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Pouvoirs de la fiction

Sur une scène de Game of Thrones.

Sur une scène de Game of Thrones.

Première publication : J.Birnbaum (dir), Où est le pouvoir ?, Gallimard (coll. »Folio essais »), 2016.

Il y a deux manières de poser la question « où est le pouvoir ? », comme deux façons de s’en inquiéter. Tantôt, l’interrogation se teinte d’accents paranoïaques : étant entendu que, du pouvoir, il y en a partout, mais entendu aussi que ce dernier tire son effectivité de demeurer dans l’ombre ou de se disperser entre des prétendants dont la collusion même, par-delà la rivalité apparente, porte à se demander qui au juste tire les ficelles, la question “où” cherche à circonscrire, délimiter, identifier la source d’une menace qui résiste à se laisser situer. Tantôt au contraire, l’ambiance est moins à la vigilance qu’au franc désarroi, et la question verse dans une hantise de l’objet perdu moins paranoïaque que franchement obsessionnelle : se pourrait-il qu’à force de ne plus être ce qu’il était, le pouvoir ne soit plus du tout ? Que les rituels dont s’entoure encore la souveraineté ne vaillent plus recharge et réactivation de l’autorité, mais témoignent d’une compulsion minutieuse et panique à conjurer le vide ? Se pourrait-il, au fond, que la tendance à déceler dans l’ordinaire des catastrophes la marque et le tracé de puissances occultes soit une façon de nous rassurer, comme des enfants s’inventeraient le croquemitaine pour écarter une hypothèse pire encore – et s’il n’y avait rien sous le lit ?

Entre la multiplication, depuis le 11 septembre 2001, de réseaux et de combattants faisant profession d’être indétectables, et la dynamique d’une mondialisation financière dont on ne saurait dire si elle est très mal ou trop bien pilotée, l’époque ne nous porte pas à trancher la contradiction entre ces deux manières de chercher le pouvoir ; elle nous commet, plutôt, à habiter leur entrecroisement, à les affronter ensemble, à occuper un monde où l’on ne sait plus guère à quelle angoisse se vouer. Ici, la fiction trouve sa pertinence propre : là où l’entendement peut s’avouer impuissant à rassembler dans l’unité du concept des contradictions aussi massives, la figuration peut prendre le relais, dire tout et son contraire (c’est après tout ce que, depuis Platon, la philosophie ne cesse de dénoncer et d’envier dans le mythe). Si l’on voulait, par exemple, figurer l’hésitation vis-à-vis d’un pouvoir dont on redoute qu’il soit diffus et inexistant, trop bien caché et introuvable, omniprésent et nulle part au juste, qu’imaginerait-on ? Peut-être une carte du monde où s’étaleraient continents, îles, villes, chaque lieu découvrant comme à la lucarne d’une horloge animée son donjon télescopique, sa statue articulée, ses fortifications mobiles ; mais ce planisphère hérissé de rouages (on dit cela : “les rouages du pouvoir”) ne nous serait donné que par esquisses et aperçus, d’être survolé par un oeil le scrutant d’est en ouest, du nord au sud, oeil surplombant et sagittal sans doute mais un peu affolé, oiseau se heurtant aux fenêtres, regard incapable de se fixer et glissant sur la capitale, sur le trône, comme si le pouvoir somme toute n’y résidait pas davantage qu’ailleurs.

Dans cette allégorie, on aura reconnu le générique de la série télévisée Game of Thrones, et la manière dont les points névralgiques du continent de Westeros – points toujours plus nombreux à mesure que chaque saison étend le périmètre de l’action à d’autres territoires et de nouveaux acteurs – sont représentés par de petites mécaniques dont le dépli précis contraste avec les balayages d’une caméra incertaine et mobile comme la guerre elle-même, guerre dont le feuilleton propose le récit. Une remarque au passage : si Game of Thrones présente quelque intérêt au regard de la question du pouvoir, ce n’est pas parce qu’il est loisible d’y repérer sous une forme attrayante ou didactique tel système de thèses dont la philosophie nous instruirait par ailleurs, et évidemment mieux ; ou la transposition médiévale et sexy de tel conflit contemporain dont il serait alors, pour le coup, plus rigoureux et éthiquement défendable de prendre connaissance directement. Je l’avoue : du jeu consistant à associer, à chaque blason, le nom d’un philosophe ou celui d’une faction dans le jeu international, je ne vois pas bien le bénéfice. S’il y a un sens philosophique et politique à s’enquérir de tels objets c’est, ici comme ailleurs, à raison de ce que la fiction enseigne et qui ne saurait être dit sans détour – sauf à perdre, précisément, le bénéfice du détour lui-même, et le genre de leçons que la forme sérielle seule permet. C’est aussi (deuxième motif) qu’il n’y a pas de la politique seulement dans Game of Thrones, mais aussi bien tout autour : si par politique on entend la concurrence des ambitions, le choix des moyens propres à l’emporter sur l’adversaire et finalement la conquête d’une forme d’hégémonie, alors il faut reconnaître que quelque chose d’une lutte politique met aujourd’hui aux prises les fictions entre elles. De cette lutte, le champ de bataille s’est élargi aux dimensions du globe et ne limite plus aux frontières du petit écran (malgré HBO, il faudrait se demander en quel sens la série la plus téléchargée au monde peut encore être dite « télévisée ») ; en chemin, cette guerre-là emporte les livres – ici les cinq tomes parus de A Song of Ice and Fire, roman fleuve de G.R.R.Martin que les showrunners s’efforcent d’adapter aux prix des pires difficultés -, le cinéma – qu’ils cherchent visiblement, par l’ampleur du récit et les effets de sky camera, à supplanter une fois pour toutes -, les réseaux sociaux et autres dispositifs transmedia, où la fiction déploie un marketing agressif, essaime ses personnages, répète à l’infini ses mots d’ordre et ses extraits. Qu’une série à succès raconte et retarde, au fil de ses saisons, la conquête d’un trône, et qu’elle bâtisse son trône sur ce succès lui-même, voilà à mon sens deux bonnes raisons d’être attentif au tableau qu’elle propose du pouvoir.

Saison deux, épisode un. Extérieur, jour. – Cersei Lannister, accompagnée de sa garde, interpelle une silhouette sous les arcades en plein cintre : “Lord Baelish. – Majesté ? – Je me demandais si vous m’accorderiez une faveur… – Bien sûr, Votre Grâce”. La souveraine s’inquiète de ne pouvoir localiser Arya, la plus jeune fille de la famille Stark, dont elle a fait exécuter le père et dont elle aimerait faire une monnaie d’échange dans des négociations en cours. Baelish botte en touche : “vous pourriez demander à Varys, il aura certainement une réponse – même si pour ma part j’ai toujours du mal à faire confiance aux eunuques, car qui peut dire ce qu’ils veulent ?” La reine sourit, change de sujet, et s’avisant de la broche que son Ministre porte à son col, y reconnaît l’oiseau moqueur qu’il s’est donné pour blason : “Cela convient bien à un self-made man”, dit-elle. S’échangent alors entre eux non des noms d’oiseaux, mais des chants d’oiseau – elle, indiquant rêveusement s’être laissée conter à son propos à lui la chanson d’un homme autrefois sans le sou, lui répliquant par sa chanson à elle, soeur éprise de son propre frère, situation combien embarrassante dans une grande famille… Les grandes familles, ajoute-t-il, ont oublié une vérité “que moi, j’ai découverte : le savoir, c’est le pouvoir”.

La reine marque un temps, puis, d’une voix à peine plus forte, à l’attention des gardes que le plan peu à peu resserré avait, très provisoirement, relégués hors-cadre : “saisissez-le”, “coupez-lui la gorge”, “non, attendez : j’ai changé d’avis”, “lâchez-le”, “reculez de trois pas”, “tournez-vous”, “fermez les yeux”. Les gardes, comme on dit, s’exécutent, et après avoir manqué l’exécuter aussi laissent Baelish haletant au centre d’un carré dont ils occupent les quatre coins, figure dont la caméra en plongée accentue l’allure de scène géométrique pour une démonstration dont la reine peut alors énoncer le CQFD : “le pouvoir, c’est le pouvoir” avant de renouveler sa requête, d’un ton moins amène : “trouvez la fille Stark”.

Cette scène a été abondamment commentée – au point de trouver dans l’actualité récente un écho directement politique, puisque Pablo Iglesias, leader du parti espagnol Podemos, en a fait le coeur d’une discussion collective autour de la série, avant d’en offrir le coffret DVD au roi d’Espagne lui-même au cas (précisa-t-il) où celui-ci souhaiterait comprendre ce qui se passe dans son pays. Power is power : la formule est frappée, peut-être même un peu trop ; elle est dans sa forme lapidaire caractéristique d’une série qui use de la sentence avec la même régularité qu’une autre fiction politique, The West Wing, mettait il y a quinze ans à multiplier sous-entendus, understatement et points de suspension. (Il n’est pas impossible que l’opportunité ainsi offerte de décliner ces punchlines sur les réseaux sociaux, de les faire tenir dans les cent quarante caractères d’un tweet ou dans l’épaisseur d’un unique sous-titre qui pourra alors figurer, avec le personnage idoine, sur une capture d’écran ou un GIF animé, pèse aujourd’hui son poids dans les choix d’écriture : comme les hommes politiques, les séries politiques ont pris le goût des petites phrases). Cette sentence pourtant, le pouvoir est le pouvoir, ne trouve sa force propre qu’en se nichant au creux d’une succession de découvertes dont chacune nous instruit sur ce que le pouvoir est, et n’est pas : la scène tout entière se donne comme l’épure d’une situation sociale dont chaque couche se verrait méthodiquement exposée dans le mouvement même qui la détache, l’écarte et regarde en dessous, comme on retirerait une à une les pièces d’une armure, ou comme on assisterait à une danse des sept voiles (rappelons que le spectateur de Game of Thrones est alternativement convoqué à des tournois et des numéros de strip-tease).

S’il vous plaît.

Partons du plus superficiel. Sur sa face extérieure, la relation de pouvoir est déjà double : qu’une souveraine converse poliment avec son ministre, et l’on assiste à un ballet où l’inégalité des positions respectives se monnaie selon les formes égalitaires de la civilité. Les commandements prennent l’apparence de la demande, les rappels à l’ordre se convertissent en sourires, et un commentateur politique imaginaire, invité à décrire la scène, dirait sans doute que Cersei a fait part de sa préoccupation à Petyr Baelish. Ce n’est pas seulement que le pouvoir – pour reprendre la définition qu’en proposait Michel Foucault -, dans la mesure où il est une manière d’agir sur une action possible, une façon d’amener à faire, peut toujours sur le chemin de son déploiement se heurter à un refus, une résistance ou une réaction inattendues ; c’est aussi que cette incertitude fondamentale (l’autre jouera-t-il ou non le jeu de mon pouvoir, se pliera-t-il à la domination que j’entends exercer sur lui ?) trouve une expression étonnamment directe dans tous les euphémismes, les concessions de pure forme, les s’il vous plaît par quoi on fait mine d’habitude de s’en remettre à la volonté de l’autre quand bien même on n’a nullement l’intention de lui demander son avis. Se disposent ainsi, de part et d’autre de ce qu’une relation de pouvoir comporte de dissymétrique, deux registres où la domination se fait moins nette : en-dessous, le Ministre peut tenter de se récrier, de se refuser ou de se dédire ; au-dessus, la Reine doit d’abord faire mine de solliciter comme un service ce qu’elle entend exiger de lui. Dans les circonstances ordinaires – celles que la scène va bientôt rompre, au profit d’un échange plus tendu – le pouvoir n’est donc pas l’inégalité ; il tient plutôt à la coexistence de l’égalité et de l’inégalité, se pique de donner à ses injonctions une apparence consultative, convaincu de ce que les moeurs civilisées ne sont nullement contradictoires avec le respect des hiérarchies – c’est moi qui commande, voulez-vous ? Baelish tente d’ailleurs de tirer profit de cette brèche : faisant semblant de ne pas entendre, dans la sollicitation que lui communique Cersei, la demande à lui adressée, il suggère de consulter plutôt son collègue, l’eunuque Varys, lequel sera sans doute plus compétent que lui. Cette tentative d’évitement obligera Cersei à formuler en fin de compte les choses de manière moins douce, à recadrer son interlocuteur, et le langage du coup se fera moins châtié (« vous allez cesser de vous occuper de vos putes, et faire ce que je vous demande », à peu de choses près).

Il y a donc la couche extérieure, toute de civilité – au double sens de politesse et d’appartenance à une même communauté politique ; et il y a, sous cette mince pellicule, l’ordre hiérarchique qui distingue et dispose en vis-à-vis les dominants et les dominés, les managers et leurs subordonnés ou (pour parler le langage de Machiavel), là les Grands, ici le Peuple. C’est d’ailleurs pourquoi la Reine en vient à évoquer le blason que Baelish s’est donné, et sa manière de s’être fait tout seul : vieille noblesse contre roture à peine déguisée, lion sang et or contre semis d’oiseaux moqueurs. Or en opposant (sur le ton de l’insinuation, c’est-à-dire d’une politesse se dénonçant comme telle) sa propre chanson à celle de sa souveraine, et le rappel des errements incestueux de celle-ci, Baelish entend ramener ce déséquilibre apparemment incontestable à de plus justes proportions : croire qu’il y a, par les droits d’une histoire si ancienne qu’elle en deviendrait nature, des Puissants et des parvenus, c’est oublier d’une part ce que la grandeur peut laisser prospérer en son sein de bassesses, d’autre part l’ascendant que la connaissance de celles-ci confère, lorsqu’on a la chance ou l’habileté d’être dans le secret. C’est là une leçon contemporaine – Wikileaks, Panama Papers – où l’on pourrait tout autant reconnaître l’une des revendications de la série elle-même, dont l’un des ressorts les plus constants consiste à broder sur les turpitudes des puissants, multipliant les scènes de viols, de torture ou d’incestes comme autant de variations crues sur la figure du tyran (les Grecs notaient que le pouvoir absolu que le tyran entend exercer sur les autres se paie d’une absence non moins radicale de contrôle de ses propres passions). Nouvelle strate donc, où se dévoile comme apparence ce qui se donnait comme le socle solide du rapport de pouvoir : sous la politesse la grandeur certes, mais sous la grandeur la petitesse et la prise qu’elle offre au savoir.

…Sed parva.

De façon significative, à ce moment, Petyr Baelish use d’une formule, knowledge is power, fréquemment attribuée à Sir Francis Bacon mais qui trouve sa première formulation en 1668 sous la plume d’un auteur qui fut son secrétaire, Thomas Hobbes : scientia potentia est, sed parva (T.Hobbes, Leviathan – traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Livre I, chap.10, p.83). Il est dommage que la traduction usuelle donne “Les sciences constituent un faible pouvoir” ; en français se perd, du coup, le mouvement proprement déceptif du latin (un pouvoir oui, mais si petit…), déception dont la démonstration assénée par Cersei constitue une bonne traduction narrative – on pourrait dire : la phrase de Baelish appelait une correction. L’exercice de la force, incarné par les mouvements presque mécaniques de la garde royale et le petit ballet que le caprice de la souveraine leur fait exécuter, entend ici procéder à une comparaison (entre les paroles échangées et la lame sur la gorge, les insinuations et la puissance d’ordonner, le champ-contrechamp des visages et la prise soudaine sur les corps), comparaison si déséquilibrée que l’un de ses termes s’en trouve annulé et dévoré par l’autre. Ce n’est pas, soutient la reine, que le pouvoir soit davantage un pouvoir que le savoir, selon la mesure du plus et du moins ; c’est que la possession de petits secrets comme la menace de les divulguer ne sont rien face à l’obéissance aveugle, leur nullité autorisant alors à réduire l’équation, jusqu’à rejoindre un énoncé strictement analytique (le pouvoir, c’est le pouvoir). Pour la reine, c’en est alors fini de ce balancement entre égalisation et inégalité qui animait la scène – égaux dans la politesse, mais inégaux dans la grandeur, mais égalisés par les petitesses, et rendus un peu plus égaux encore par l’ascendant que confère le savoir… Ne compte plus que l’égalité pure, A = A, et la distance infranchissable qu’elle établit entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas. Il y aurait là, notons-le de nouveau, une pièce de plus dans la manière dont la série Game of Thrones s’allégorise de loin en loin elle-même, ses showrunners peignant leur autoportrait au fil de quelques scènes-clefs: après tout, rien ne caractérise mieux cette série dans l’espace des fictions contemporaines que sa prétention à fonder son hégémonie sur le droit de vie et de mort (enfin, surtout de mort) exercé sur ses propres personnages, si aimés soient-ils du public, si nécessaires à l’économie du récit comme à celle des audiences. Le déséquilibre entre la fatuité de Baelish, du haut de son savoir, et sa déconfiture face au caprice de sa reine, blasonne à sa manière la compulsion des fans à multiplier les hypothèses, à se prévaloir de la connaissance de l’oeuvre de G.R.R.Martin, à éviter ou rechercher les spoilers, etc, incapables qu’ils sont finalement de sauver tel prince fauché en pleine conquête ou telle fillette promise au bûcher. Game of Thrones porte à l’incandescence un contrat narratif où la vanité d’en savoir long, et la multiplication des communautés interprétatives, se brisent régulièrement sur la souveraineté de l’auteur – nous renvoyant au passage à une conscience surinformée et spectatrice où quelque chose de l’époque se laisserait reconnaître.

Il faudrait donc penser que le pouvoir se révèle, tel qu’en lui-même, dans les décombres de fictions dont l’effondrement successif donne sa dynamique à notre scène : fiction de croire aux “s’il vous plaît”, sauf à lasser la patience des grands de ce monde ; fiction de croire à la grandeur, recroquevillée si ses secrets sont mis en lumière ; fiction de croire à ce dévoilement même, de sorte que la lucidité consisterait non seulement à apercevoir la réalité du pouvoir sous ses apparences, mais à discerner l’impuissance de ce discernement même – le roi est nu, et alors ? En même temps, méfiance. Si le spectateur de Game of Thrones a appris une chose, c’est que Petyr Baelish est le personnage le plus rusé de la série, le plus habile aussi à dissimuler ses sentiments (renvoyant à chacun l’émotion qu’il attend : à celle-ci l’amour, à celle-là l’attention, à la reine pourquoi pas la peur ?). Baelish est l’homme de l’intrigue, mot où la manigance communique avec la dynamique du récit : faut-il penser, alors, que le rappel de ses origines modestes a suffi à piquer sa fierté jusqu’à lui faire commettre une imprudence aussi flagrante ? Ou est-il possible de tirer, de la colère de sa souveraine face à sa vantardise ouverte, quelque chose d’un bénéfice et d’une leçon – comme une morale à double fond, une fente ouverte dans l’énoncé de Cersei, le pouvoir c’est le pouvoir ?

I want to believe

Si leçon il y a, elle pourrait être celle-ci : l’identité à soi du pouvoir, la façon infracassable dont celui-ci entend faire corps avec la force qu’il mobilise doivent, pour advenir, s’énoncer et se manifester, autrement dit s’exposer – en tous les sens du terme. Cersei peut bien faire danser le tango à sa garde prétorienne, porter le fer sous la gorge de son ministre désarmé, produire une démonstration instantanée et éclatante comme d’autres entendent, aujourd’hui, envoyer un signal fort : d’une part, ces gestes ne trouvent d’effectivité qu’à renoncer à aller au bout d’eux-mêmes – sans quoi elle obtiendra non un ministre à genoux, mais un cadavre à ses pieds, et qui ne lui sera plus très utile. D’autre part, la chorégraphie militaire qu’elle fait exécuter à ses hommes est si parfaite qu’elle souligne, par sa dimension spectaculaire, cela même dont elle voudrait dénier ou faire oublier l’existence : le fait qu’ils lui obéissent “au doigt et à l’oeil”, et qu’il pourrait aussi bien leur prendre, un jour, de s’y refuser. (Les défilés militaires ont ceci de commun avec les numéros de prestidigitateurs, qu’ils entendent susciter l’émerveillement par la perfection avec laquelle ils miment ce que le public sait impossible – savoir, l’abolition pure et simple de tout écart entre l’ordre reçu et l’ordre exécuté). Autrement dit : premièrement, là où le pouvoir entendait s’affirmer comme une chose en soi, au-delà de toute apparence, il ne peut éviter de se frotter à l’obligation d’apparaître – et la force doit alors se retenir, devenir potentielle pour être dissuasive. Deuxièmement, là où la scène semblait aller de démystification en démystification, elle réintroduit d’un bloc l’ordre de la croyance : il faut que la reine soit, dans son numéro de puissance absolue, crédible ; il faut pour ce faire que ses gardes croient aveuglément devoir obéir à ses ordres, et que Petyr Baelish croie n’avoir in fine d’autre choix que d’obéir à son tour. Ce que le ministre, alors, apprend de cette scène, le supplément de savoir dont il semble penser qu’il valait la peine de se mettre en danger (encore que ce danger fût relatif, puisque la reine avait besoin de lui), ce serait ceci : en énonçant power is power, Cersei révèle qu’elle est elle-même crédule, c’est-à-dire aveugle à cette part de croyance qui conditionne son pouvoir et en fait dès lors tout autre chose qu’une pure réalité, soustraite aux retournements d’opinion comme aux vicissitudes de la conjoncture. Cersei croit avoir le pouvoir comme on aurait un être – l’imprudente des deux n’est pas celle qu’on croit et (bien plus tard dans le récit) des croyants justement lui feront payer cher. Puisqu’on en est aux contes de fées, la belle-mère de Blanche-Neige en savait plus long : en s’enquérant de sa beauté auprès de son miroir, au moins pressentait-elle qu’une part de son pouvoir demeurait suspendu à son reflet. 

Etrange irruption de la croyance dans le vis-à-vis entre pouvoir et savoir : la croyance n’est pas seulement cette illusion de grandeur que le savoir dissipe, ni cette surestimation de la connaissance que le pouvoir remet à sa place, mais bien l’étoffe dont on fait les reines. Aussi la question “où est le pouvoir ?” suppose-t-elle de circuler entre trois registres au moins, oscillation pour laquelle une série comme Game of Thrones, avec ses dragons, ses meurtres et ses mouvements de troupes, ses prétentions à l’épopée et ses secrets d’alcôve, offre une forme adéquate : la lucidité, cynique ou scandalisée, refusant en tout cas d’être dupe des apparences que le pouvoir se donne ; le réalisme politique, se gardant de surestimer les renversements qu’une révélation à elle seule suffirait à produire ; l’attention envers l’efficacité mythique, indispensable contrepoids à ce que le réalisme peut comporter d’aveugle dès lors qu’il prend le pouvoir pour une chose et omet la médiation de ce que Gilles Deleuze nommait, dans L’Image-Temps, le “flagrant délit de légender”.

Saison deux, épisode deux. Intérieur, nuit. L’eunuque Varys et le nain Tyrion dialoguent autour d’un verre. “Le pouvoir est une chose étrange, monseigneur. Aimez-vous les devinettes ?” Tyrion grommelle sans acquiescer vraiment. “Trois grands hommes sont assis dans une pièce, poursuit Varys. Un roi, un prêtre et un homme riche. Avec eux se trouve un mercenaire. Chaque homme fait au mercenaire une offre pour tuer les deux autres. Qui vit, qui meurt ?” Tyrion répond : “cela dépend du mercenaire – il a l’épée, le pouvoir de vie et de mort !”. “Mais dans ce cas, pourquoi dit-on que les rois ont le pouvoir ?” Tyrion répond : “j’ai décidé que je n’aimais pas les devinettes”. Mais Varys de conclure : “le pouvoir réside là où les hommes croient qu’il réside. C’est un tour, une ombre sur le mur. Et… un tout petit homme peut projeter une très grande ombre”. Tyrion, finalement, y voit matière à un sourire.

Mathieu Potte-Bonneville.


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