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La posture de l'écrivain
Sur Yoga d'Emmanuel Carrère.
Posted in Lectures 5 min read
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Ayant imprudemment, voici quelques jours, suggéré à propos de Yoga que nous tenions sans doute l’exemple d’un livre plus intelligent que ce qu’en sait son auteur, je me sens tenu d’en dire en deux mots quelque chose.

Le dernier livre d’Emmanuel Carrère est, comme il est maintenant devenu difficile de l’ignorer, divisé en deux parties principales dont l’une porte sur l’expérience de la méditation, l’autre sur la dépression sévère, versants d’une équipée dont l’auteur affirme la complémentarité, comme grandeur et misère, Yin et Yang, c’est le principe du livre, sa mince révélation. Le lecteur, quant à lui, est plus d’une fois tenté de juger ces expériences moins adverses que superposables – tant, première embardée du texte vis-à-vis de son programme, l’attention minutieuse portée par le méditant à l’air qui circule dans ses narines ressemble à s’y méprendre aux crispations obsessionnelles et aux crêtes maniaques qui précèdent la replongée. Peu de livres, à ce compte, auront été aussi précis sur la pratique de la méditation tout en portant autant à redouter d’y aller voir.

Mais surtout, si ces expériences ont à voir ensemble, c’est par leur manière dont, rigoureusement conçues et pratiquées, elles devraient congédier à la fois l’ego et le récit : l’une par en-haut (la méditation comme effort pour surmonter l’illusion de la subjectivité individuelle et la plate linéarité du temps), l’autre par en-bas (la dépression comme dislocation et comme trou de mémoire, comme suppression tendancielle et littérale, dans le suicide, du sujet et de ses rengaines). C’est cela donc qu’il s’agit, pour Carrère, d’écrire – non d’écrire tout entier, comme il le répète en invoquant la maxime sadienne d’une littérature faite pour tout dire, mais d’écrire tout de même : de sorte que l’ouvrage est parcouru par cette contradiction en acte, d’avoir à raconter et en première personne deux états-limites où cette possibilité même et les coordonnées qui l’organisent devraient être hors de saison.

Or voici le point : si le livre tient debout à sa manière claudiquante, et si son auteur ne s’y est pas englouti, c’est que l’ego et le récit demeurent là tout au long, et du départ, et malgré tout ; je veux dire que dès la décision fort peu brahmanique de faire un stage de méditation pour en tirer un livre, une increvable envie d’écrire (et de s’écrire écrivant) parcourt le texte ; la contradiction plusieurs fois évoquée, car Carrère n’est point sot, d’un sujet s’inquiétant de projeter son ombre portée sur les phénomènes qu’il observe ne suscite ni tragédie, ni relève dialectique : elle se distille ici en blagues, Monsieur et Madame Térieur ont deux fils, là en portraits, en name dropping, en choses vues. Il y a, parcourant le texte, comme la vision burlesque d’un écrivain prenant des notes en position du lotus, ou coulant et prenant des notes encore au mitan du naufrage : posture qu’on peut juger aussi sotte (car à quoi bon viser le satori ou sombrer dans la dépression si c’est pour y transporter avec soi son petit moi et ses histoires ?) que salvatrice, pulsatile, vivante car si Carrère survit et se survit, c’est sans doute qu’au plus fort des tempêtes psychiques couve la vieille intuition que cela ferait, fera, pourrait faire une bonne histoire, comme si veillait sur l’escarpement du texte la décision originaire de s’arrêter à mi-pente de l’absolu pour écrire une carte postale au refuge.

A ce compte, on pourrait dire que les éclats les plus insincères du livre, les plus visiblement faits pour charmer, amuser ou séduire le lecteur, font affleurer ce qu’il y a de plus vrai entre ces pages confuses ; au moment même où leur auteur touche le fond, ces anecdotes elles touchent au fond des choses, soit ce vif désir aveugle de raconter encore – comme le fait d’indiquer, à la première page, que cela va très mal finir puis de faire patienter le lecteur une centaine de pages durant témoigne d’un art du récit à la fois roué et intact.

(Il faudrait ici compliquer davantage, et voir de près comment, dans le même mouvement où ils résistent ensemble aux assauts de la folie et de l’extase, le moi et le récit ne cessent de conspirer l’un contre l’autre, le premier s’imaginant maîtriser le second quand il en dépend, et en procède de part en part. Mais on a promis d’aller vite).

Pour aller vite, donc, Yoga est un récit dont le sujet est la méditation et la dépression, mais dont la possibilité comme récit suppose que le sujet s’excepte, si peu que ce soit, de la méditation et de la dépression – et trouve dans cette exception la force de leur survivre. Et pour la même raison, Yoga est un récit dont l’auteur va expliquant, de plateau en entretien, que la méditation et la dépression, lui, il connaît – quand, et sans sous-estimer en rien l’application qui fut la sienne ni les tourments qu’il dut endurer, leur méconnaissance seule lui permit de les traverser, d’en revenir.

Cela, Emmanuel Carrère l’ignore – et le livre le sait.

CQFD.


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