Première publication : Vacarme n°30, février 2014.
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Pour Alice Zeniter.
C’est toujours la même chose : sur trois, ne reviennent aisément que l’un, puis l’autre ; impossible de n’avoir pas le troisième sur le bout de la langue, quitte à remâcher longuement son absence, à l’attendre comme le messie, les yeux au ciel. Prenez, tenez, les Pieds Nickelés : Filochard d’accord, Ribouldingue oui, mais l’autre ? Psalmodier les deux premiers comme un mantra ne suffit pas à attirer le troisième. C’est trop fort tout de même. Sur trois coureurs, toujours, l’un s’abstient de l’échappée, rentre la tête quand les autres se poussent du col, prend la part de l’oubli sans que l’on sache bien s’il s’y trouve, s’y perd, s’y sacrifie, si le bout de cette langue lui fait un terrier ou une tombe tant le statut des limbes et la félicité qu’elles procurent demeurent énigmatiques. Sitôt que l’on voudrait en penser quelque chose, statuer sur cet oubli, voilà que l’on oublie, vous disiez quelque chose ? Le silence se fait, le troisième reste seul. Est-ce qu’il s’y trouve bien ?
Michael Collins est un brillant troisième. Brillant : diplômé ès sciences de l’Académie Militaire de West Point en 1952, il fréquenta brièvement Harvard, fut en vrac docteur honoris causa d’une demi-douzaine d’Universités. Mais troisième : son nom ne vous dit rien. Collins est ce que l’on pourrait appeler un natural born third : intégré au troisième groupe d’astronautes recruté par la NASA en 1963, il fit partie en juillet 1966 de la mission Gemini 10, laquelle dura trois jours et battit un record mondial d’altitude – Collins devint par la même occasion le troisième « spacewalker » de l’histoire des Etats-Unis pour de brèves échappées, au bout d’un tuyau flexible, dans un scaphandre raide et le noir de l’espace (ici, mettez vos mains en cornet, pincez le nez avec les pouces et nasillez en soufflant yeahrodger-cwhhhhoneaonerodgercwhhhh). C’aurait pu être son heure de gloire, n’était la consécration à venir : Apollo 11, Mecque des troisièmes, médaille de bronze de l’éternité. Le 16 juillet 1969, Collins prit place au sommet de la fusée Saturn V, aux côtés de ses deux compagnons – vous connaissez leurs noms, et la scène, mais songez brièvement à l’inextricable mélange de folie et d’étroitesse militaires qu’il leur fallut à tous pour s’asseoir au bout de cette chose tellement verticale, poussières dans une tête d’allumette dont seul le bois devait flamber. Environ deux jours plus tard, la petite tête phosphorée se plaçait en orbite autour de notre lune, et deux des trois particules scaphandrières voletèrent le long du tunnel qui les reliait au LM (prononcez lem). Collins ne prit pas le tunnel, restant aux commandes, contrôlant de la cabine orbitale le décrochage de l’engin. Une descente mouvementée attendait ce dernier : panne de l’ordinateur, code 1201, système de navigation HS, aire d’alunissage manquée, jauges tentées par le rouge. Pendant ce temps, Collins tournait. Dans le LM : improvisation, space landing au jugé. Base, enfin, de la Tranquillité. Petit pas, giant step, Nixon au bout du fil, et le drapeau amidonné comme un col de chemise. Pendant ce temps, Collins attendait. La scène fut, dit-on, vue par un milliard de téléspectateurs : mais autour de ceux-là, l’événement gravitait comme tournait l’astre qui lui servait de décor ; fait en somme pour eux, exaltant à leurs yeux la puissance américaine, les invitant à s’y reconnaître. Collins parcourut, lui, une rotation inverse : en orbite autour de ce moment d’histoire, exposé à son attraction, il s’en trouva par là rigoureusement exclu, se tenant en somme là où il ne serait jamais, soustrait de l’événement auquel il prenait part. Satellite au carré. Faut-il s’en étonner ? On dit que Collins écrivit lui-même ses quelques livres, salués comme les meilleurs du genre. Que ce genre soit celui du témoignage-d’astronaute-ayant-participé-à-une-mission-lunaire en limite certes le mérite, en restreignant la concurrence ; rien de surprenant, toutefois, à ce qu’une aussi impérieuse distance trouve ses échos dans l’écriture. La mission lunaire dura un peu plus de vingt et une heures : presque une journée terrestre, et plusieurs tours de lune. Collins eut beaucoup de choses à faire ; j’aime penser, tout de même, qu’il s’assoupit quelques secondes et se réveilla en sursaut.
A l’inévitable question, alors : « Comment n’a-t-on pas sa vie brisée d’avoir presque posé le pied sur la Lune et de devoir le raconter, des centaines de fois, jusqu’à son dernier souffle, aux enfants des écoles ? », certains invoqueront la responsabilité, l’exaltation du travail d’équipe ou la conscience du devoir. D’autres, hypothèse plausible, soutiendront qu’il n’y tenait peut-être pas tant que ça, à marcher sur la Lune. J’ajouterai ma propre conviction : si l’on veut savoir ce qui a sauvé l’âme de Michael Collins – ce qui sauve à jamais l’âme de tous les troisièmes –, il faut imaginer la joie d’avoir enfin, vingt et une heures durant, la fusée pour soi seul.
Mathieu Potte-Bonneville