutôt d’extraire du couple Etat-société, de leur sempiternel jeu de renvoi philosophique, et de leur solidarité historique, un élément qui, sans promettre de réconciliation (Foucault ne promet ni que l’Etat disparaîtra, ni que la société se réconciliera avec elle-même), permet d’interroger la configuration actuelle, sociale-politique, du pouvoir. Cet élément instable, qu’il s’agit non de reconnaître mais bien de fabriquer, on pourrait l’appeler une incivile sociabilité.
Mathieu Potte-Bonneville