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Politique du rembobinage

Sur Be Kind, Rewind de Michel Gondry.

Sur Be Kind, Rewind de Michel Gondry.

Première publication : Mediapart, 25/3/2008.

Be Kind, Rewind est d’abord un film étrange, et qu’on a le droit de ne pas aimer, au-delà d’un plaisir sans conséquence pris aux scènes burlesques comme au mélange d’abattage et de finesse de jeu des acteurs principaux (Mos Def un peu étranglé par son Œdipe, Melonie Diaz en jeune première un peu moustachue et Jack Black excellent à camper un freak pas forcément sympathique).

On a le droit de ne pas aimer ce film, d’abord, par sa manière de tricher un peu, en insérant son éloge du bricolage dans une forme cinématographique elle-même plutôt « léchée », où les moyens ne semblent jamais contraindre le réalisateur à user des mêmes expédients que ses personnages. Le principal agrément du film consiste à s’émerveiller des « effets spéciaux » que les deux vidéastes amateurs inventent avec les éléments qui leur tombent sous la main, rafistolages dont on peut apprécier simultanément l’imperfection et l’effet (mention spéciale, ici, pour le tapis d’activités Fisher-Price figurant les rues d’une ville, et utilisé pour figurer le sol vu du haut d’une tour – irrésistible). Du même coup, on a le droit de s’agacer de la façon dont Gondry, tournant cela, prend lui-même soin de respecter dans ses propres images les formes et les canons du cinéma hollywoodien ; on se prend à le soupçonner après-coup, en repensant à la mise en scène très en aplats du début du film, d’avoir sciemment ajouté dans sa direction d’acteurs une touche de cinéma indépendant, comme on pimente une cuisine au fond assez standard.

A cela, s’ajoute une deuxième raison de se méfier du film, qui tient à son parti-pris anachronique. Be Kind, Rewind soulève des questions somme toute très actuelles : celle de la capacité de tout un chacun de devenir producteur et diffuseur d’images, celle de la façon dont la circulation et le partage des vidéos fabriquent des communautés alternatives au public individualisé et homogénéisé des médias de masse, celle de la propriété intellectuelle comme arme des majors. Mais pourquoi alors, pourquoi donc poser toutes ces questions nées de l’explosion du numérique, en ressuscitant et glorifiant ce qui fut au contraire l’un des supports majeurs de la colonisation visuelle par les studios hollywoodiens : la cassette VHS ? L’opposition, qui polarise l’intrigue, entre le gros loueur de DVD sans âme et l’héroïque petite boutique de VHS, relève à cet égard d’une curieuse façon de rabattre les débats touchant à l’usage des images, sur un scénario fort classique : celui de l’affrontement, joué d’avance sauf miracle, entre une forme condamnée mais communautaire et un « progrès industriel » deshumanisant. Ce rabattement a un coût : en occultant le fait que la communauté des producteurs-visionneurs d’image est peut-être (pour le meilleur ou pour le pire) non le passé mais l’avenir, il coule dans la nostalgie ce qui pourrait être une lecture de l’immédiat contemporain. Il y a à cet égard quelque chose d’un peu vertigineux à lire, au générique de fin, que les « remakes » de films tournés par les personnages peuvent être visionnés sur le site du film ; du VHS au streaming, cette annonce dément bien l’idée qu’en matière de latitudes donnée aux spectateurs, la mauvaise monnaie serait vouée à chasser la bonne.

Nostalgie hors de saison, attention aux gestes minuscules, et forme cinématographique mainstream qui dément ce qu‘elle prétend défendre ? On serait prêt à diagnostiquer dans Be Kind, Rewind un syndrôme Amélie Poulain, si le film n’appelait une lecture plus charitable : voir dans son passéisme du film non un choix de facilité, mais une forme de réminiscence, une manière de convoquer l’intrigue de tant de séries B louées dans tant de vidéo-clubs (effet de palimpseste qu’accentue la présence grand-paternelle de Danny Glover, dont le spectateur passe la séance à se demander où on a bien pu le voir avant de reconnaître en lui la moitié de L’Arme fatale 1,2,3,4, auxquels on prit autrefois un plaisir inavouable et vif). L’apparente paresse de ce choix narratif pourrait bien renvoyer, du coup, à la question véritable du film, et de Michel Gondry : celle de la mémoire, comme lieu d’affrontement, de captures et de fuites entre la culture de masse et ses réappropriations singulières. C’était déjà le sujet d’Eternal sunshine of the spotless minds : la mémoire comme ce lieu où la normalisation sociale se prolonge jusqu’à l’intimité des imaginaires, mais s’expose du même coup à l’infidélité des souvenirs et à leurs réinventions digressives. C’est ce que dit le rewind du titre, décalquant l’avertissement collé sur les cassettes (et que nul, à ma connaissance, n’a jamais suivi) : étant entendu que notre mémoire est colonisée par les formes et les productions culturelles de masse, la question est de savoir si la remémoration de celles-ci est condamnée à suivre une ligne de normalisation croissante (comme chez le loueur de DVD, les films ne se rangent plus qu’en « action » ou « comédie »), ou si ces images se laissent rembobiner autrement, dans un jeu où les infidélités de la mémoire convertissent les scènes vues en répertoire collectif d’actions burlesques, en appel à jouer avec ce que l’on se rejoue.

L’hypothèse du film serait alors celle-ci : si l’on n’est pas forcément voué, dès lors qu’on se rappelle des mêmes épisodes, dialogues, gimmicks (et de L’Arme fatale 1,2,3,4), à s’attendrir ensemble sur ces bribes passées (dans cette sorte de larmoyant karaoké qu’est devenue l’évocation de la mémoire cinématographique ou télévisuelle), c’est peut-être justement parce que ces souvenirs ne se donnent que par bribes, nous obligeant pour les convoquer à les réinventer un peu. Michel Gondry dit avoir demandé à ses acteurs, durant le tournage, de ne surtout pas revoir les films dont ils se préparaient à re-tourner la version bricolée, de manière à réinventer leurs scènes « de mémoire ». Cette approximation est tangible et précieuse à l’écran : elle laisse respirer, entre les mailles d’un film-sympa-et-malin, une hypothèse plus intéressante, hypothèse selon laquelle le propre d’une culture populaire est moins d’être fidèle à des traditions authentiques, qu’infidèle aux modèles qu’on prétend lui imposer, n’en retenant que fragments et morceaux, déguisant ses souvenirs et se déguisant en eux.

On ne serait pas loin, alors, de ce qu’écrit Pierre Macherey, commentant les Arts de faire de Michel de Certeau :

« La culture populaire, culture des dominés, n’est pas une autre culture, faisant bloc et s’opposant frontalement à la culture savante des dominants, mais une culture dans la culture, peut-être faudrait-il dire une culture de la culture, qui en déjoue les nécessités en jouant avec elles, et en les faisant jouer, au lieu de les appliquer à la lettre : c’est pourquoi, n’ayant pas elle-même la forme du système, elle représente cette marge dont tout système est impuissant à refermer la béance, béance dans laquelle s’engouffrent les tactiques qui permettent, sans le quitter, de prendre distance par rapport à lui, en en sortant en quelque sorte par l’intérieur ».


L’une des forces du film est aussi de poser assez nettement la question des limites de cette « culture de la culture », de cette latitude trouvée dans les interstices de la production de masse : parce qu’il y a des images et des récits dont il n’est pas sûr qu’ils se laissent jouer, des imaginaires dont on ne voit pas comment on pourrait faire un remake qui vaille (cf dans le film, les réticences de Mos Def à rejouer Miss Daisy et son chauffeur – un instant, on rit moins). Parce que cet usage des marges reconduit aux questions centrales, celle par exemple de la propriété intellectuelle comme mainmise des firmes sur l’usage fait de leurs récits. Parce qu’enfin, l’hypothèse d’une communauté que rassemblerait la production de souvenirs vagabonds, se heurte à l’incapacité d’avoir prise par là sur les structures de l’économie : les habitants du quartier ne réussiront pas à réunir l’argent nécessaire pour sauver le petit magasin de vidéos, et la belle double fin du film souligne que, pour croire à une issue heureuse et échapper à la démolition programmée, il faudrait pouvoir passer de l’autre côté de l’écran. Comme l’écrit encore (en bon marxiste) Pierre Macherey : le bricoleur de la culture, l’homme des arts de faire, « opérateur rusé de lui-même qui ne produit aucune œuvre capitalisable, se dégage de la nécessité de se soumettre aux contraintes aliénantes de la structure (…) Mais sa liberté, qui se déploie dans l’espace de son for intérieur, risque d’être purement métaphorique : elle n’est que l’envers d’une vie dont la réalité demeure en dépit de tout en proie à l’aliénation. ». Destin auquel Gondry, certes, échappe sans doute lui-même en se soumettant en partie aux règles du jeu mainstream. Be kind, rewind : film pessimiste, dont la nostalgie serait celle d’un cinéaste conscient de ses renoncements ? On aura tout vu.

Mathieu Potte-Bonneville


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