Première publication : Vacarme n°27, février 2014.
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Le problème, c’est que je ne parviens pas à décider s’il y a là, ou non, une bonne nouvelle.
La faune de Burgess, ainsi nommée d’après l’à-pic qui la surplombe et la contient, dont les pentes effritées la lèvent très haut contre le ciel de Colombie Britannique (elle qui dut plutôt être terreuse, faune de mares et de talus, cliquetant, respirant sous les pierres), la faune de Burgess donc est connue, palpée, décrite depuis 1909 : avec des effleurements, des carnets de croquis et de petits pinceaux, j’imagine. Avec la pulpe prudente des doigts pour en éprouver les striures, le bombé, avec la pointe d’un crayon gris taillé très fin et des lumières rasantes pour faire voir, en allongeant l’ombre portée de telle arête de schiste, ce qui fut mâchoire, annelure, sclérite, appendice préhenseur, pince, armure, béquille, ou au contraire nageoire, corolle, frise, trompe, tige flexible, bouche circulaire, branchie. Un monde de frôlements et de dévorations (anomalocaris, qui nageait et pouvait faire jusqu’à un mètre, dut être selon l’expression consacrée « la terreur cambrienne »), mais figé, à flanc de montagne.
Ce sont là des fossiles, exceptionnels à plusieurs titres. D’abord parce qu’une coulée de boue, où s’origine toujours le schiste, dut cette fois les enfouir si vite qu’elle arrêta la décomposition et le travail des nécrophages, conservant les parties aisément corruptibles, permettant d’observer, outre les bêtes carapaçonnées, au moins 87 genres d’organismes à corps mou, et jusque dans leurs détails les plus fragiles – par exemple les cinq yeux sur la tête d’opabina, tête que prolongeait une trompe frontale, elle-même terminée par une pince dentée. Cinq yeux, cela n’est pas fréquent, ni ce style de trompe. Or voici le point : la faune de Burgess, brusquement apparue voici 528 millions d’années, disparue à peine 18 millions d’années plus tard, introduit dans ce que l’on savait jusque là de l’évolution du vivant un invraisemblable dispars, un désordre qui est prolifération d’ordres. Un tel excès de formes empêcha d’ailleurs longtemps la juste évaluation de cette faune. En bonne logique darwinienne, on essaya jusqu’aux années soixante d’y reconnaître, par rétrospection, les formes plus frustes (puisqu’antérieures) de descendants actuels, héritiers dont la sélection naturelle aurait du accroître la complication sans modifier pourtant la disposition fondamentale, le plan anatomique, ce que l’on nomme le phylum. On essaya – on n’y parvint pas.
On dut alors admettre que dinomischus, animal juché sur une tige évoquant la pâquerette mais doté, au fond du calice, d’une bouche et d’un anus, ou hallucigenia, ses sept paires de pattes et ses sept paires d’épines, constituaient bien d’autres phyla, non espèces le long d’embranchements connus mais autres branches sans descendance, autres plans griffonnés à même le vivant et aussi vite abandonnés. Ainsi connaissions-nous, par exemple, quatre types d’arthropodes : les trilobites (disparus), les crustacés, les chélicérates (araignées, scorpions) et les uniramés (autrement dit : tous les insectes). La faune de Burgess en révèle vingt de plus, pris dans des cuirasses compliquées, que leur distribution anatomique interdit de réduire aux autres et qui n’ont pas survécu. Quarante formes, entièrement hétérogènes aux taxinomies existantes, attendent encore d’être situées ; la paléontologie, qui parle volontiers latin, a pour elles un nom splendide : ce sont des problematica.
Aussi la science du vivant est-elle aujourd’hui confrontée au souci de réinscrire l’ancienne perspective, linéaire, procédant du simple au complexe et valide pour les temps courts, dans le cadre plus large d’une logique explosive-restrictive : dynamisme où apparaissent d’abord, et sur quelques secondes de l’histoire de la vie (10h37, sur une horloge qui sonnerait aujourd’hui les douze coups de minuit) une grande dépense de formes, à chaque espèce son schéma ; expériences qui pourtant s’éteindront aussi vite, ne laissant subsister que deux ou trois plans d’organisation stéréotypés, repris par la totalité des organismes ultérieurs. Appauvrissement brutal des genres, dont procède la diversité des espèces : nous sortons d’une décimation et, depuis le Cambrien, aucun embranchement ne s’est plus inventé. En bref, là où Darwin dressait le tableau d’une expansion continuée, il nous faut reconnaître, sur le fond d’une vie en excès et après un combat très bref, la victoire de la variation sur la disparité.
Le problème, c’est que je ne parviens pas à décider s’il y a là, ou non, une bonne nouvelle.
Mathieu Potte-Bonneville