Première publication : Vacarme n°12, juillet 2000.
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Ces quelques notes, hâtives et brouillonnes, pour un livre qui peut-être ne paraîtra jamais — à vrai dire, je ne crois pas que l’on écrive ce genre de livres. (A vrai dire, je ne sais pas non plus si on publie ce genre de notes). Mais le livre, contradictoirement, devrait parler de cela, valoir pour toutes les notes qui jamais n’ont de suite, qui s’échouent et s’épuisent d’être seulement notées et tendues vers un livre trop haut pour elles. Des pensées qui font immédiatement faillite, brûlant dans les frais qu’occasionne leur expression première la totalité de leur capital initial, et au-delà. « L’homme est projet » — tu parles.
(Sur la forme du livre) Le livre se présenterait comme une encyclopédie des défaites passées et présentes, ordonnées sans apprêt, suivant leur nature (militaire, littéraire, sportive, artistique, etc). Un index permettrait de circuler dans le livre suivant, au moins, trois parcours distincts : index des causes de la défaite (internes ou externes, et toutes leurs ramifications possibles) ; index des effets (dépression personnelle ou collective, vie diminuée, menus travaux accomplis en lieu et place de l’ambition manquée, convalescence, voyages) ; index des affects associés (amertume, ressentiment, sérénité, arrogance, mauvais pli à la commissure des lèvres, etc).
Toutefois, pour être adéquat à son objet, le livre devra susciter chez le lecteur attentif l’impression d’une insuffisance soutenue, endurée tant bien que mal par l’écriture ; le sage ordonnancement des articles sera traversé (pas trop souvent, de loin en loin) d’éclairs de peur et de violence. Pour bien faire, le blanc séparant chaque notice devrait excéder de quelques millimètres l’espacement exigé par les canons en vigueur dans ce type d’ouvrages, pour que monte dans cet écart une morne absence, un murmure. Le lecteur devra être amené à penser, par exemple, que les choses auraient pu être dites plus vites ou mieux et, qu’à tout prendre, l’encyclopédie aurait gagné à être plus concise.
Le style devrait en être, comme dit l’autre, tout maigre et détiré, en quelque sorte. Comme du beurre qu’on aurait étalé sur une trop grande tartine.
(Notes pour une préface) Le livre commencerait par expliquer, doctement, qu’il faut prendre au sérieux les mots galvaudés de Benjamin, suivant lesquels l’histoire est écrite par les vainqueurs. Il inciterait chacun à ne pas se contenter de voir, dans cette affirmation, l’expression d’une injustice ou d’une partialité aisément réparables à condition que chacun, démocratiquement, ait sa voix au chapitre. C’est que la défaite, d’être enveloppée dans chaque victoire, ne fait pas pour autant histoire : il y a peu à en dire. Les vaincus eux-mêmes ne savent rien de ce qu’ils subissent, tant la défaite est immédiatement ordonnée sous des catégories qui ne sont pas les siennes. Dénoncée comme accidentelle. Oubliée sous la promesse d’une victoire future. Perdue dans le ressentiment. Vengée par l’orgueil que l’on met trop souvent à perdre avec panache. Etouffée par l’amour qu’on en vient à lui porter, à porter sa défaite en sautoir, ou par ce que Freud nommait le bénéfice secondaire de la maladie. Consolée par de petites joies. Relevée dans la figure inversée et complaisante du loser, par quoi l’on se bricole une identité de vainqueur à l’envers.
Ainsi défaite et victoire sont-elles, de toute nécessité et tout au long de l’histoire, dans un rapport asymétrique : en termes kantiens, on dirait que la première est comme la ratio essendi de la seconde, mais n’est pourtant connue que par elle, et par là méconnue, tant une contre-victoire n’explique pas une défaite. Aussi l’événement de la défaite est-il comme adjacent au jeu des causes qui font et défont les vainqueurs, distribuent médailles et pouvoirs. De là l’impression d’un destin, d’une défaillance qui s’origine plus loin que notre vie présente — « j’ai renoncé avant de naître, c’est pas possible autrement » (Beckett). Ce qui, évidemment est faux : la défaite n’a pas cette noblesse, tout la rend évidente, après coup.
(Exemple : notice « jeu de Go ») «Rin Kai Ho, un monstre sacré du jeu de Go, a perdu une partie ainsi. Il a joué un coup sans voir que son adversaire pouvait donner une mauvaise forme à ses pierres. Après, pendant toute la partie, chaque fois qu’il voyait la forme de ces quatre malheureuses pierres, lui venait la nausée, et son oeil voulait voir et revoir encore et encore ces pierres, fasciné par l’horreur et le dégoût qu’elles inspiraient. « Comment, moi qui ai eu de si bon maîtres, moi que tant de gens estiment talentueux, ai-jeu pu jouer ce coup hideux ? » La honte était trop forte pour que l’envie de gagner, malgré tout, puisse reprendre le dessus».
(A propos de l’enjeu) La défaite, absente de tout bouquet, travaille pourtant l’histoire, la double d’une obscurité qui tord le ventre, et qui aspire. Comment la défaite du Sud travaille Faulkner, par exemple. Comment Artaud reste effaré des encouragements de Jacques Rivière : « allez-y, encore un effort, vous arriverez à écrire de bons poèmes ». Comment les insurrections s’échouent dans le pouvoir nouveau qu’elles suscitent. Comment le communisme devrait travailler, suivant Benjamin toujours, à rédimer la honte des générations passées plutôt qu’à assurer la gloire des générations futures. Etrange rédemption, d’ailleurs : on pressent qu’il s’agit là de tout autre chose que d’assurer, enfin, une victoire, une relève, une postérité. Mais quoi ?
(Lexique) Il y a peu de mots pour décrire ce que fait la défaite, lorsqu’elle est à ce point totale qu’on ne saurait la dire splendide. La déception, l’amertume, la vexation ou le haussement d’épaule n’en rendent pas raison. Je vois un seul adjectif, en langue française, qui s’approche de ce qu’il faudrait dire (penser à lui réserver une entrée spéciale, dans l’encyclopédie) : être « catastrophé ». C’est un mot ridicule — on voit de grands mouvements de bras, un air sinistre jusqu’au comique, etc. C’est un mot juste, pourtant : à peine subjectif, pas du tout moral, qui décrit un peu lourdement comme le font les participes passés l’écho présent et durable d’une cause extérieure, mais intériorisée par celui qui la subit jusqu’à se fondre dans son être même. Le comique du mot vient alors de la disproportion exorbitante entre la cause en question, la catastrophe, et le sujet commis à s’y reconnaître, sujet du même coup distendu, dispersé en petits fragments d’avoir à digérer une si grande chose.
Ainsi Lévi-Strauss raconte-t-il (double défaite) avoir imprudemment exposé aux yeux d’une tribu les peintures rituelles qui ornaient l’intérieur de la maison des hommes. La tribu, sidérée, se dispersa dans la forêt en atomes hagards, individus individuels qui ne se virent plus, on peut l’imaginer, qu’en de rares occasions, et durent se fuir mutuellement le reste de leur pauvre existence. L’ethnologue en resta contrit, et en fit un livre. Mais la tribu, elle, en fut catastrophée.
Un livre donc, une encyclopédie, essaierait de recueillir tout cela. Parce que les encylopédies rassemblent le progrès du savoir, de l’esprit et des efforts de l’homme, celle-ci aurait un air étrange, sur les rayons d’une bibliothèque. Un air un peu penché. On l’ouvrirait parfois, au début, en quête de piquantes anecdotes. On la refermerait déçus. Bientôt, on n’y penserait plus.
Mathieu Potte-Bonneville