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Mauvais traitements
Sur Grégoire Chamayou, Les corps vils - Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles.
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Première publication : L’Humanité, 21 janvier 2009

Tenofovir me fait vomir : c’est avec ce slogan que l’association Act-Up protestait, voici quatre ans, contre l’essai thérapeutique de cette molécule anti-VIH. Organisé par le laboratoire Gilead et la fondation Bill Gates auprès de 1200 prostituées séronégatives réparties dans trois pays d’Afrique noire, l’essai prévoyait de distribuer la molécule à la moitié d’entre elles, cependant que l’autre recevrait un simple placebo – ce, de façon à comparer après un an le nombre de personnes devenues séropositives dans chacun des deux groupes. Opposition, tragique mais inévitable, entre la rigueur de la science et le souci des individus ? Pas seulement, soulignaient les militants qui dénonçaient le choix d’organiser cet essai en Afrique, dans des pays où l’accès au soin est difficile, et auprès de prostituées que leur métier rendait vulnérables, laissant ainsi espérer au laboratoire un taux de contamination significatif sans avoir à supporter le coût de cohortes trop importantes. Sous les abstractions jumelles de la Science et de la Conscience, s’esquissait un usage bien compris des inégalités : « Pour Gilead et la fondation BBG, la vie d’une femme africaine ne vaut pas celle d’une femme occidentale », concluait Act-Up.

L’ouvrage de Grégoire Chamayou fait davantage que de restituer l’arrière-plan historique de ces questions brûlantes : il place ces petits calculs au coeur du développement du savoir médical, et réinsère du même coup ce dernier dans le paysage d’affrontements sociaux et de jeux de pouvoir dont s’est tissée sa construction depuis le XVIIIe siècle. Au coeur du livre, une thèse : dès lors que la connaissance médicale exige de faire du sujet humain un objet d’expérience, elle suppose que soient sélectionnés ceux qui, dans la société, seront ainsi soumis aux rigueurs d’une observation, aux risques d’une intervention, aux hasards d’une inoculation. Double problème, que masque d’ordinaire la formule rassurante selon laquelle l’art médical serait intervention « de l’homme sur lui-même » : quels hommes, au juste, sont ainsi concernés ? Comment, et au nom de quoi, se voient-ils ramenés à ce statut de moindre humanité qui autorise à prélever sur leur corps une part de savoir au bénéfice de tous – c’est-à-dire, le plus souvent, des autres ? Proverbiale dans la tradition médicale, la formule experimentum in corpore vili sert alors de règle à l’exploration de l’histoire. Décrivant comment ces « corps vils » ont été recherchés tour à tour chez les suppliciés, dans la masse confuse des populations , dans le cercle plus étroit des indigents et des précaires ou auprès des peuples colonisés, Grégoire Chamayou égrène aussi la litanie des paradoxes venus cautionner pareils choix : la difficulté étant toujours d’expliquer que ces corps soient assez humains pour que leur examen soit instructif, mais assez éloignés cependant de la norme commune pour qu’on s’autorise sur eux des regards et des gestes inacceptables chez les autres.

Mettre au jour cette distribution régulièrement inégalitaire des sujets et des objets du savoir médical ne revient pas, pour autant, à en réduire l’histoire à un défilé immobile, ou se succèderaient à la même place condamnés, pauvres, prostituées ou esclaves. Chemin faisant, Chamayou fait lever au contraire trois séries de transformations. Transformations sociales, d’abord, puisqu’une grille de lecture marxienne vient à la fois réintroduire le rapport de classes dans l’histoire de l’expérience clinique, souligner combien les effets sur les corps des transformations du travail offrent à la médecine du XIXe siècle comme une expérience à ciel ouvert, et déceler derrière la figure du patient consentant la silhouette du « travailleur libre », devenu propriétaire de lui-même pour se mieux céder, troquant la disponibilité de son corps contre les soins qu’on lui prodigue. Transformations politiques ensuite, puisque l’articulation de la démarche expérimentale sur les corps épouse les flexions de ce que Michel Foucault aurait appelé la « gouvernementalité » : la « variolisation », première expérience de masse, coïncide ainsi au XVIIIe siècle avec le projet libéral d’une gestion des populations, comme si la découpe politique des sujets à circonvenir et la définition par la science de ses unités de compte se répondaient profondément. Transformations éthico-médicales enfin : loin de réduire mécaniquement le savoir médical à un effet de conditions sociales antécédentes, Chamayou insiste sur l’effet en retour de ses préoccupations scientifiques sur les modalités de son organisation sociale, et sur sa capacité à faire naître des problèmes moraux neufs.

Là est sans doute, d’ailleurs, la force et l’originalité de ce livre. S’il entend démystifier l’abstraction d’un certain discours « bio-éthique », Chamayou ne ravale nullement les débats éthiques au rang de masques ou de prétextes, pour une histoire qui se jouerait sous eux et sans eux : il en enrichit au contraire la compréhension, en expliquant comment l’histoire offre non seulement des objets (tels le placebo ou l’essai en « double aveugle »), ou des institutions (tels l’hôpital ou le camp), mais aussi des alternatives et des ambiguïtés que nous ne sommes pas dispensés de trancher. L’intransigeance de Kant à l’égard du mélange des genres entre science et punition, ou l’opposition de Condorcet à une politique d’Etat qui prétendrait imposer la santé publique au mépris des libertés publiques, servent de balises dans cette histoire : ils nous ramènent à des débats actuels qui, d’être à la fois moraux, sociaux, institutionnels, ne sauraient se jouer dans la seule conscience des médecins sans être portés, en même temps, dans l’arène politique.

Mathieu Potte-Bonneville


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