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Trois mots pour Saint Omer

Alice Diop, Saint Omer, 2022.

Alice Diop, Saint Omer, 2022.

Ex Cathedra. — Le film d’Alice Diop est pris entre deux dramaturgies : celle de l’université, où dans la scène d’ouverture Rama (Kayije Kagame, qui pour la durée du film sera notre unique témoin, comme notre unique visage) prononce un cours de lettres et cite Marguerite Duras ; celle du tribunal, où Laurence Coly (Guslagie Malanda) est jugée pour avoir noyé, ou laissé se noyer, sa fille sur la plage de Berck-sur-mer un soir de novembre. De la chaire du plus bel amphithéâtre de Sciences-po au box de la cour d’assises, de Paris à Saint-Omer – la première scène donne sur l’autre comme un balcon depuis lequel on affirme souverainement que désormais c’est à cette hauteur-là qu’on entend se faire entendre (Le Figaro qui s’est fendu d’une critique raciste et vipérine ne s’y est pas trompé) ; mais la seconde tend à la première le miroir de ses boiseries lustrées, rappelle que pour les personnes minorisées il n’y a qu’un pas de la tribune au tribunal où la mère de l’accusée d’ailleurs n’est pas loin de puiser une forme de reconnaissance paradoxale, achetant tous les journaux qui parlent de l’affaire comme on fouillerait le désastre pour y glaner les traces d’une ascension. Ainsi Saint Omer est-il entièrement tendu entre la revendication légitime d’un droit au regard, au savoir, à la littérature même parce qu’il en va de l’égalité, et parce que ceux-ci seuls peuvent dire l’immense douleur ; et l’expérience nue de se tenir face au droit, au regard, au savoir, d’être comme on dit « renvoyée » aux assises par le jeu imployable d’une fatalité sociale. Ainsi, et pour cette raison même, le film est-il parcouru par le double souci de décrire au plus juste la violence qu’il y a à se tenir devant la loi (celle-ci fût-elle servie par Valérie Dréville, la plus empathique des juges), et par une impressionnante confiance dans la procédure judiciaire (celle-ci fût-elle scandée par Robert Cantarella, en procureur brutal) : de même que, dans Nous, elle faisait luire au-dessus d’une Seine Saint-Denis par ailleurs morcelée les feux d’artifice républicains d’un quatorze juillet, avec ce même refus obstiné d’entendre qu’en matière d’égalité les choses ne sont pas ce qu’elles sont, Alice Diop installe ici sa caméra dans un tribunal de province trop petit pour le crime dont il traite, elle lui confie la matrice même du protocole cinématographique, y érige la scène où la justice humaine est commise à se mesurer à ce qui l’excède, faire rempart contre la haine et les femmes tondues, aider à ce qu’advienne une vérité qui vaille apaisement. Double mouvement donc, en chiasme : mettre à nu les dures assignations que les institutions exercent, relaient, recouvrent ; mais d’un même trait croire aux institutions plus qu’elles n’y croient elles-même, prendre au sérieux leur mission au-delà de ce qu’elles promettent, désarmer leurs faux-semblants par la littéralité de l’image. L’espace politique du film trouve son volume entre ce qu’il faudrait nommer deux décisions critiques s’il n’y avait là, plutôt que des choix, l’effet d’une même disconvenance, d’un ébranlement et d’une confrontation qui trouble les ordres institués, les ouvre l’un sur l’autre, littéralement les prend aux mots : celle d’un corps trop noir qui monte en chaire pour dire le haut langage, celle d’une parole trop savante et précise dans son vertige pour la femme noire qui se tient dans le box des accusés.

Il faut le taire. — De nombreux dialogues du film d’Alice Diop sont tirés verbatim des minutes du procès ; j’ignorais lors de la projection que c’était également le cas de cet échange saisissant où une universitaire appelée à la barre rapporte que l’accusée aurait prétendu écrire une thèse sur Wittgenstein et s’étonne au passage qu’elle n’ait pas choisi un philosophe « plus proche de sa culture africaine » (rare moment où la caméra s’autorise un mouvement de légère répugnance). Voir surgir au cœur de ce film le nom de Ludwig Wittgenstein est d’une justesse presque douloureuse ; car si la dernière proposition du Tractatus logico-philosophicus, « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » parait pointer directement vers l’ineffable du crime, il faut ici se souvenir que l’inexprimable n’est pas chez le philosophe autrichien un au-delà substantiel, trop haut ou trop profond pour ce que nos mots peuvent dire. Ce qui est ineffable, d’abord, c’est la structure du langage, et la façon dont elle s’ajuste à la distribution des états de choses : qu’il y ait des mots, qu’il y ait face à eux un monde à dire et qu’ils trouvent à se correspondre, telle est la condition de tout discours sensé, condition que nous ne pouvons pourtant expliciter faute d’un langage de second rang qui trouverait à les surplomber – il y a pour Wittgenstein une profonde inanité dans toute tentative pour porter, sur ce qui ancre notre langage dans l’être, une parole de commentaire. Ainsi dans le Tractatus le silence ne commence pas où la parole cesse, mais court comme une doublure le long de chacune de nos phrases ; or de même, si un silence insiste bel et bien dans chaque dialogue de Saint Omer, dans chaque propos de l’accusée, il tient moins à la rareté de ses paroles qu’à leur opacité de pierre lisse, moins à ce qu’elles dissimulent qu’à leur absence de secret, comme si l’essentiel ne tenait pas au silence qu’elle garde, mais au silence qu’elle est. Par-delà ce qui se dit, écrit Wittgenstein, s’ouvre le domaine de ce qui se montre (« il y a assurément de l’inexprimable ; celui-ci se montre… ») : ne demeurent alors que les regards et les visages – celui, surtout, de Rama, et nous la regardons écouter comme penchés au bord de l’abîme.

Si j’étais vous. — Je me souviens que dans l’un de ses cours au Collège de France, Jacques Bouveresse s’était emporté contre l’expression « si j’étais vous » : « si j’étais vous », fulminait-il, cela veut dire « si j’avais vos problèmes et mes solutions », comme s’il était jamais possible de dissocier les uns des autres et de visser ainsi un bout de votre subjectivité sur celle du voisin. Bien sûr, le cinéma et les formes d’identification qu’il a promues dans son histoire ne relèvent pas d’un tel bricolage hâtif : il s’est agi, au contraire, de permettre au spectateur d’épouser tour ou à tour vis-à-vis des personnages leurs problèmes et leurs solutions ensemble, d’en éprouver l’infracassable unité, de circuler des uns aux autres jusqu’à reconnaître dans la consistance variée de leurs vies un trait commun de la condition humaine – générosité attentive et mobile dont le cinéma de Jean Renoir constitue sans doute la forme la plus belle et la plus aboutie. Mais il est d’autres films dont la leçon, différente, n’est pas moins nécessaire : tout aussi soucieux de la circulation des émotions, des perspectives, ils rappellent pourtant que celle-ci s’enlève sur le fond d’une insubstituabilité des horizons et des parcours, mettent un frein aux identifications spontanées comme un ami vous poserait la main sur le bras pour vous éviter de dire une bêtise (comme lorsque vous répondez distraitement à qui est malade, ou en rage, ou en deuil « j’imagine ce que tu dois ressentir » quand le soutenir suppose de reconnaître que vous ne sauriez l’imaginer). Ce n’est pas une leçon aimable, pour qui se sent dépositaire d’un droit indéfini de se mettre à la place de tout le monde, autrement dit pour qui n’a jamais fait l’expérience de la minorité (et il n’est guère étonnant à ce titre que depuis la sortie du film commentateurs et exégètes s’enhardissent s à refaire le match, à juger que la cinéaste aurait dû modifier la fin, etc – oubliant que céder au si j’étais vous marque aussi une défaite de la critique). Mais la délicatesse ferme avec laquelle Alice Diop, prenant son temps, me rappelle comme un préalable à l’échange que je ne suis ni femme, ni noire, et depuis ce lointain me permet d’approcher ce qui circule entre les visages de Laurence et Rama, ou les cellules chimériques qui naviguent entre les corps des mères et ceux de leurs filles, cette délicatesse-là porte une éthique de la rencontre et une esthétique du portrait

A ce propos, je me souviens que, dans son hostilité à la perspective renaissante, à l’espace homogène que celle-ci érigeait en invitant le regardeur à régner sur l’ordonnancement du visible, Sandro Boticelli silhouettait ses figures en recreusant légèrement leurs contours à la surface de la toile, de la pointe d’un stylet les détachait les unes des autres, fendait d’un rien de vide leurs présences réciproques.

Le style d’Alice Diop a quelque chose de ce stylet.


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