Première publication : Vacarme n°33, octobre 2005.
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– Je suis du cirque.
J.Irving, Un enfant de la balle.
Pourquoi John Irving a-t-il cessé d’écrire de bons livres ? Non pas cessé d’écrire : ses derniers opus en date, Une veuve de papier et La quatrième main, totalisaient leurs seize cent pages, et Until I find you, non encore traduit, ne semble guère plus maigre ; mais le premier récapitulait les livres antérieurs, le deuxième s’émiettait en morceaux épars, le dernier on ne l’a pas lu, on appréhende un peu. D’où la question, dont on voudrait pourtant écarter tout jugement à l‘égard d‘un auteur qu‘on admire. La poser, plutôt, comme on demanderait ce qui de la folie de Nietzsche tient encore à sa philosophie, ou quelle route relia pour Rimbaud Charleville à Harrar – sans même avoir, dans le cas qui nous occupe, à se cogner le sublime : la médiocrité tardive d’un écrivain de toute façon riche, prolifique et amateur de lutte gréco-romaine n’a ni la hauteur du penseur effondré, ni celle du poète devenu trafiquant. Elle a dans sa sobriété, ou dans l’absence d’ostentation de sa mélancolie, quelque chose d’une sagesse.
Encore faut-il admettre qu’Irving en écrivit tantôt, de bons livres : à quoi ne suffisent ni le rappel du succès public, ni les adaptations cinématographiques d’une constante nullité (y sévirent successivement Robin Williams, Jodie Foster et Tobey Maguire, c‘est dire). Décliner les éléments de cette écriture semble suffire à la disqualifier : d’un roman d’Irving, on attend rituellement, et en un fort volume, le portrait d’un looser, le tableau d’un univers dont le disparate paraît accentué dans le seul but d’exalter l’habileté du scénariste à en maintenir l’unité, l’examen d’une question morale majuscule (le Désir dans Le Monde selon Garp, l’Avortement dans L’œuvre de Dieu la part du diable, la Foi dans Une prière pour Owen), à quoi s’ajoutent en alternance, parfois simultanément, un ou plusieurs nains, un ou plusieurs ours. Mais une telle énumération laisse passer l’essentiel : le geste et le problème qui nouent ensemble ce bric-à-brac ; on nommera le geste suspens, et le problème prévenir.
Le geste a trait aux conditions mêmes du roman : s’il s’agit de décrire le monde comme hétérogène en mouvement, dont les heurts composent et décomposent des figures passagères, et s’il n’est pas de point fixe depuis lequel ce monde pourrait être aperçu, écrire suppose un coup d’arrêt – un brusque ralentissement qui, sans autre raison qu’une modification des vitesses relatives, crochète la poitrine et la tire soudain infiniment vers l’arrière cependant que se précipitent autour de soi en vagues successives nains et ours, mariages, meurtres, exils, amours. La littérature comme coup du lapin, comme ce qui continue quand quelque chose s’arrête. Aussi les personnages d’Irving, aux noms étranglés par le coup de frein qui creuse leur existence – Bogus, Garp, Homer, Daruwalla – souffrent-ils moins de névrose ou d’encombrement que d’un brusque suspens, lequel les institue en spectateurs d’eux-mêmes, et pousse autour d’eux tout un bourgeonnement d’intrigues dans l’énigme, maintenue jusqu’au bout, de ce qui pour eux s’est un jour arrêté.
Le problème, dès lors, est celui du sens éthique d’une telle vision, de ce que l‘on peut faire de ces appels à la prudence qui scandent, dans chaque roman, la survenue de catastrophes inéluctables, ou de ces phrases (« Je crois que nous sommes en train de devenir mauvais », dit Homer), phrases d’une justesse un peu sentencieuse mais dont on ne sait trop si elles valent constat ou exhortation. « J’écris pour prévenir », aurait un jour répondu Irving à qui voulait l’entendre. Prévenir, on le sait, signifie : « alerter de ce qui va venir », « empêcher que cela advienne » , selon une conjonction dont, du même coup, chaque terme dément l’autre, formant le dilemme classique de Cassandre. Encore Cassandre parlait-elle le langage commun de la cité, de plain-pied avec les paroles qui influent et décident ; l’écriture d’Irving sait se contenter, elle, à la fois comme version et comme contrepoint du tragique, du sérieux dans le ridicule de qui glapit « fais attention ». Ni ce sérieux, ni ce ridicule ne sont sans vérité.
On voit alors se profiler la question de l’écrivain – ce qu’il faudrait nommer son boîtement, sa claudication propres. Car le mouvement d’écrire se condamne à trahir à la fois, là même où il les assume, le geste du suspens et l’obligation de prévenir : parce qu’il tâche de donner carrière à ce qui n’est en soi qu’arrêt et renoncement intérieur, ou de tirer son élan de l’immobilité même ; parce qu’ainsi s’efforçant, suant et soufflant, il sait n’aider personne. Moitié ours, en somme, et moitié nain. Equation pour laquelle, à bien y regarder, chaque roman d’Irving décline une figure : ici un écrivain dont l’essentiel de l’œuvre est d’avoir cessé d’écrire (Garp) ; là une écrivaine qui n’y sera jamais parvenue et en meurt, laissant un petit mot (« Trop petite, voilà tout » – L’Hôtel New Hampshire) ; ailleurs un doctorant qui ne trouve la force d’écrire qu’à écrire autre chose que sa thèse (L’épopée du buveur d’eau). Or il se trouve – cela arrive – qu’à cette équation réputée insoluble Irving a trouvé sa réponse ; encore lui fallut-il, pour cela, quitter le Maine pour l’Inde, aventurer son plus beau roman sur des routes où son public ne le suivrait pas, faire de la littérature un gros homme exilé, ni d’ici ni d’ailleurs mais « du cirque », un parsi canadien comme, chez Kierkegaard, le chevalier de la foi est un bourgeois allemand. « En quels termes se rappellerait-on le Dr Daruwalla, un jour ? Bon médecin, bien sûr, bon père, homme de bien en général quoique écrivain sans grandeur » (Un enfant de la balle). Solution de « l’écrivain sans grandeur » ; de qui consent, une fois traversées les impossibilités symétriques de l’œuvre et de son absence, de la fatalité et de l’engagement, à seulement continuer d’écrire – et de pas très bons livres. Un enfant de la balle est à ce titre le dernier livre de John Irving, celui qui tout à la fois rend superflues les tentatives ultérieures et leur donne pleinement sens, bénissant leur médiocrité. En grec, suspens se dit skepsis : la faiblesse d’Irving est une sagesse sceptique.
Mathieu Potte-Bonneville