Première publication : Vacarme n°48, juin 2009.
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Sur : Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique: impartialité, réflexivité, proximité, Seuil, 2008.
Il y a deux ambiguïtés du progressisme. La première touche à son objet : parce que le progressiste s’efforce de démontrer que l’amélioration qu’il prône est, en fait, déjà à l’oeuvre dans le réel, mais ne cesse pour autant de requérir notre résolution et nos efforts, il doit à la fois expliquer pourquoi le nécessaire ne se fait pas tout seul, et réintégrer dans le paysage les éléments qui incitent à moins d’optimisme. En un sens, peu importe : cette ambiguïté-là donne de l’élan ; elle situe la tâche à venir dans le prolongement direct des transformations du présent, et convertit les obstacles en épreuves. La seconde ambiguïté, d’allure différente, touche à l’adresse : le progressiste entend se tourner vers ceux qui, aujourd’hui, par leur position et le pouvoir dont ils disposent, sont susceptibles de précipiter les changements qu’il appelle de ses voeux ; il tend du coup à conférer à ces premiers destinataires le rôle d’acteurs décisifs dans le tableau d’ensemble qu’il trace (comme on ménageait, dans l’image pieuse ou le vitrail, une place au donateur en prière). Ainsi Kant, adressant à Frédéric II son Idée d’une histoire universelle, et soucieux de souligner la contribution d’un monarque éclairé à l’advenue du règne des fins, devait infléchir d’autant la description de ce dernier : il fallait bien que dans ce règne, il y ait encore les princes… Or d’une ambiguïté l’autre, un embarras survient : s’il faut ici expliquer que l’avenir est déjà en germe dans l’actuel, mais là s’adresser à celles et ceux qui, au présent, s’estiment en charge de l’avenir, l’élan se complique d’un délai, et le souci d’être entendu du risque d’oublier ce qu’on cherchait à dire. Aussi le progressisme est-il un perpétuel effort, non dénué de courage, pour échapper au mouvement sur place et à la menace de revenir au même : pour conjurer l’immobilité, index tendu, de sa propre statue de jardin public.
Le dernier ouvrage de Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique — impartialité, réflexivité, proximité, est exemplaire et de cet effort, et de cette difficulté. Sous son allure sage, ponctuée de distinctions didactiques (il faudra y revenir), perce le souci de donner à la fois leur chance et leur mesure aux transformations de l’ordre démocratique ; si son appel à assumer et amplifier le mouvement ne convainc qu’à moitié, ce n’est certes pas par tiédeur. Cela tiendrait plutôt à ce que le décentrement de la démocratie, dont l’ouvrage fait son objet central, se voit contrebattu du côté de l’adresse, tant apparaît restreint le cercle des destinataires que cet éloge de la citoyenneté ouverte trace comme son vis-à-vis. Pour le dire autrement, le problème vient de ce qu’esquissée par le livre, la silhouette des maîtres d’oeuvre idéaux du renouvellement démocratique ressemble à s’y méprendre à celle des acteurs gouvernementaux qui, aujourd’hui, paraissent ne guère tenir à pareille transformation. Or, peut-on faire boire un Prince qui n’a pas soif ? La notion de « participation » vient nommer, dans le livre, le vif de cette contradiction : à la fois incarnation de cette « démocratie d’appropriation » dont Rosanvallon entend déceler l’émergence, et pratique gestionnaire adjointe au répertoire des gouvernants d’aujourd’hui, au risque de n’y rencontrer personne. Précisons.
L’analyse de Rosanvallon se propose d’abord d’inverser un diagnostic communément reçu : selon ce diagnostic, dans l’affaiblissement de la légitimité reconnue aux gouvernants, il faudrait voir la marque d’une désaffection vis-à-vis de la vie politique, sorte de désintérêt ingrat de la part d’individus devenus incapables, à force de démocratie, de reconnaître ce que la liberté privée dont ils jouissent doit à l’existence d’une puissance publique incarnée dans une administration et un corps de représentants. Cette thèse de{}la « démocratie contre elle-même » dont Marcel Gauchet s’est fait le principal défenseur articule, d’ordinaire, le constat d’une désaffection populaire, écho d’une société d’individus, et celui d’un émiettement politique, du côté d’instances gouvernementales reconverties en une constellation de simples prestataires de services.
L’advenue, décrite par Rosanvallon, d’un « nouveau monde de la particularité » semble d’abord se situer dans le droit fil de cette analyse : elle souligne, à son tour, les mutations politiques nées de l’individualisation indéfinie des formes de la consommation, de la production, des réseaux sociaux. Elle y décèle le foyer de revendications minoritaires, rétives à se laisser enclore dans le rituel du vote. Cette description conduit toutefois à des conclusions inédites : d’une part, si l’élection et la fonction publique n’apparaissent plus comme garantes de la légitimité, ce n’est pas que le sens de l’intérêt général fasse désormais défaut ; c’est au contraire parce qu’il excède aujourd’hui ces formes particulières, historiquement liées à une société de masse, formes à la fois étroites et figées vis-à-vis des diverses manières de parler et d’agir « au nom de la société » que les citoyens reconnaissent, auxquelles ils aspirent et qu’ils entendent d’abord juger à l’usage. D’autre part, dans la multiplication des instances administratives, juridiques, expertes, consultatives, qui font cercle autour du pouvoir électif et tendent à se détacher du modèle organique de l’État, il ne faut pas voir le signe d’un affaissement et le vecteur d’une illisibilité vouée à renforcer la défiance populaire, mais une palette de réponses possibles à une « demande de généralité » devenue elle-même plurielle et refusant de se limiter à glisser, de temps à autres, un bulletin dans l’urne. Si les exigences populaires et les changements institutionnels conspirent dans les démocraties contemporaines, c’est en vue de leur intensification conjointe, processus qu’indiqueraient en creux la crise de la représentation ou celle de l’État.
Esquissée par le livre, la silhouette des maîtres d’oeuvre idéaux du renouvellement démocratique ressemble beaucoup à celle des acteurs gouvernementaux qui, aujourd’hui, paraissent ne guère tenir à pareille transformation.
Une telle réévaluation de la démocratie impose plusieurs tâches, qui donnent sa structure à La légitimité démocratique. 1/ Distinguer, d’abord, entre trois formes de légitimité : « impartialité, réflexivité, proximité » nomment ici trois modalités possibles et irréductibles du souci de la généralité sociale, trois manières pour le pouvoir de se rendre raisonnablement acceptable — par le détachement vis-à-vis des intérêts particuliers ; par l’aptitude à se donner des instances de contrôle ; par la capacité à considérer la multiplicité des situations. 2/ Articuler, ensuite, ces exigences différenciées dans un ordre démocratique d’ensemble, selon une structure que Rosanvallon présente comme essentiellement duale : parce que les conditions de la légitimité se sont multipliées, l’ordre démocratique à venir devra relier les institutions électorales-représentatives, incarnant à la fois la part décisionnelle et conflictuelle du politique, avec les formes d’une « démocratie indirecte », chargée d’un travail de justification propre à produire le consensus. 3/ Ajuster, enfin, les mutations de la légitimité et les innovations, ou réactivations, institutionnelles qui leur sont contemporaines — ajuster l’impératif d’impartialité avec le travail des autorités administratives indépendantes ; ajuster l’impératif de réflexivité avec le contrôle de constitutionnalité ; ajuster l’impératif de proximité avec la nécessaire transformation de l’action des gouvernants, que la position d’élus de la Nation ne dispense plus de manifester, dans la conduite de leur action, une attention à la diversité des situations dont ils ont la charge. Pour Rosanvallon, les élus se doivent aujourd’hui d’être non seulement représentants de tous, mais proches de chacun.
Deux modes de la démocratie, sous lesquels s’ordonnent trois jeux d’exigences et d’institutions : la symétrie du tableau semble sans faille. En fait, elle se trouve subtilement biaisée, tant les considérations liées à la nouvelle proximité requise des gouvernants occupent, depuis le côté du triptyque qui est le leur, une position stratégique. Pour plusieurs raisons. Premièrement, comme on l’a vu, Rosanvallon a insisté du départ sur l’avènement d’un « nouveau monde de la particularité » ; à cet avènement, l’exigence d’un gouvernement au proche et d’une « immersion radicale dans le concret du monde » fait donc directement écho, là où les autres transformations institutionnelles n’en constituaient en quelque sorte que les conditions préparatoires (p. 290).
Deuxièmement, l’exigence (posée dès l’introduction) d’une conception « hybride » de la légitimité, débordant les seuls aspects formels des institutions pour prendre en compte la façon dont celles-ci conquièrent la confiance « à l’usage », ne trouve véritablement de prolongement que dans la section consacrée à l’exigence nouvelle de proximité : c’est là, par exemple, que Rosanvallon revient sur la notion d’équité procédurale, soulignant que la manière dont la police ou la justice opèrent est aussi décisive que le contenu de leurs actions ou de leurs décisions. Or, troisièmement, cette extrême sensibilité politique des façons de faire ne laisse pas d’être tout aussi décisive pour les autres dimensions du nouvel ordre démocratique : s’agissant par exemple des cours constitutionnelles, institutions « réflexives », Rosanvallon note que leur devenir est encore foncièrement ambigu, tant elles peuvent aller, à la façon libérale, vers « un accroissement de la puissance du droit destiné à limiter et à encadrer l’expression de la souveraineté populaire », ou vers « un instrument de réduction de la marge de manoeuvre des gouvernants, donc une forme d’accroissement du contrôle social sur les représentants » (p. 24). En d’autres termes, tout est question d’usage — mais de l’usage, il n’est véritablement question qu’à propos de la nouvelle attitude gouvernementale. Les pages consacrées à la proximité sont donc à la fois écho de la transformation cardinale de notre société, laboratoire théorique d’une « démocratie des conduites » appelée à redoubler, en sciences politiques, l’approche institutionnelle, et pierre de touche de l’adéquation de tous les nouveaux dispositifs démocratiques, de leur aptitude à satisfaire effectivement à leurs horizons de légitimité respectifs. Ces pages décentrées sont discrètement centrales.
Tout est question d’usage — mais de l’usage, il n’est véritablement question qu’à propos de la nouvelle attitude gouvernementale.
Ce déplacement n’est pas sans conséquence : il introduit, dans la problématique, comme un nouveau resserrement. Au départ, c’est l’ouverture des exigences démocratiques au-delà de la seule identification élective aux représentants qui nécessitait de s’intéresser au fonctionnement des institutions, à la manière dont les citoyens pouvaient se les approprier ; finalement, cette approche dynamique et processuelle de la démocratie ne trouve de lieu propre que dans la considération de l’activité des gouvernants, et dans l’appel à la constitution d’un nouvel art de gouverner, déroulé à la façon d’une liste de qualités — « présence, attention, empathie, compassion » ; « être accessibles, réceptifs, en situation d’écoute » (p. 269). Le texte accomplit ainsi comme un aller-retour, où l’intérêt affiché pour les pratiques n’échappe à la centralité d’une lecture institutionnelle que pour revenir vers un portrait du gouvernant démocratique : « revient le temps des miroirs des princes » (p. 289). De manière frappante, intervient ici tout un ensemble de catégories (gouvernementalité, conduites, pratiques), catégories dont l’enjeu est, ailleurs, de déplacer l’attention de la figure du gouvernant vers la pluralité des lieux et jeux du pouvoir ; catégories, pourtant, rapatriées par Rosanvallon vers une pensée de l’action gouvernementale essentiellement limitée à tracer le profil idéal de ceux qui sont aux affaires. La notion de « gouvernement » n’est ici arrachée à sa signification ordinaire (le pouvoir exécutif) que pour être rabattue sur l’identité et les vertus de celui ou celle qui gouverne.
Ce rabattement, on l’a suggéré, n’est pas sans rapport avec l’adresse de l’ouvrage — avec les destinataires politiques, effectifs ou rêvés, de cet appel à la transformation des pratiques. Pour autant, l’adoption de cette perspective entraîne dans l’analyse elle-même des effets de plusieurs ordres. On notera tout d’abord qu’elle se paie d’une relative abstraction lorsqu’il s’agit d’examiner ce qui, dans le vif des dispositifs gouvernementaux et administratifs, bien au-delà ou en deçà de l’attitude des élus, peut faire obstacle aux aspirations démocratiques : affirmer que « les pratiques quotidiennes du pouvoir n’ont guère changé » et « sont restées celles du temps des arcana imperii » du xviie siècle (p. 287), suppose d’assimiler implicitement le pouvoir aux seuls faits et gestes du prince, posés comme anhistoriques, là où l’ordinaire de nos démocraties se joue souvent entre guichet, préfecture et cour de justice, tous lieux où les manières d’exercer le pouvoir ne sont pas exactement superposables à celles de l’âge classique, et où un examen précis de leurs transformations historiques peut s’avérer décisif.
On soulignera d’autre part que, d’être ressaisi d’abord à travers le prisme de l’attitude du gouvernant, le motif de la proximité semble affecté d’une oscillation assez paradoxale : s’il exhorte le gouvernant nouveau à adjoindre à la représentation une dimension de « présence », Rosanvallon module immédiatement cette présence dans le registre de « l’empathie, de la compassion » (p. 294), autrement dit d’une présence essentiellement représentée, où la mise en scène de la sympathie vient « valider la détresse singulière » des victimes. Devenant variation sur le thème de la représentation de soi, la « politique de présence » échoue alors à se porter au niveau, annoncé, d’un art de gouverner, si par là on entend une mise en forme embrassant indivis, non seulement les apparences extérieures, mais bien l’action et les choix politiques eux-mêmes : l’invocation assez vague du lien entre présence et action (« la présence ne fait pleinement sens démocratique que si elle se lie dans le temps à une stratégie d’édification d’une cité plus juste », p. 315) suggère surtout que l’on ne saurait mélanger les genres, et renvoie de manière fort classique la proximité affichée à une fonction d’accompagnement de la politique sérieuse, dont la stratégie et les fins ne sont ici guère interrogées.
Des « miroirs du prince », au gouvernant comme miroir : cette restriction des ambitions initiales, cette façon de replier sur la seule conduite de l’élu le souci de procédures adéquates au nouvel univers social, conduit surtout Rosanvallon à achopper sur ce qui devrait constituer le coeur d’une « démocratie des conduites », c’est-à-dire le partage de la décision politique. Est-ce parce que face à un miroir, on est forcément seul ? Toujours est-il que les pages consacrées à la « démocratie d’interaction » et à la démarche participative apparaissent, dans un ouvrage dont la conclusion s’intitule « pour une démocratie d’appropriation », singulièrement brèves et empruntées. L’appel à produire les institutions adéquates à combler l’écart entre pouvoir et société (telle une « commission publique, enzyme de l’interaction », p. 340), est en quelque sorte enchâssé entre deux séries d’analyses également frustrantes — les unes, établissant comment le thème de la participation a en quelque sorte revu à la baisse le rêve d’une réappropriation sociale de la politique, ramenant celle-ci à une échelle locale et consultative ; les autres soulignant combien, d’être impulsées par les autorités gouvernantes elles-mêmes, les expériences participatives tendent régulièrement à « fonctionnaliser les formes de cette démocratie pour en faire un simple instrument de gestion » (p. 342). On ne voit pas ici à quelles conditions la participation pourrait effectivement remédier à cette autre forme « d’appropriation » démocratique qui consiste, chez les gouvernants, à confondre confrontation et pédagogie, décision commune et séance d’information. Or, la lucidité du livre tient ici à sa manière de redoubler, dans sa structure même, l’embarras dont il témoigne : car si ces pages sur la participation sont aussi décevantes, c’est peut-être d’intervenir elles-mêmes dans une perspective théorique où le décentrement du pouvoir est pensé du seul point de vue de gouvernants et d’élus travaillant à se décentrer eux-mêmes — à se « mettre à l’écoute », ce qui n’est pas toujours la meilleure manière d’entendre.
Les pages consacrées à la « démocratie d’interaction » et à la démarche participative apparaissent, pour un pareil ouvrage, singulièrement brèves et empruntées.
La trace d’une autre approche, il est vrai, affleure à l’occasion — ainsi, dans telle page mentionnant, au titre des formes de la proximité, un « militantisme de la présence » (« se multiplient les interventions dans l’espace public qui visent, par exemple, à afficher la proximité avec un écolier fils d’immigré clandestin menacé de reconduite à la frontière, ou un groupe de personnes licenciées », p. 301). L’incise est toutefois très vite interrompue : « c’est cependant surtout vers l’action des gouvernants que nous avons à nous tourner ici ». C’est que, parmi les distinctions qui organisent le panorama proposé par Rosanvallon, l’une demeure à la fois essentielle et invisible, comme prise dans la reliure : celle qui consiste à distribuer selon deux ouvrages distincts l’étude des mutations de l’action citoyenne (La Contre-démocratie. La Politique à l’âge de la défiance, 2006), et celle des transformations du jeu démocratique. Première partie, deuxième partie ; ici les manifestations de la défiance, là les formes institutionnelles et gouvernementales de la confiance. Ce partage-là, et cette façon de supposer chez les seuls gouvernants une capacité constructive, condamnent peut-être, sous la bannière de l’appropriation démocratique, à manquer régulièrement l’invention des formes de la participation contemporaine.
Mathieu Potte-Bonneville