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Traces
Du sens historique.
Posted in Formes brèves 4 min read
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Première publication : Vacarme n°13, 2000/3.

« La connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le sauve ».

Walter Benjamin.

Il y a un homme, impossible de remettre la main sur son nom, je l’ai seulement croisé à la télévision (lui dedans, moi devant, ce qui ne simplifie pas les échanges), un homme donc, dont le métier consiste essentiellement en l’étude des traces de pas d’enfants préhistoriques. Il y a de beaux métiers.

Cet homme est parfait. Rigoureux, soucieux de peser ses paroles, avec ce pli de concentration un peu triste sur le front, ce rien de véhémence sous une syntaxe régulière à quoi l’on reconnaît le scientifique, d’avance impatienté de ce que son discours, pourtant méticuleux, pourrait encore comporter d’approximatif. L’âme en mal d’abstraire, l’oeil rivé sur le bord exact des faits, l’homme n’évoque pas sa passion, ne se paie pas de mots, ne nous fait pas le coup du lyrisme des aubes — il parle sols, tassements et calcite.

Il parle de la grotte Chauvet, investie par les hommes voici 32000 ans, dont les fresques deux fois plus anciennes que celles de Lascaux constituent, à ce que j’ai compris, le plus ancien témoignage d’une activité artistique et rituelle découvert à ce jour. Lui ne parle pas des peintures, mais, plus bas, de cette trace de pas fixée dans l’argile et dont les dimensions, longueur et largeur, laissent supposer un garçon d’une dizaine d’années. La trace a fait grand bruit : un pied d’enfant, pensez donc, la transcendance de la station droite alliée à la fragilité du premier pas de l’homme, on voit même ses orteils. Lui corrige : d’abord, des pieds, il y en a deux. A droite et en amont, l’empreinte d’une glissade, en ornière jusqu’à l’ovale enfoncé du talon, puis à gauche, la fameuse trace, dont la marque légèrement allongée des orteils indique à coup sûr que l’enfant s’est rattrapé, rétabli comme il pouvait après son dérapage. Talon droit, orteils gauches — la marche est une chute contenue. Attentif aux séries, l’homme prolonge : si l’on regarde bien, on peut suivre le parcours emprunté par l’enfant depuis cette plaque de calcite, ici, jusqu’à cette autre, là. Aux deux extrémités, la roche trop dure interdit de poursuivre. L’enfant semble d’ailleurs avoir plusieurs fois suivi cette même ligne : quatre-vingt centimètres au-dessus, la paroi légèrement en débord est noircie, comme si l’on y avait souvent mouché une torche, avant d’entrer dans les premières salles ornées. L’enfant se faisait discret, peut-être.

L’homme ne s’en étonne pas : il n’y a de science que des régularités, et justement, ces traces enfantines, pour être plus nettes qu’ailleurs, ne sont en rien exceptionnelles, au point de former un domaine autonome de recherches et d’enquête, son champ de compétences depuis quelques années. Un peu partout, dans le monde, l’étude des sols a mis au jour pareilles empreintes. « Dans une autre grotte française, explique l’homme, j’ai pu suivre la trace d’un enfant poursuivant un renard ». Pourquoi ? Très simple. Les hommes, les adultes, passent toujours aux mêmes endroits, en file indienne, au centre, là où c’est praticable, et où d’ailleurs les découvreurs repassent à leur tour, tout naturellement. Chaque trace, alors, efface la précédente, creuse un chemin profond où il n’y a rien à voir que la continuité d’un passage, que le labeur du jour. Il a aussi son intérêt et sa beauté, sans doute ; mais dans la grotte Chauvet, à cet endroit-là, on a mis un tapis à l’attention des chercheurs. Il faut bien marcher quelque part. Les enfants, à l’évidence, passent ailleurs, circulent autrement. Courattent, comme on dit dans le Midi. Se coulent là où le plafond est à quatre-vingt centimètres. Font des écarts, ici une incursion à peine tolérée dans le lieu du rituel, là une glissade récupérée en vrac. Mouchent leur torche n’importe où, et se font engueuler. Doublent la ligne droite des adultes d’un contrepoint erratique, discontinu, en saccades. Poursuivent des renards. On voit encore, une à une, leurs traces.

Je ne sais pourquoi mais écoutant cet homme, j’ai repensé à une phrase lue ailleurs, du cinéaste Chris Marker. « On compare souvent, disait-il, le communisme aux dinosaures et à leur fin brutale. Mais regardez ce qu’il est arrivé aux dinosaures : maintenant, les gosses en sont fous« .

Mathieu Potte-Bonneville


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