La notion de biopolitique, telle que Foucault l’entendait, est-elle utile pour analyser la crise actuelle ? Tentative de mettre en ordre les questions.
Pour les lecteurs des pages qui, sous le titre « Droit de mort et pouvoir sur la vie » clôturaient en 1976 La Volonté de savoir, convoquer aujourd’hui le concept de biopolitique semble d’abord relever d’une évidence un peu troublante : que “les procédés de pouvoir et de savoir prennent en compte les processus de la vie et entreprennent de les modifier et de les contrôler” ne caractérise plus seulement la modernité occidentale, comme Foucault le soutenait alors. Cette entreprise s’élargit aux dimensions d’un effort mondial, dont le confinement de trois milliards d’individus offre la sidérante traduction.
De même, lorsqu’ils s’entraînent à la distanciation sociale de manière à “aplatir la courbe” des contaminations et éviter la saturation des hôpitaux, les citoyens se familiarisent avec une idée foucaldienne : une épidémie ne relève pas seulement de la fatalité naturelle, elle implique un certain ratio entre le taux de prévalence de la maladie à un instant donné et les capacités d’accueil du système de soins ; en d’autres termes, sa gravité est une construction sociale, ce qui ne retire rien à sa sinistre réalité. L’ampleur qu’elle a prise, irréductible aux seules données biologiques, ne prend sens que dans sa relation avec un ensemble d’institutions et de pratiques qui, par l’impuissance où elles sont d’en absorber le choc, lui confèrent son allure proprement catastrophique : la réalité de cette épidémie n’a pas la densité d’une chose, mais la consistance d’un rapport, ou d’une disproportion, entre l’événement et les structures (sanitaires, politiques, économiques, etc) où il s’inscrit. Quelques envolées lyriques voient ces jours-ci dans l’émergence du coronavirus l’expression d’une Nature rappelant à la modestie notre hubris trop humaine, quitte à tenir pour négligeables les victimes que la maladie sème sur son passage, comme on enjamberait des brancards pour se hisser à la tribune. Avoir lu Foucault permet au contraire de se rappeler qu’il ne faut perdre de vue ni l’étoffe historique et sociale de cette pandémie, ni la morsure intolérable qu’elle imprime sur les corps.
Passées ces évidences toutefois, les choses sont un peu plus compliquées. D’abord, l’usage des mots de biopolitique ou de biopouvoir est dans les écrits de Foucault particulièrement labile ; ce sont des balises pour une recherche en cours. C’est aussi leur richesse : à un moment où chacun semble préoccupé de chercher dans le présent la confirmation d’une théorie antécédente, le caractère lacunaire et partiellement contradictoire des remarques de Foucault sur le sujet ont peut-être le mérite de donner à réfléchir sans refermer le jeu – conformément à l’idée, énoncée dans l’un de ses cours au Collège de France, que face à l’événement cette pensée ne fournit des « instruments localement utilisables qu’à la condition, justement, que l’unité théorique du discours soit comme suspendue, en tout cas découpée, tiraillée, mise en charpie ». il me semble ainsi que l’on pourrait convoquer quatre versions de l’idée de biopolitique, pour tracer dans le présent quatre sillons d’analyse.
En parlant de biopouvoir, Foucault tend à soutenir que l’exercice du pouvoir s’est, dans la modernité, progressivement coulé dans le discours médical du normal et du pathologique, qu’il a infusé au travers d’institutions sanitaires jusqu’à réaliser une forme de maillage serré du corps social, scruté dans sa démographie, ses besoins et caractéristiques biologiques. Faut-il voir dans la situation actuelle une confirmation de ces thèses ? En réalité, et quelle que soit l’ampleur des moyens mobilisés, les mailles de ce filet apparaissent plutôt lâches : la disparité entre des systèmes de santé publique parfois laissés en deshérence, le peu de compte fait des avertissements épidémiologiques ou des recommandations de l’OMS témoignent moins de l’irrésistible progression de la rationalité biomédicale que de son caractère fragmentaire, interférant avec de multiples considération en fonction d’agendas politiques variables. De ce télescopage, le conseil des ministres exceptionnel du 29 février dernier fournit un ironique symbole : s’y glissa, dans l’ordre du jour consacré au coronavirus, l’autorisation du recours au 49-3 pour couper court au débat sur les retraites… C’était là une autre question, relevant certes de plein droit du pouvoir sur le vivant (en lien avec la pyramide des âges et l’allongement de l’espérance de vie), mais fort éloignée du souci de répondre rationnellement à l’extension de l’épidémie, et il n’est pas impossible qu’à ce jeu, une biopolitique ait chassé l’autre. A l’image d’un biopouvoir étendant irrésistiblement sa logique aux différents domaines de la vie collective (image à laquelle on réduit parfois la leçon de Foucault) les événements internationaux en cours opposent un buissonnement d’options, de variantes, de dilemmes et de ratés inhérents à l’entreprise de gouverner la vie.
De sa lecture de Foucault, l’anthropologue Didier Fassin tire une leçon différente : si la vie n’est pas toujours l’objet d’insidieuses stratégies normalisatrices (leur efficacité tarde ces jours-ci à se manifester !), l’idée que la vie doit être protégée s’est imposée, elle, comme un argument-maître : cet impératif l’emporte sur beaucoup d’autres normes, et ne pas en tenir compte est devenu politiquement très difficile à assumer. Or, cette “bio-légitimité”, terme que Fassin préfère à celui de biopolitique (par exemple ici), joue un rôle essentiel dans le moment présent : car si l’on peut à bon droit dénoncer le décalage entre les paroles et les actes, les ambitions et les moyens, force est de constater qu’à l’échelle planétaire l’impératif de protection a pris le pas sur la préservation de la machine économique là où, s’agissant d’une maladie dont la létalité concerne d’abord les plus vulnérables, les cyniques à d’autres époques en auraient peut-être fait peu de cas. Il est d’ailleurs significatif qu’à l’exception tapageuse de Jair Bolsonaro, les pays refusant le confinement se justifient au nom de “l’immunité collective”, ou que Donald Trump explique que bloquer l’économie “ferait plus de morts” que le COVID-19 : c’est encore au nom de la vie qu’ils tentent ainsi d’argumenter leurs choix. Autrement dit, on assiste à une forme de conflit des interprétations mondial sur la protection de la vie, conflit dont les effets économiques et géopolitiques sont massifs, et c’est un événement biopolitique.
On ne perdra pas de vue pour autant que ce souci de préservation est, sur son autre face, traversé par une hiérarchie discrète et implacable des vies qui comptent : hiérarchie où les travailleurs manuels sont conviés à retourner sur les chantiers lorsque d’autres télétravaillent et où réfugiés, précaires, mineurs isolés ou sans-domicile fixe se retrouvent littéralement enfermés dehors. La contradiction patente de ces deux modes d’évaluation ne relève pas exactement de l’hypocrisie : elle définit plutôt le régime d’une sensibilité clivée dont les deux versants se développent chacun pour leur compte, circonscrivant à leur jointure un espace d’aveuglement collectif, sur le mode du « je sais bien, mais quand même ». Mais cette contradiction esquisse aussi l’espace d’une conflictualité politique : l’exigence d’une préservation inconditionnelle des vies peut, ou devrait pouvoir, être retournée contre la hiérarchie et la précarité différentielle auxquelles les institutions les soumettent.
Si Foucault paraît dans certains de ses textes redouter un “gouvernement des médecins” (comme Montesquieu s’inquiétait du gouvernement des juges), c’est pour mieux appeler à faire des enjeux médicaux l’objet de contestations, d’appropriations, en bref de débat politique. A cet égard, l’épidémie de VIH-SIDA, dont Foucault lui-même fut la victime, hérita de la question qu’il avait posée : les malades y devinrent acteurs, militants, réformateurs sociaux jusqu’à s’engager activement dans la discussion sur les protocoles thérapeutiques ou les orientations de la recherche dans un dialogue tendu et fécond avec les institutions ou les laboratoires. Poser la question biopolitique aujourd’hui, ce serait se demander comment se configure à nouveaux frais cette confrontation, et quels en sont les sujets politiques : au registre de la guerre (qui invite à lire le moment au prisme de la souveraineté, et d’un corps social unanime sous l’autorité de son chef) s’opposent d’autres constructions possibles. Le caractère diffus de l’épidémie et la soudaineté de ses symptômes compliquent la nécessaire émergence d’une voix des malades, comme cela avait été le cas avec le SIDA, là même où la situation exigerait une la co-construction des réponses thérapeutiques avec les personnes touchées ; il faut saluer sur ce point le remarquable travail effectué par l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament initié par d’anciens membres d’Act Up Paris, signe de l’importance que peut revêtir, d’une épidémie l’autre, la transmission d’un héritage théorique et militant. Dans le même temps, la prise de parole des soignants longtemps ignorés et revendiquant d’avoir leur mot à dire sur l’état du système hospitalier ou les stratégies de dépistage est une raison, par temps d’épidémie, de ne pas désespérer de la vitalité démocratique. A dire le vrai, l’un des enjeux du moment pourrait d’ailleurs être formulé ainsi : dans quelle proportion l’autorité médicale va-t-elle se trouver enrôlée, de façon somme toute traditionnelle, dans la verticalité du gouvernement des corps, ou rejoindre au contraire les aspirations critiques d’une partie de la société avec laquelle elle partage au quotidien difficultés, aspirations et empêchements à agir ?
Décrivant dans Surveiller et punir le quadrillage urbain quartier par quartier, maison par maison, prévu par les règlements du XVIIe siècle en cas d’épidémie de peste, Foucault y voit la matrice des techniques par lesquelles la modernité a ensuite entrepris de discipliner la société tout entière, de l’école à l’armée ou à l’usine. “Biopolitique” s’entend ainsi au sens d’un héritage : inventées pour affronter le péril et la maladie, certaines formes de régulation sociale tendent fâcheusement à faire ensuite leur nid dans les codes juridiques et les procédures administratives. A cet égard, l’obéissance à laquelle les sociétés consentent en échange de leur protection, voire la demande d’autorité qu’elles expriment rêvant parfois tout haut d’une stratégie à la chinoise pour endiguer la pandémie n’ont guère de raison de rassurer. Si l’on songe au nombre de dispositions des lois antiterroristes transcrites, depuis 2015, dans le droit commun et parfois effectivement mises en oeuvre (telles les assignations à résidence) pour réprimer diverses formes d’expression politique, on peut s’inquiéter de ce que seront, pour les libertés publiques, les séquelles biopolitiques de cette épidémie. Alors que l’acceptation sociale du resserrement sécuritaire était en voie d’être remise en cause, comme le montrait la colère grandissante face aux violences policières, la question est aussi de savoir dans quelle mesure la crise rechargera le consentement ou au contraire l’allergie collective aux lois autoritaires.