Première publication : The Brooklyn Rail, New-York, septembre 2016.
Lire sur le site du Brooklyn Rail.
Mai 2016, un petit village dans la région du Mâconnais. Sous un chapiteau, se tient un festival où alternent débats, lectures et conférences – de grandes voix font le déplacement, tentées par ce cénacle où l’on peut, quatre jours durant, prolonger une conversation interrompue la veille. Aujourd’hui, l’un des invités de marque a décidé de consacrer sa conférence à dire ses doutes sur la mobilisation de “Nuit debout” qui depuis plus d’un mois tente, place de la République à Paris, de rejoindre cette constellation des places dont l’énumération scande l’horizon contemporain – Wall Street, Tahrir, Taksim, Syntagma, Maïdan, Puerta del Sol. Notre historien sympathise, mais s’inquiète : il se méfie du romantisme de cette litanie, doute que cette rhétorique de la résistance et des insurrections minuscules parvienne à mordre durablement sur l’ordre politique et économique. La discussion est longue et vive : face à lui, des militants et sympathisants de “Nuit debout” discutent âprement la justesse du diagnostic, avec la minutie qu’il faut pour situer un désaccord sans verser dans l’anathème, pour contester sans s’excommunier. Au terme du débat, un constat : si l’on a pu parler ainsi, c’est que dans ce petit village caché entre les vignes, internet ne passe pas. Faute de signal, personne n’a donc pu tweeter, livestreamer, périscoper l’échange, c’est-à-dire le livrer à la critique de lecteurs d’autant plus vindicatifs et prompts à donner au débat un tour antagonique qu’ils n’ont pas, depuis leur loin, à assumer ensemble le maintien de cet espace de parole partagé. Dire que l’on n’est pas d’accord, mais s’entendre pour pouvoir le dire : cela avait été possible parce que, quelques heures durant, les smartphones s’étaient tus.
Si cette mince histoire m’intrigue,ce n’est pas simplement comme une fable édifiante sur les vertus de la communication directe. Le fait est que, à l’image de Nuit debout ou d’Occupy Wall Street, les mouvements d’occupation qui scandent depuis quelques années la revendication démocratique s’attachent à mettre en scène une présence : ils font surgir l’opacité des corps contre l’abstraction des processus financiers qui les mettent à mal ; ils contestent par leurs rassemblements des phénomènes d’exclusion ou de discrimination souvent individualisés, et par là invisibles ; ils affirment que le renouveau de la politique est à trouver dans la manière dont les citoyens se rendent présents aux autres, se parlent, se touchent, dans une immanence telle que les formes démocratiques ne se distingueraient plus de ceux qui les incarnent. C’est pourquoi la modération des débats a donné lieu à une gestuelle spécifique : un geste, c’est précisément ce point de convergence où, d’un même trait, un corps fait signe et un signe se fait corps.
Présence, donc. Mais ne nous y trompons pas : cette sorte d’épiphanie politique est, en même temps et contradictoirement, une scène – sa diffusion et sa répétition impliquent des technologies de la distance qui les traversent de part en part, par où circulent mots d’ordres et bonnes pratiques, exhortations, réactions, consignes, débats rediffusés, modèles et témoignages. Ici, la fable se complique : entre la place de la République et la bourgade du mâconnais, entre l’usage intensif que le mouvement Nuit debout fit des réseaux sociaux, et le soulagement de pouvoir un instant débattre en dehors de Twitter, la question n’est pas d’opposer le bruit de la ville et l’agora à l’ancienne, car tout porte à penser qu’il n’y a pas à a choisir. La question, en fait, est celle de la manière dont une politique de la présence est aujourd’hui rendue à la fois nécessaire et précaire, possible et impossible par les formes d’ubiquité dans lesquelles se déploie notre activité symbolique, intellectuelle, sociale, etc.
Cette question engage la philosophie. En quelques décennies une inversion s’est produite : voici trente ans, une part de la pensée s’attachait à mettre en question, avant tout, “la présence du présent” (Jacques Derrida) et l’accès aux choses mêmes promis par la phénoménologie. Elle décrivait un jeu où l’identité à soi des hommes et des choses apparaissait comme une concrétion provisoire, et où toute forme d’immédiateté se creusait de renvois hypertextuels l’affectant d’une part non-maîtrisable d’extériorité. Or à mesure que ce programme trouvait à se réaliser dans le réel mondial – sous un nom générique : Internet -, la philosophie de son côté entendait changer de disque, en finir avec la déconstruction ou de la généalogie, renouer (sous le nom de “réalisme spéculatif”) avec une pure présence de la pensée à l’être. Or pour moi l’enjeu serait plutôt, aujourd’hui, de déterminer comment produire, sur fond d’ubiquité numérique, des formes de présence au monde et aux autres qui ne soient ni nostalgiques ni seulement théâtrales, des modes d’irruption, de manifestation et de face à face dont les conditions, les effets, la sidération même restent à décrire.
Juillet 2016, une grande ville du sud des Etats-Unis. Une femme filme l’agonie de son compagnon, abattu par la police. La diffusion de la vidéo sur Internet suscite des effets encore incalculables à l’heure où j’écris. Je crois y reconnaître un certain nouage entre le témoignage direct et l’ubiquité, l’incarnation d’une vie comptée pour rien (black lives matter) et la circulation des signes. Présence, là encore : un homme s’est absenté.
Mathieu Potte-Bonneville